Chapitre 1
Ma vie. Triste pavé qui ne peut intéresser que moi, vous pensez. Eh bien, détrompez-vous. Mon histoire concerne l'avenir de la Terre. Pas seulement l'humanité, non... tous les habitants de la planète vont en pâtir.
Commençons par le commencement. Je suis né dans un village très banal du fin fond de la Somme, Gaudricourt si vous voulez vraiment son nom. Depuis, je n'ai pas bougé, et d'ailleurs je n'ai absolument pas envie de le faire. Ça paraît incroyable mais j'ai appris à aimer cette collection de champs et de pâturages où il fait bon s'y aventurer à vélo, qui regorge des ruminants en plus grand nombre que toute la population du village. Hélas, en septembre, je devrai aller à la Sorbonne pour y entamer mes études supérieures. Ne pars pas, me dites-vous, et moi, j'aimerais vous obéir... mais je n'ai pas le choix. Je ne peux abandonner mon rêve. Depuis que j'ai cinq ans, je rêve de devenir avocat. Maintenant, j'en ai dix-sept et rien au monde ne saurait m'écarter de mon but. Enfin, je le crois.
Au fait, je ne vous l'ai toujours pas dit : je m'appelle Jules Boulier. Oui, je suis le fils du grand archéologue Pierre Boulier et de l'historienne Serena Boulier, ce qui n'est pas facile tous les jours, croyez-moi... Mais ceux avec lesquels j'ai beaucoup en commun, ce sont mes amis Jean, Daniel et Lucas. Jean, déjà en fac, nous emmène en voiture dans toutes les boîtes du coin. Nous nous amusons beaucoup, même si à chaque fin de soirée je me rappelle que les vacances d'été avancent et que bientôt je ne pourrais presque plus les voir.
Malgré tout, mon frère Simon reste mon plus grand confident. Âgé de huit ans, tout le monde dit qu'il est mon portrait craché de quand j'étais petit... simplement parce que lui aussi, il a hérité des yeux marrons et des cheveux bruns frisés de Maman.
Parlons un peu d'elle. Sur toutes les photos de sa jeunesse, Serena Boulier était belle comme un cœur. Aujourd'hui, ses quelques kilos de trop lui donnent un visage bouffi, empâté, aux grosses joues bien roses. Je pense avoir hérité aussi de son entêtement. Si elle devenue historienne, c'est grâce à sa détermination légendaire. Bien que ses parents l'aient supplié de reprendre leur petite boutique de fruits et légumes à Lens, elle s'est entêtée à transformer sa passion en réalité. Désormais historienne accomplie, elle connaît par cœur les dates de règne des Rois de France, et sait traduire des récits entiers en grec ancien en quelques semaines !
Quand à mon père, c'est une autre histoire... Toujours dans la lune, la rumeur prétend qu'il s'est marié avec Serena sans même s'en rendre compte. Finalement, cela pourrait être vrai. Parti six mois par an à l'étranger pour le boulot à chaque fois qu'il revient il n'en finit pas de se disputer avec sa femme sur les sujets les plus banals, et Simon a bien du mal à se retenir de ne pas pleurer, dans ces cas là.
– Vous voulez un chocolat chaud, les enfants ? demande-t-elle ce matin, son sempiternel sourire parfaitement dessiné sur ses lèvres. Devant la télé, je ne connais rien de meilleur.
Je grommelle qu'il n'y a rien de bien folichon à la télé cette heure-ci.
– Allons, mon garçon, tu n'as pas oublié quel jour on est, tout de même ? Je croyais que c'était ta date préférée ! piaille ma mère-poule en me berçant dans ses bras.
Je repousse doucement son étreinte puis me frappe le front avec ma cuillère. Que suis-je idiot pour oublier ! Nous sommes le 14 juillet, le jour du grand défilé et des feux d'artifices ! Chaque année, le spectacle d'Amiens me redonne mon âme d'enfant qui s'extasie devant tout ce qu'elle voit. Je fais la bise à ma mère et cours contempler le défilé.
Lors des feux, en haut du parc Saint Pierre, je me sens beaucoup moins à l'aise que ce que j'avais cru. Un petit je-ne-sais-quoi me triture le cerveau, un peu comme ces nuits où vous n'arrivez pas à dormir quoi que vous fassiez. Comme d'habitude, les grandes routes d'Amiens sont pleines à craquer, la foule s'étale sur quelques kilomètres et toute ma petite famille, y compris mes grands-parents de quatre-vingt cinq ans, a fait l'effort de se déplacer.
Pourtant, cette année, je sens que tout est différent. J'ai une impression que tout le monde a déjà ressentie au moins une fois dans sa vie : un petit truc, futile à première vue, que vous ne pouvez pas identifier alors qu'il se trouve là, sous votre nez. Cette idée fixe me trotte dans la tête, chassant les feux d'artifices de mon esprit.
Tout le long du trajet, d'abord à pied jusqu'au parking puis en voiture, l'idée fixe reste profondément enfoncée là où elle est. Mon frère me demande comment je vais, et moi je lui réponds par un grommellement. Il ne pourrait pas comprendre ce que je ressens.
À Gaudricourt, l'obsession se change en frayeur. Mon instinct est formel : une chose horrible va se produire cette nuit. Devant la porte de la maison, mon front sue à grosses gouttes, mes cuisses battent la mesure au rythme de mon cœur et mes yeux ne s'arrêtent pas de cligner.
À l'intérieur, tout est absolument normal. Les volets fermés protègent notre grand salon lambrissé de bois et rempli d'une collection d'objets hétéroclite, y compris de vieilles chouettes athéniennes et des amulettes shaolin encore plus vieilles.
– Qu'esse t'as, Ju ? s'inquiète mon petit frère. J'savais pas qu't'étais un trouillard !
– T'inquiète, Sim, ça va aller. Papa, Maman, frérot, je vais aller me coucher. Bonne nuit !
– C'est vrai qu'il est bizarre... remarque mon père, croyant que je ne l'entends pas en montant les escaliers. Tu devrais lui donner un remontant...
À l'étage, j'entre dans ma chambre sans plus attendre et ferme bien la porte. Un livre de droit à la main – eh oui, je fais des tonnes de devoirs de vacances – je m'allonge tranquillement dans mon superbe lit deux places. Hélas, cette peur panique continue de me torturer, exactement comme je m'y attendais. Je n'ose même pas envisager d'éteindre la lumière, de peur de voir quelque monstre dans le noir...
La vieille horloge de grand-mère sonne les douze coups de minuit. Des bruits de course précipités rompent le silence nocturne. Quelqu'un frappe à la porte. Je saute de mon lit, si haut que je me cogne contre la sous-pente !
– Ne vous inquiétez pas les enfants, c'est juste quelqu'un qui a trop bu ! assure mon père qui ne dormait pas non plus. Je m'occupe de ça.
Le grincement insupportable de la porte d'entrée résonne dans toute la maison. Papa pousse un cri. Je devrais appeler la police, leur dire qu'un cambrioleur est entré chez nous par effraction, mais l'effroi me paralyse des pieds à la tête. Le seule mouvement que j'ose faire, c'est masser la bosse qui apparaît au sommet de mon crâne...
– Restez où vous êtes ! beugle une voix rauque qui peut appartenir aussi bien à un homme qu'à une femme. Où se trouve Jules Boulier ? Mon ami m'a promis qu'il serait ici...
J'arrête de respirer. Décidément, j'avais raison, cette nuit risque de très mal se terminer... Malgré le danger, la curiosité finit par prendre le pas sur la peur. Sur la pointe des pieds, je sors doucement de ma chambre, puis longe le mur jusqu'à l'escalier. Tant bien que mal, toujours en retenant ma respiration, j'essaye d'observer la scène sans être vu.
Ma mère, ensommeillée, se dirige comme un automate vers la cuisine. Les autres ne l'ont même pas remarquée. L'intrus, ou plutôt l'intruse, grelotte. Dans sa main, cette femme au visage taillé en serpe orné d'une cascade de cheveux roux ne tiens non pas une arme, mais une grosse torche à l'ancienne. Bien qu'assez jolie, elle me fait penser à une sorcière, allez savoir pourquoi... Mon pater, quant à lui, semble complètement dépassé par les événements.
– Brr... Il fait diablement froid ici... Tu étais obligé de m'envoyer dans la maison la moins bien isolée de ce village paumé, Borund ?
Le visage de mon père, livide, reprend quelques couleurs.
– Qu'est-ce qui ne va pas, chez vous ? lance-t-il, maîtrisant admirablement les chevrotements de sa voix.
La sorcière pointe sa torche droit sur la tête de mon père.
– Vous, n'insinuez plus jamais que je suis folle ! Borund est on ne peut plus réel ! Il m'a aidé à sortir des Bois Honnis, j'ai une dette envers lui, voyez-vous... Il a besoin de Jules Boulier, alors je vais lui amener. Au fait, j'ai oublié de me présenter : Émilie Ravini, pour vous servir. D'après les journaux, je suis la pyromane la plus impitoyable de la région, donc vous devriez...
– Vous ne toucherez pas à un seul cheveu de mon fils ! rugit ma mère, brandissant un long couteau de cuisine.
– Serena ? Je ne t'ai jamais vu pointer de couteau sur quelqu'un depuis quinze ans, au moins !
– Je ne vais pas la laisser faire, chéri ! hurle-t-elle. T'as vu son arme ? Mon arrière grand-père utilisait une chandelle plus puissante que ça, pour lire !
Mes poumons n'en peuvent plus. Je pars sur la quinte de toux la plus longue du siècle. La cambrioleuse pose aussitôt ses yeux de folle-à-lier sur moi.
– Jules Boulier ! crie-t-elle en prenant une voix de fausset, cette fois-ci. Tu tombes à pic, tes parents allaient faire des bêtises !
Maman pique une crise de nerf. Elle lance son couteau en direction de la folle. Sauf qu'elle n'a jamais su très bien viser. La lame survole les cheveux roux de plusieurs centimètres et vient se ficher dans la porte. Néanmoins, dans un faux mouvement, Émilie Ravini laisse tomber sa torche. Le verre fumé se brise en mille morceaux, laissant la flamme qu'il contenait libre comme l'air.
– Vous avez gagné ! crie la rousse dans un mélange de joie et de frayeur. Grâce à vous, madame, la torche a malencontreusement glissé de mes mains... Au moins, ça réchauffera l'atmosphère !
La « pyromane » se sauve en vitesse. Je la comprends : les doubles-rideaux prennent feu, et ce n'est vraiment pas beau à voir...
Tout juste sorti du lit, mon frère file à la salle de bain de l'étage préparer une bassine d'eau froide. Je savais que Simon était plus mûr que moi, mais là il m'époustoufle ! Pendant qu'il s'active, je reste immobile, hypnotisé par les murs de lambris qui se consument.
– Rends-toi utile, Ju ! Aide-moi à porter ça !
Sacré Simon ! Je me baisse, prends un des côtés de la bassine et entame avec mon frère la descente de l'escalier. Un morceau de bois enflammé tombe juste devant nous, rendant les dernières marches inaccessibles. J'entends ma mère tousser, ou plutôt essayer de tousser, et chercher en vain sa respiration. Mon frère m'arrache la bassine des mains et balance l'eau. En vain. Nous ne pouvons plus descendre.
Mon père hurle : « Son asthme revient en force ! Vous ne pouvez plus rien pour elle ! Partez ! Laissez-moi éteindre ça ! »
Des langues de flammes qui lèchent les murs gagnent déjà le plafond. Une lueur d'effroi se lit dans le regard de mon père, mais il attrape sa femme, lui fait du bouche à bouche, donne jusqu'à son dernier souffle pour essayer de l'aider. La fumée me pique les yeux, les vagues de chaleur me font suer à grosses gouttes, mais mon instinct me pousse à descendre, à voir comment s'en tirent mes parents.
Je prends une grosse baffe sur la joue.
– T'es malade ou quoi ? me crie Simon dans les oreilles. T'entends ce bruit zarbi ? Suis-moi !
Tel un automate, j'obéis à mon frère sans me rendre compte de ce que je fais. La charpente de la maison craque, mes yeux pleurent, un sifflement inquiétant indique... une fuite de gaz ?
Simon ouvre le balcon de sa chambre. Je le prends dans mes bras et ensemble nous passons par-dessus la balustrade et roulons par terre.
– Cours ! hurlé-je. Vite où on sera réduits en miettes !
Des larmes coulent sur mes joues. Si une partie de moi réalise ce qui est en train d'arriver, tout le reste ne pense plus qu'à courir, s'éloigner de la maison en flammes.
– Couche-toi !
Je pousse mon frère contre le sol au bon moment. Dans un long cri d'agonie, mon foyer de toujours explose.
– Papa, Maman ! NOOOOOON !
Simon, en pleurs, frappe le sol à grands coups de poing. Moi, je contemple les restes calcinés de la maison morte s'embraser de plus belle. Mes oreilles bourdonnent, ma vue se trouble. Des vertiges m'empêchent de me relever. Tous les voisins sont de sortie, hébétés par ce sinistre spectacle. Mais je n'ai que faire d'eux. J'étreins mon frère, essaye de le réconforter, pauvre enfant qui vient de perdre ses deux parents. Moi-même, je n'arrive plus à pleurer. Tout s'est passé trop vite, trop brutalement. Mon cerveau ne comprend plus rien. Comme dans un rêve, je ne peux que constater ce qui arrive.
Derrière un nuage de fumée, une forme rouge, spectrale, avance. L'image se clarifie de plus en plus. C'est une femme, vêtue d'une combinaison ignifugée, qui me regarde droit dans les yeux. Ses pupilles jaunes dilatées au maximum, elle lève son visage taillé vers la serpe et hurle sa colère au ciel. Je grave les traits torturés de la femme qui a tué mon père et ma mère. Quelqu'un, sûrement un voisin, sûrement un chasseur, tire à quelques centimètres de la pyromane. Cette dernière pousse un long grognement et s'enfuit à toutes jambes.
Une rage incontrôlable me possède. Tant bien que mal, je me lève en gardant mon frère dans me bras. À mon tour, je hurle. Maman, Papa, je vous le jure, quand le moment sera venu, je tuerai Émilie Ravini !
La sirène d'un camion de pompiers retentit dans la nuit. Froide, insensible aux pleurs de Simon, insensible à ma propre rage, elle continue son éternel PIM-PON sans jamais défaillir.
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