Usson-du-Poitou

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C'était donc dans ces conditions pittoresques de méfiance et de repli sur moi-même que j'espaçai les invitations de François Vignes. Ainsi, je passai à côté de ses frasques délirantes organisées dans le château de la Buthière à l'occasion de la Saint-Bitochon.

Je lui préférais la foire aux laines du 15 août, qui se déroulait dans le parc de ce même château.

Dès potron-minet, les professionnels du département arrivaient avec leurs remorques chargées de laine. Les acheteurs, drapés de blouses noires attendaient le son de la cloche pour commencer les transactions. Les organisateurs délivraient également un prix au meilleur lot présenté. C'était toujours le même élevage qui décrochait la médaille honorifique. Il faut reconnaître que les toisons pliées soigneusement avaient belle allure. Le pliage obéissait à une technique rigoureuse qui impliquait de la part de l'ouvrier ramasseur une certaine dextérité. Il devait étaler la toison tondue entière à l'envers sur une table posée à même le sol. Une fois débarrassée des crottes, de la paille, l'homme repliait les deux pans correspondant au ventre de la brebis, au centre de la toison, puis roulait l'ensemble à la manière d'un sac de couchage en débutant par la queue pour finir vers la tête. La laine du cou, torsadée comme une grosse corde, servait de lien pour tenir l'ensemble de façon solide et compacte. Ainsi présentée sous son meilleur jour, la toison prenait bel aspect.

Émile m'initia à cette technique, de sorte que nos toisons présentées devant les marchands ne dépareillent pas d'avec les autres élevages. Toutefois, la qualité de la laine dépendait de l'animal certes, mais aussi de la tonte, de l'alimentation et de la conduite d'élevage du berger. Chaque événement de sa vie, agnelage, mise à l'herbe, attaques d'acariens ou infections de vers intestinaux, chaque stress provoquait un ralentissement de la pousse de la fibre, donc une marque et par voie de conséquence une faiblesse dans la résistance du fil lors de la tension.

Une fois le prix attribué, les hommes de main des acheteurs entassaient la marchandises dans de gros curons pouvant atteindre cent cinquante à deux cent kilos, suivant l'énergie des ouvriers.

***

Après la fin des transactions commerciales, le parc du château de la Buthière s'animait. Le public du matin ne ressemblait pas à celui du tantôt participant à la kermesse sous la présidence de madame Geneviève Vignes. Nombre d'enfants déambulaient parmi les stands montés de bric et de broc, pour la plus grande joie des organisatrices. Chamboule tout, pêche à la ligne, course en sac, jeu de palets, même les adultes se débridaient. Madame Vignes complaisante, rieuse, participait avec entrain aux activités non physiques sous le regard inquiet des membres de sa famille réunie.

François adossé au comptoir de la guinguette discutait avec monsieur Lepercq. Il était question d'une manifestation qui avait eut lieu quelques jours plus tôt, sur la route départementale. Des motards s'adonnaient à des courses un peu trop bruyantes, dangereuses. Certes, les routes étaient bouclées par un service d'ordre efficace, mais non autorisé par la préfecture. Monsieur le maire avait reçu la lourde tâche de faire entendre raison au chevalier François premier, ainsi dénommé par la confrérie des Bitochons associés.

***

Il faisait chaud.

Les femmes à l'ombre échangeaient des propos de bon voisinage.

Les hommes buvaient. La conversation dériva sur l'éternelle question de la fête du 14 juillet, jamais plus organisée depuis 1793, date à laquelle deux jeunes habitants de la commune s'étaient opposés à la conscription ordonnée par le pouvoir en place. L'actuelle municipalité honorait la date de la Révolution Française en pavoisant de drapeaux les bâtiments publics. Mais les feux d'artifice n'auraient jamais lieu à cette date. François portait l'histoire en lui et la contait avec force détails à ceux qui voulaient bien l'entendre.

Les méchouis tournaient.

Les hommes buvaient. La conversation s’envenima jusqu’au moment où fut émise la proposition de tirer un feu d’artifice le 25 août.

Des voix et des rires émanaient du groupe compact agglutiné autour de la buvette. Madame Vignes se fraya un passage jusqu'à atteindre le centre d'intérêt d'une conversation animée par son fils François le débonnaire, à qui les lunettes aux verres épais et ronds ôtaient tout air belliqueux. Elle s'approcha discrètement de lui, toucha son bras à la manière des hypnotiseurs qui sortent leur patient d'un rêve, rompant tout contact avec le monde imaginaire. Au milieu du tumulte général, il semblait n'exister qu'eux deux.

— François, voulez-vous m'accompagner, je vous prie ?

— Comme il vous plaira mère.

Elle pressa doucement le bras de l'homme solide. Ils échangèrent deux trois politesses à l'entourage, avant de prendre la direction du château.

— Ne trouvez-vous pas étonnant que deux jeunes rebelles laissent une trace si prononcée et divisent encore les idées au sein de notre communauté et ce, depuis bientôt de deux cent ans ?

— C'est dans l'ordre des choses, mère, c'est dans l'odre des choses.

François maintenait ses deux bras pliés au-dessus de son ventre tout en coinçant ses pouces dans les poches de son gilet.

— Tout cela n'est plus de mon âge.

Avec ses doigts serrés, elle prit appui au creux du coude de son fils. Celui-ci posa sa main sur la maigre sienne pour lui assurer son soutien.

— Il faut que je vous avoue une chose, une inquiétude.

— Je suis tout ouie.

— Figurez-vous que, depuis le départ d’Émile, j'ai l'impresssion qu'une page s'est tournée. Qu'en pensez-vous ?

— Vous n'avez pas tort, mère, vous n'avez pas tort.

Désireuse de quitter la pelouse peu stable, elle dirigea imperceptiblement son fils à l'endroit où elle désirait le conduire.

Sous leur pas les graviers crissaient doucement.

— Des êtres discrets, on garde le souvenir modeste de leur absence.

— Et bien dîtes-moi, je ne pensais pas que cela vous travaille autant.

Elle règla l'allure de son fils sur la sienne. Les grandes enjambées de François furent contenues dans une démarche modérée, mesurée.

— Je me sens lasse. Je dois vous avouer, qu'il me sera difficile désormais de retourner à la Forêt, encore moins à l'Abbaye

— Vos désirs sont des ordres, mère. Je m'en occuperai.

Les quelques marches à monter lui firent prendre de l'âge. Des bancs tachés de mousse attendaient sagement entre les rosiers exubérant et la verdure persistante des branches d'un houx taillées sévèrement. Au loin, un chien aboyait. Simone apporta un rafraichissement.

— Ici, sur la terrasse, vous pourrez vous installer confortablement dans un fauteuil, dit-elle à sa patronne.

Cette femme de grande taille ne dissimulait plus les traits prononcés de son visage que l'âge et l'absence d'affectation avaient transformé en dignité. Son aisance distillait l'intelligence de sa conversation. L'énergie et la fermeté de son comportement se mariaient aisement avec une forme de spontaneité irrépressible qui lui faisait commettre quelques étourderies notoires que son entourage remarquait avec discretion ou amusement, selon l'ampleur des dégats occasionnés. Il n'était pourtant pas difficile d'imaginer que cette femme restait un temps encore, le centre vital de la Buthière.

— Mon intention est de te laisser prendre en main l'administration de nos domaines. Notre famille est atrabilaire et féodale, et ce depuis des générations. Elle était habituée à s'approprier ce qui lui plaisait, mobilier et immobilier, gens et domestiques. Ce temps est révolu François. Tu n'as jamais eu et n'aura probablement jamais cette fibre. Peu importe. Je te transmets ce qui doit l'être. Te voilà responsable désigné des biens de famille.

***

Il faisait chaud.

Les femmes dégustaient les pâtisseries.

Les hommes palabraient, les mains confites de graisse d’agneau. Mésanges et tourterelles grignotaient tranquillement.

Je quittai la fête sans tambour ni trompette avec, sur le porte bagage de ma mobylette bleue, une cloche de brebis fabriquée par un motard doué de ses dix doigts.

À ce jour, la rue Geneviève Vignes borde le lotissement du Moulin à Vent à Usson du Poitou.

FIN


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