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En musique, j’allais de l’avant à une vitesse fulgurante. Au fur à mesure que mon succès prenait de l’ampleur, s’accroissait mon pouvoir de nuire à mes concurrents. Plus un artiste est connu, plus on l’écoute, plus on prend en compte ce qu’il dit. Il génère une confiance qui se transforme en croyance, une admiration qui se transforme en foi. Même ses propres concurrents font attention aux critiques qu’il formule, il peut les atteindre ainsi directement pour leur nuire. Mais je générais de la haine aussi, et beaucoup ! Au fur et à mesure que je prenais du poids dans le monde parisien de la musique techno, les deux camps grossissaient et s’opposaient, ceux contre moi et ceux avec moi. Les jalousies bien sûr, normales entre les artistes, mais bien plus loin les antagonismes de caractères, les haines personnelles. Je gênerais cela par mon arrogance, mes jugements négatifs et dévalorisants sur les autres. Je ne pouvais m’en empêcher, je vivais entre la provocation et le désir de nuire. Me venger d’une réponse faite à mon égard par un autre artiste devenait obsessionnel, je débordais, je dépassais les bornes. Ma haine contaminait mes fans qui se transformaient en sorte de supporter, de houligan. Ceux d’en face aussi.
Ce qui était plus classique dans le rap fit une entrée fulgurante dans la techno. Les clashs entre les artistes des deux camps, moi en tête attisant tout le monde, se firent monnaie courante sur YouTube et autres twitter. Certains concerts se transformèrent en champs de bataille. Les artistes, qui firent partie de cette mouvance trash, furent propulsés en haut de l’affiche par les médias qui relayaient leurs invectives et leurs bagarres. Ce n’était que publicité gratuite et omniprésence audiovisuelle. Les ventes battaient leur plein, les concerts se jouaient à guichet fermé. Nous fûmes alors riches et célèbres, invités sur tous les plateaux télé du jour au lendemain. Au début légèrement réticents à admettre la violence de nos comportements, mais poussés par la vague médiatique, nous en fîmes notre étendard. Nous revendiquions cette violence de la même façon que le faisaient les rappeurs américains des années 2000, sans complexe, et ouvertement pour faire du fric.
Ayant eu la chance de faire des études universitaires, plus poussées que la plupart des autres artistes qui sortaient de l’underground, je sus rapidement intellectualiser des idées qui devaient devenir centrales de ce mouvement. J’avais donc une meilleure médiatisation, je me promenais même sur quelques plateaux télé nationaux à forte audience. Là, je pouvais déballer les théories qui étaient censées expliquer ce nouveau mouvement culturel à la mode. Ils aimaient bien m’inviter, car j’avais assez de charisme et de répartie pour qu’on me mette en face des stars de la télé, chroniqueurs, philosophes branchés, etc. Et non seulement ils n’avaient pas souvent le dessus, mais en plus cela finissait par des clashs violents, habilement retenus au dernier moment par de monstrueux videurs qui étaient là pour s’interposer. La réalité, c’est que tout le monde se serrait la main en coulisse, chacun félicitant l’autre pour ses bons coups durant la prestation sur le plateau.
J’eus alors l’idée de génie qui mit finalement tous les autres à genou, et me laissait seul, avec quelques-uns des artistes qui m’appuyaient, en haut du top cinquante. Je commençais à dire que ce qui séparait ceux qui étaient avec moi de ceux qui étaient contre moi, c’était notre engagement contre la drogue. La consommation de drogue, qui avait posé problème au début de la vague techno, une musique alors associée à l’ecstasy en particulier, puis plus tard à la drogue en général, s’était normalisée depuis longtemps. Tous se moquèrent de moi au début, me traitant de ringard pour ma critique d’une époque révolue, de facho contre la liberté de consommation, d’être déconnecté du terrain et de mon public, etc.. Je ripostais par un morceau de musique décrivant un adolescent qui s’enfonçait peu à peu dans la drogue, perdant sa famille et ces amis. Sa petite amie et lui finissaient, bien sûr, dans une overdose sordide. Le tout sur une musique électronique au rythme lent et marqué et aux sonorités sombres et nostalgiques. De quoi à faire pleurer n’importe quelle ménagère de cinquante ans, elles avaient toujours un ami des années de lycée à qui il était arrivé la même tragédie, dans l’ambiance disco post punk ou hard rock de la décennie 80. J’avais gagné les médias. Autorité de l’audimat, défenseur de la juste cause, appuyé par les pouvoirs politiques qui, ces années-là, montraient justement un retour au conservatisme. Exit la concurrence, moi disque d’or, eux disque de vinyle dans un squat pourri. Retour direct à la case underground de départ. Maintenant devenu respectable et respecté, on me montrait parfois, dans certaines interviews, les images des bagarres d’avant sur les plateaux télévisés, avec la nostalgie en commentaire. J’étais évidemment obligé de m’investir et filer un peu de pognon à quelques ONG et autres associations qui s’occupait des toxicos, mais cela me rapportait au centuple en termes de publicité pour mes concerts et mes albums.
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