13 janvier 1949. New York. Dark Night Cabaret.
Assis au fond de la salle pleine à craquer d'hommes mariés venus étancher leur soif artificielle après leur journée de travail dans un climat géopolitique toujours aussi tendu entre les États-Unis et Cuba, il l'observe. Sur scène, derrière son paravent. L'éclairage est braqué sur elle, mais il peut distinguer le mobilier dépareillé, les rideaux en velours usés par le temps, les murs semblant témoigner d'une autre époque par manque d'entretien. Tout ici part en décrépitude. La bâtisse, comme les âmes qui y trouvent refuge.
Alors, c'est ainsi qu'elle s'est bâtie cette notoriété locale ? En se cachant ? Elle qui ne demandait qu'à briller au yeux du monde entier par son amour et son talent pour la danse et même du chant ? A-t-elle seulement conscience de la débauche dans laquelle ils se traînent tous ici ? Où est son fils ? Comment a-t-elle pu me faire ça ? Comment Margareth réagira-t-elle en apprenant ma paternité avec une cubaine ? Elle, la fille du politicien conservateur le plus tranché dans ses déclarations que je connaisse...
Elle se déhanche, fidèle au rythme de sa musique, langoureuse, ondulante, suggestive. La vue d'Ashton commence alors à se troubler, résultat de plusieurs verres de bourbon avalés rapidement en arrivant. Lui aussi est venu trouver un réconfort supposé, ici. Mais lui connaît personnellement la starlette qui se produit en ce moment-même devant eux. Il l'a peut-être un peu aimée, finalement. Qui sait ? Mais à quoi bon se torturer davantage ? Les temps sont assez difficiles ainsi pour tout le monde ! Allez, un autre verre...
Une jolie petite blonde se promène de table en table, souriante. Elle se laisse approcher par quelques individus qui la considèrent comme une prostituée. Une main baladeuse, une fessée, un billet glissé sans ménagement dans le décolleté par une main brute et rugueuse, elle encaisse et prend sur elle. Mila. Graciela continue son tour de danse derrière sa barrière. Heureusement qu'elle ne voit rien de tout cela. La vie t'a abîmée, ma jolie Mila. Ton cœur s'est vidé pour ne plus rien ressentir. Ton corps ne t'appartient finalement plus depuis bien longtemps. Depuis qu'il a posé les yeux sur toi. Depuis qu'il t'a donnée en pâture à tous ceux de son espèce. Mais tu as toujours peur, ma jolie. Même si tu as déjà la sensation d'avoir perdu la vie. Parce que tu as découvert il y a peu le pouvoir magique du biff, comme ils disent. Ce biff qui te donne l'impression de te voir d'en haut, comme si tu étais extérieure à toute cette misère. Ce biff que Hank t'a fait connaître. Ce dragon qui te surveille, assis à sa table, entouré de plusieurs petites nouvelles qui ne se doutent encore de rien, trop aveuglées encore par leur rêve d'évasion et de grandeur.
Graciela esquisse sur scène un de ses pas les plus visuels et une vague de voix masculines s'élève, alimentée par des sifflets en apparence encourageants...
L'une allume son cigare, l'autre lui sert un autre verre. D'un geste dédaigneux du menton, Hank intime à Mila de venir à lui. Il la tire fermement par la taille et la force à s'asseoir sur ses genoux. Toujours aussi docile. L'haleine chargée de tabac et d'alcool bon marché, il l'embrasse. Elle se laisse faire, les yeux perdus au loin. La voix éraillée par ses excès en tous genres, la chemise trempée de sueur et prête à céder au moindre mouvement sous la pression de son énorme bedaine, les cheveux collés par trop de pento, il rit. Il croit tenir un empire local. Il règne sur ses pouliches qui lui rapportent un maximum de blé. Tout va bien pour lui, d'autant plus si cette petite cubaine continue ses déhanchés sans que personne ne la voie. Il se félicite alors d'avoir misé sur cette clandestine. Quand sa clientèle s'en lassera, il se débrouillera pour trouver une autre pépette dans son genre pour toujours plus de bénéfice et un salaire de misère pour elles.
Des applaudissements éclatent dans toute la salle. Black Diamond vient de terminer son numéro. Graciela les entend crier son nom de scène. Elle entend les ovations. Elle entend son rêve de lumière. Ça y est, elle commence à briller ! Elle sera bientôt un diamant ! Elle sourit à cette idée et cède rapidement la place à une de ses collègues pour rejoindre sa loge.
Il l'observe saluer son public d'ivrognes derrière son paravent. Elle s'en va. Non, ne pars pas ! Ralenti par sa vision déformée, Ashton se lève et se dirige vers la sortie en titubant...
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