La laine des moutons, c'est nous qui la tondons.
Nous avions un gros chantier qui nous attendait. La tonte. Jusqu'à présent, en tant qu'aide, mon rôle se cantonnait à regrouper les animaux, les attraper et les présenter au tondeur, qui, suivant la dextérité, achevait sa tâche entre trois et quinze minutes. Je connaissais les gestes par cœur et du haut de mes vingt-deux ans j'avais engrangé beaucoup de théorie, mais aucune pratique. Ce jour-là, j'étais décidé à vouloir épater Émile. Ce fut une catastrophe.
Ma première brebis s'échappa à peine avais-je eu le temps d'allumer ma tondeuse électrique. La seconde se cabra, me renversa, se remit sur ses pattes et me regarda en tapant du pied. La troisième fut coupée à maintes reprises sous le regard effrayé d'Émile. Massacre à la tondeuse ! Lorsqu'enfin j'achevai la quatrième après une bonne demi-heure de lutte, alors que lui relâchait sa vingtième, il voulut tout reprendre à zéro.
— E ben couillon, ol'é pas gagné. Regarde, bougre d'âne. Donne m'en une. Voilà. Ta bête doit être assise entre tes jambes. Elle ne doit pas bouger. J'ai les mains libres. Avant de commencer à tondre et de te précipiter pour mal faire, apprends à la contenir. Si elle penche à drète, ta jambe doit suivre. Si c'est de l'autre côté, fais-lui sentir qu'elle est en sécurité. Elle penche en avant ? Alors recule à petits pas tout en serrant les genoux. Elle se cabre ? Ne l'acache1 donc pas, relâche la tension et passe ta main sur son ventre. Tu vois ? Sans les mains bougre d'âne ! Un manchot pourrait le faire mieux que toi !
— Merci.
— Non c'est la vérité vraie. Toi ton problème, tu veux forcer, non pas la contenir mais la contraindre.
— Olé pas simple c't'affaire ! Je ris.
— C'est un métier mon gars, c'est un métier fi de garce2. Une fois que tu auras compris ça, ta brebis sera à moitié tondue. Apporte-m'en une autre et maintiens-la assise devant moi sans les mains.
— Ben, y'a pu qu'à ! lui criai-je avec amusement.
L'apprentissage de la contention fut facilité par mes dix-huit mois d'expérience parmi les ovins. À la différence près, qu'au lieu de leur tailler les ongles ou leur tirer le colostrum dans un biberon, il fallait utiliser ses mains libres pour couper la laine.
Inutile de développer la technique plus avant. Toujours est-il que grâce aux mots simples de Émile Seine, j'avais retenu la leçon tant et si bien que deux ans plus tard, je pouvais m'enorgueillir de tondre des brebis Berrichone du Cher, des pieds à la tête en trente secondes chrono, chez monsieur Lainé à Bourges et battre mon record de vitesse chez Monsieur Ydier à Montmorillon avec trois cent vingt brebis charmoises rasées de près en huit heures de travail. En 2016, juste histoire de relever le défi de Tony Parker chez lui en Nouvelle-Zélande, j'ai réussi à tenir la cadence avec mes cinquante sept brebis tondues en deux heures. Mais c'était sans compter la douleur dans le bas des reins qui me signifia l'arrêt d'urgence de cette pantomime.
Je ne remercierai jamais assez Émile Seine pour le peu d'explications données et la quantité impressionnante de gestes effectués avec une justesse frisant la perfection. C'est lorsqu'on ne se rend pas compte de la difficulté, la pénibilité, la technicité, la dextérité du travail d'un artisan que celui-ci devient un maître dans son domaine.
1 Acacher : écraser, aplatir.
2 Fi de garce : expression populaire Fils de femme mauvaise, désagréable.
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