32. L’aquarium de la tentation

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Adèle

Quand Hélène m’entend lui demander de retenir l’ascenseur, sa tête vaut tout l’or du monde. Oui, je suis largement à l’heure. En avance, même ! Ça m'arrive, juré ! La ponctualité n’est clairement pas mon point fort, mais quand je passe une nuit agitée comme cette dernière, et si je ne vais pas me terrer dans le lit de James, j’ai suffisamment le temps pour anticiper. Et pour cogiter, aussi. Alors quoi de mieux que de réfléchir à mes prochains portraits ? L’une des joueuses de l’équipe de France de football a accepté que nous nous rencontrions dans un peu plus de deux semaines, et j’ai tellement hâte que je pourrais donner cette excuse pour l’insomnie de la nuit passée. Sauf que le seul fautif de mon manque de sommeil est le type du box d’à côté, sans doute déjà arrivé. Il me retourne le cerveau et je n’ai pas l’habitude. Je déteste cette sensation de ne pas savoir où j’en suis et ce que je dois faire. Normalement, les choses sont claires : un mec me plaît, on couche ensemble et basta. Au mieux, on se revoit deux ou trois fois parce que le sexe est bon, et je passe à autre chose. Là… Eliaz est mon collègue, nous bossons ensemble étroitement, à défaut de finir l’un contre l’autre dans un lit.

Je crois qu’il en a sincèrement autant envie que moi. Samedi soir… sur cette foutue terrasse… il était un livre ouvert pour moi. J’ai eu l’impression de voir défiler ses différentes interrogations dans ses yeux, tout comme les émotions qui le traversaient. Désir, incertitude, hésitation… Et ce baiser, nom de…

— T’as l’air crevée, glousse Hélène en interrompant mes pensées. Encore une nuit de folie ?

— Merci du compliment, mais c’est moins glorieux et moins jouissif. Nuit d’insomnie.

— T’es du genre à faire des insomnies, toi ?

— Faut pas croire, c’est pas parce que je suis folle, toujours souriante ou presque et que je vis dans un arc-en-ciel de couleurs que ma vie ressemble à celle des Bisounours.

— Tu as des soucis persos ? Tu veux en parler ?

— Tu as déjà été amoureuse, Hélène ?

Wow, je me choque moi-même. C’est sorti tout seul, ma règle des sept tours de langue dans la bouche avant de parler largement oubliée.

— Euh, oui, une fois… et j’y pense encore toujours avec nostalgie, pourquoi ? Tu t’es trouvé un mec qui te fait autant d’effet que ça ?

— Non, non… Enfin, je me demande ce que ça peut faire de l’être. Comment tu peux savoir si c’est de l’amour, en fait ? Parce qu’à part mes parents… Enfin, c’est étrange de dire qu’on aime quelqu’un, non ?

— Quand ça arrive, tu le sais, c’est tout. Tu penses que tu vas écrire quelque chose sur l’amour et les sites de rencontre ? Parce que là, avec l’écran qui s’interpose, c’est encore plus difficile de savoir. Mais il parait qu’il y a des gens qui sont capables d’aimer des personnes qu’ils ont rencontrées juste virtuellement.

Je marmonne un truc incompréhensible même pour moi alors que les portes de l’ascenseur s’ouvrent sur l’open space, me laissant tout le loisir d’observer le sujet principal de mes préoccupations. Parce qu’il est bien là, le problème. Eliaz me touche comme aucune de mes aventures ne m’a jamais ébranlée auparavant, et ça me fait flipper.

Les portes de l’ascenseur sont en train de se refermer lorsque je me décide enfin à sortir. Ce n’est qu’une fois arrivée devant mon box que je me rends compte que je n’ai salué personne, et le regard de Virginie, journaliste de la partie people du magazine, est fixé droit sur moi comme celui de deux ou trois autres personnes.

— Vous êtes tous des malpolis en fait, m’esclaffé-je. Si je ne vous dis pas bonjour, personne ne l’ouvre ! Salut la compagnie !

Allez, on se reprend, Adèle, ça suffit ! Je file faire le tour des bureaux pour saluer tout le monde, Véronique me regarde comme si j’étais un cochon volant parce que j’ai quinze minutes d’avance, Roc, le petit génie de l’informatique me demande si je dois être rebootée, tout roule !

Je perds de ma superbe en m’asseyant sur le rebord du bureau d’Eliaz comme j’en ai l’habitude d’ordinaire. Je fais quoi, maintenant ?

— Tu veux qu’on se voie à quelle heure pour bosser sur la suite ? lui demandé-je d’une voix moins assurée que d’ordinaire.

Je me filerais bien des baffes, là.

— Eh bien, dans une heure, si ça te va. Je finis une recherche et on peut se retrouver à l’aquarium si tu veux.

Il répond après avoir levé la tête vers moi, apprécié la vue, je dirais, mais son ton reste neutre et loin de tout ce qui peut être en train de faire la java en moi.

— OK, ça marche. Tu bosses sur quoi ?

— J’ai réussi à trouver une référence sur une thèse publiée au Canada sur les effets que peuvent avoir les SDR sur la confiance en soi. Je trouvais que ça pouvait être utile à notre article. Tu en penses quoi ?

OK, pour le coup, il a raison, il est pro, moi pas. Pourquoi il agit comme si rien ne s’était passé entre nous samedi soir ? Aucune sorte de gêne, pas d’interrogation, que dalle… Et moi j’ai dû dormir deux heures à tout casser cette nuit, putain. Trop injuste.

— Oui, bonne idée, en effet. D’acc, on se voit dans une heure alors, soufflé-je en quittant son box.

Je fouille dans mon sac à main à la recherche de mon porte-monnaie et en profite pour sortir le petit cadeau qu’il m’a fait et l’installer discrètement avant de filer à la machine à café. D’ailleurs, je m’installe sur la table haute à côté et bois mon café tranquillement en navigant sur les sites de rencontre, en répondant à mes prétendants. Je déteste passer mes journées derrière mon bureau, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, alors que j’ai vue direct sur le journaliste qui me retourne le cerveau.

Je me pointe dans l’aquarium avec cinq minutes de retard. C’est voulu, hors de question que j’accoure à ses pieds comme une petite nenette en chaleur. J’ai un café tout juste coulé dans la main, oups, je n’ai pas pensé à lui en prendre un… et je n’ai même pas mes notes. Les mains dans les poches, mode vilaine fille pas professionnelle.

— Tu as trouvé qui tu allais inviter pour le prochain rencard ? lui demandé-je en m’étendant plus que nécessaire sur mon siège.

— Je n’ai pas été très inspiré, j’avoue. J’ai quand même fait une présélection, je me disais que tu pouvais m’aider à choisir, si ça te va, me répond-il en me regardant avec une intensité qui me rappelle la nuit de ma fête d’anniversaire.

— OK, fais-moi voir les candidates !

Je me lève comme si j’avais le feu aux fesses et contourne la table pour me poster derrière lui. Je suis satisfaite de le voir se figer lorsque je me penche dans son dos, posant presque mon menton sur son épaule, pour observer les filles sur son ordinateur.

— Eh bien, je vois que tu les aimes blondes autant que moi j’aime les barbus… Je vais finir vexée, ris-je.

— Oh vraiment ? Vexée… mais, bafouille-t-il. Ces femmes, je ne les rencontre pas pour le plaisir, c’est juste le boulot. Je crois que… si j’étais vraiment en train de chercher l’amour de ma vie, je me concentrerais sur des femmes qui te ressemblent un peu plus, tu sais ?

Mon cœur fait un triple salto et je lui intime l’ordre de se calmer dans la seconde. Je m’emballe, c’est n’importe quoi.

— Ah oui ? Et pourquoi ? Une blonde mince ne mérite pas de trouver l’amour, c’est ça ? lui demandé-je posément.

— Non, ça n’a rien à voir. Tout le monde mérite de trouver l’amour si c’est ce qu’on cherche. Disons que depuis peu, c’est plus les brunettes qui me font de l’effet. Enfin, façon de parler. Je ne vois personne, tu sais…

Est-ce qu’il m’envoie un message, là ? Est-ce un petit appel du pied ? Bon sang, ça m’énerve de me poser tant de questions. D’un autre côté, les hommes sont généralement cash avec moi lorsqu’ils attendent quelque chose…

Je me laisse tomber sur la chaise à ses côtés et lui pointe du doigt le deuxième profil, l’air de rien, après m’être approchée suffisamment pour que nos cuisses se touchent.

— Celle-là, elle a l’air sympa et intéressée par autre chose que les sextos ?

— Laquelle ? me demande-t-il alors que je constate qu’il n’a pas levé ses yeux qui sont toujours dirigés vers nos jambes accolées.

— Je te répondrais bien la blonde, mais les trois le sont, mon Lapin, ris-je en attrapant son menton pour diriger son regard vers l’écran. Concentre-toi un peu, tu veux ?

Est-ce que je passe pour une fétichiste de la barbe si je dis que j’ai envie de lui caresser la joue encore et encore ? M’en fous…

— Désolé, Adèle, indique-t-il en me jetant un rapide coup d'œil et en rougissant. J’ai un peu de mal, ce matin… Tu crois qu’elle serait du genre à accepter le double rendez-vous qu’on veut essayer ? Ou alors, c’est juste que c’est celle que tu préfères et que tu vas essayer de charmer si ça ne colle pas avec ton barbu ?

— Si je te dis que j’ai choisi la plus moche des trois, tu m’en veux ? gloussé-je.

Il murmure un truc dans sa barbe que je ne parviens pas à saisir, toujours sans oser me regarder. J’avoue que sa timidité alors que je lui plais clairement est excitante. J’insiste pour savoir ce qu’il a chuchoté.

— Hein ? Tu sais que pour avoir une conversation, il faut parler d’une voix audible, mon Lapin ?

Il pousse un grand soupir avant de se tourner un peu vers moi et d’oser enfin affronter mon regard.

— Je disais que tu n’as aucun souci à te faire, aucune des trois ne t’arrive à la cheville… C’est tout et je suis désolé d’avoir autant de mal à rester pro quand tu es à côté de moi.

Je lui souris et dépose mon téléphone devant lui, toujours l’air de rien. Est-ce que ça me rassure de voir que je ne suis pas la seule à être déstabilisée ? Clairement, oui. Il ne faut pas, en revanche, que j’oublie que l’aquarium n’est pas appelé ainsi pour rien… et que tout le monde peut voir ce qu’on y fait. Parce que je pourrais clairement me jeter sur ses lèvres, là, tout de suite, maintenant.

— Tu choisis mon rencard dans les conversations de l’application ? Je ne discute qu’avec deux hommes, et honnêtement, ils m’ennuient profondément.

— Je ne peux pas te dire de prendre le barbu, se moque-t-il en regardant les deux profils, ils le sont tous les deux.

— C’est vrai… C’est mon péché mignon, je plaide coupable, ça vous donne tout de suite un côté plus mâle, viril. Et… entre nous, c’est aussi très excitant dans l’intimité et au contact des zones érogènes, soufflé-je, audacieuse.

— Ah oui ? bafouille-t-il en devenant rouge comme une écrevisse. J’imagine, oui… C’est bon à savoir… Tiens, prends celui-là, ajoute-t-il en essayant clairement de changer de sujet, c’est celui qui ne t’a pas encore parlé de tes seins… Je crois qu’il est moins mort de faim que l’autre… Quoique… Si tu aimes ça, tu peux prendre le premier…

— Va pour le deuxième. Je sais que mes seins sont sans doute l’attraction première, mais c’est agréable quand les gens ne voient pas que ça. Je te mets mal à l’aise ? lui demandé-je doucement.

— Euh… Joker. Je ne parlerai qu’en présence de mon avocat, dit-il en se relevant, révélant ainsi une magnifique bosse dans son pantalon ajusté.

— Hum… Je ne suis pas fan des plans à trois, dommage, le provoqué-je, satisfaite.

Pourquoi est-ce que je vais aussi loin, sérieux ? Oui, je l’avoue, je me sens un peu démunie face à tout ce que je ressens en sa présence. Donc… quitte à être mal, autant l’être à deux, non ? Je devrais avoir honte, surtout qu’en général, avec moi, il n’est pas aussi mal à l’aise. Il faut que je me calme et que j’arrête. Soyons honnêtes, la provoc est à double tranchant, possible que l’image de lui entre mes cuisses se soit incrustée dans mes rétines… Je joue avec le feu, il est passé où le “no zob in job” ?

— On se fait ça jeudi ou vendredi soir ? lui demandé-je alors qu’il est déjà presque arrivé à la porte.

— On fait quoi ? demande-t-il troublé, son regard une nouvelle fois irrémédiablement attiré vers le mien.

— Le rencard à quatre, Eliaz… Jeudi ou vendredi ?

— Ah oui… Jeudi soir, ça te va ? On pourrait aller dans un bar ? Comme ça, si c’est nul, ça ne finira pas trop tard.

— OK, tu m’envoies l’adresse du bar et on se tient au courant alors. A plus tard, mon Lapin ! souris-je en le dépassant pour filer à la machine à café.

Mission réussie… Et je me dis que le no zob in job n’aurait pas fait long feu si l’aquarium n’en était pas un. Je crois que je lui aurais sauté dessus pour le décoincer, même si j’avoue que son côté timide voire mal à l’aise m’excite pas mal.

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