La fin du monde

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C'est à peu près de cette façon que je me suis retrouvé planté devant la façade déglinguée du Phil'.

Le Philanthrope, pour reprendre son nom au grand complet.

Aucune idée du dégénéré qui a un jour eu l'idée d'appeler son rade de cette façon mais je lui donnerais volontiers mon avis quant à ses goûts de chiotte. Si j'avais les couilles et du temps à perdre, je pourrais même en parler à son fils, ironiquement surnommé Papa.

Et on ne discute pas avec Papa.

Le poing tendu, j'ai cogné mes jointures contre le métal mouillé jusqu'à entendre Les Bottes. Italiennes, les godasses, et le cuir aussi patiné que leur proprio. Je reconnais le son entre mille. Ce craquement félin, la plissure de la semelle... Cette symphonie tant de fois jouée, pour moi et pour d'autres, et qui annonce la bascule ente deux mondes. J'écarte ma main, patiente quelques secondes. J'écoute le silence, derrière la porte : apparemment, l'invisible attend, lui aussi. Comme de coutume, j'envoie un coup de pied bien placé dans la paroi qui me fait face, signe que je ne compte pas passer l'aube à tapiner le bitume.

  • Ouvre, Bart, si tu ne veux pas que je t'explose le trou.

Bart m'ouvre. Je franchis le seuil, lui claque la paume au passage en signe d'une feinte reconnaissance. Puis j'emprunte aussitôt l'escalier du bas et pénètre peu à peu au paradis.

Des murs rouges et pelés, secs comme des craquelins, entre lesquels s'agitent les culs de pépés dont les seins tendus et refaits pourraient servir de repose-bière. Elles grouillent en troupeaux organisés autour de tables recouvertes de blanche, occupées à cokéfier, couper, compter... Le tout finit dans de minuscules sachets, longs comme mon pouce. Ils atterirront ensuite dans le bide des nanas dont la tâche principale sera de ne pas mourir, faire passer le tout à la douane puis de tout ressortir entre deux jets de vomi pour pouvoir s'acquitter de la longue liste de livraisons.

Au fond de ce bassin de chaleur et de suées se trouve le maître de ces lieux crasses, le grand manitou de tous les bouges de l'Ouest.

Papa.

Grand type à la peau de bois brûlé, des muscles secs comme des brindilles dont j'ai pu plusieurs fois constater la force de titan.

Ce jour-là, Papa porte son habituel chapeau melon en feutre brun accompagné d'un long manteau informe. Les éclats du vinyle prennent des teintes carmines à chacun de ses mouvements, reflétant ainsi le sang des cloisons.

Aussi étrange que cela puisse paraître quand on connaît l'importance du personnage, Papa semble toujours planquer un peu de tristesse derrière son oeil aiguisé. Selon les dires du gonze lui-même, il serait bouffé par l'angoisse depuis que sa mère, une petite pute à crack du quartier de Bigdrop, l'aurait abandonné alors qu'il était encore tout môme.

Personnalité abandonnique, qu'il dit.

Abandonniqué, oui, surtout. Parce que je ne sais pas si c'est le départ de sa vieille ou le meurtre de son père, qu'il a descendu lui-même, qui l'ont fait vriller, mais il se passe des choses pas nettes dans le cerveau de Papa. Il n'est pas fou, il le répète. Et il a raison. C'est probablement nous qui le sommes, à vouloir ainsi baigner dans son ombre.

L'orphéon bourdonnant de sa ruche ne l'empêche pas de repérer ma présence. Les yeux de fouine de ses gardes du corps, que j'appelle bien volontiers les Montagnes, étudient le moindre de mes mouvements alors que je m'approche de son bureau, une alcôve cramoisi qui se perd aisément de vue dans le décor. A ses côtés, deux poulettes à la peau de plastique. Leurs robes sont plus proches de culottes, tant elles sont courtes. L'une d'elle croise les jambes en me voyant arriver et me donne un rapide aperçu de sa chatte parfaitement épilée. La seconde me sourit.

  • Salut, Cal.
  • Salut, créature de rêve.

Papa ne bronche pas : Baby ne fait pas partie de son harem. Probable qu'il la saute malgré tout. Difficile de lui en vouloir, quand on s'arrête sur ses courbes à faire dresser n'importe quel mec, et sa bouche bien rose. Je n'y ai jamais rien glissé et je dois probablement être le seul du coin.

Mais je ne dirais pas non.

Finalement, Papa lève la tête de son joint et daigne m'accorder son attention. Un regard, et il m'autorise à démarrer l'entretien.

  • Des nouvelles du front, Cal ?

Je me laisse tomber dans le fauteuil en velours bleu pétrole réservé aux invités. Vu mon statut, je suis un peu plus que ça.

Mais de peu.

  • Rien de spé', Papa. Le convoi est arrivé aux bridés, comme convenu.
  • Tant mieux, Cal. Tant mieux.

Ses mains lardées de tatouages reprennent la construction de son spliff. Papa fume de la bonne. Normal pour l'un des plus gros parrain de San Angel. Je meurs d'envie de lui demander une taffe mais on n'est pas proches à ce point-là. Un silence s'installe entre nous. Dans le brouhaha humide, cette absence de paroles semblerait presque intime. Pourtant, mon corps se contracte : Papa n'a pas pour habitude de laisser planer des mystères. Il vous utilise pour tremper ses doigts dans l'eau sale de sa patrie goudronnée, tester la température des abysses de son territoire. Puis il vous sourit et vous balance sa commande. Rien de plus, rien de moins.

Pas cette fois.

Le papier à rouler qui frotte et râpe au-dessus du tabac, la langue de Papa qui pend soudain, comme un serpent gras, pour déposer un trait de salive et le roulement du briquet pendant que Baby s'allume une cigarette. Je ne bouge toujours pas mais sous mes pecs, ça tambourine du côté gauche. L'instinct, ça ne trompe pas. Jamais. Papa me toise, signe que la conversation peut reprendre. Mais l'enfer autour de nous semble avoir perdu quelques degrés.

  • J'ai un problème, Cal.

Son regard d'acier plante un pieu dans le mien. Mes dents crissent comme de la craie.

  • Un problème avec toi.

Pas le temps de rétorquer ou de paniquer : deux armes sorties de presque nulle part, braquées sur la caboche ; la troisième, plongée entre mes lèvres comme une pine en manque.

L'instinct, je vous dis.

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