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L'ambiance était morose depuis quelques jours. Les Cinq Chasseurs voyageaient la plupart du temps en silence, n’échangeant quelques mots qu’en de rares occasions. Sergey et Pavel avaient tenu de longues conversations à l’écart, et à présent le premier était devenu inhabituellement taciturne tandis que le second cherchait comment le réconforter. Cette disparition, ajoutée à celle de Tōru, rappelait à Nikita la situation incertaine qui était celle de sa famille en ce moment même. Il demeurait la plupart du temps perdu dans ses pensées, partagé entre ses soucis et la mission qu’il dirigeait. Gavriil pour sa part observait ses camarades, hésitant pour la première fois quant à l’attitude à adopter face à eux. Il comprenait que certains en étaient plus ou moins arrivés à un point mais ne savait que faire pour les aider. Il conservait cependant son inséparable optimisme, confiant dans le fait que tout finirait par se dérouler à leur avantage, et un élément en particulier venait le conforter dans son raisonnement. Il prêtait plus particulièrement attention à Desya, suivant son évolution depuis les événements qui avaient eu lieu un an auparavant, et avait constaté une nette amélioration. Depuis quelques temps celui-ci paraissait plus serein, comme s’il se préparait à s'épanouir de nouveau, progressivement. Son frère d’armes se serait plutôt attendu à l’effet inverse au vu des circonstances, mais il semblait que plus ils progressaient vers le cœur du royaume, plus sa détermination s’accroissait. Il avait enfin retrouvé la force de se battre. Ce changement était peut-être dû à une présence immatérielle, qui se manifestait de plus en plus souvent auprès de lui. Cette volonté amicale ne se montrait pas physiquement, mais tous les cinq pouvaient la ressentir lorsqu’elle les accompagnait. Elle paraissait faire tout son possible pour les soutenir et leur redonner courage, et parvenait plutôt bien à son objectif chaque fois qu’elle demeurait avec eux.
Les voyageurs furent interrompus dans leurs réflexions par l’arrivée d’un oiseau-automate. Alors que la machine volait dans leur direction, ils échangèrent des regards perplexes. La présence de cette technologie de l’autre côté de la frontière était intrigante, les créatures d’engrenages quittaient rarement l’Empire. De plus, celle-ci semblait venir de l’intérieur du royaume.
« Sergey ! » l’appela son frère, reconnaissant le rapace.
Celui-ci ne répondit pas, il fixait le milan doré qui se dirigeait vers lui. Les cinq hommes arrêtèrent leurs chevaux et il tendit le bras pour que l’oiseau s’y pose.
C’est l’automate que tu as offert à Shynar, n’est-ce pas ? l'identifia Desya.
Pavel acquiesça à la place de son jumeau. Une étrange tension s’était installée, tous regardaient le messager mécanique, attendant que le mystère de sa présence soit levé. Sergey ouvrit le compartiment où devaient se trouver les lettres. Deux missives y étaient rangées. Il prit la première, marquée d’un sceau rouge où figurait un serpent lové autour d’une dague. Il l’ouvrit avec hâte et commença à la lire. Les autres purent voir son expression changer, passant de l’inquiétude à la surprise, et lorsqu'il termina sa lecture un éclat meurtrier s’alluma dans son regard. Aucun de ses compagnons n’osa le questionner sur le contenu du message. Il le remit dans le compartiment et sortit la deuxième lettre. Elle n’était pas fermée, ni même achevée. C'était celle que Shynar était en train d’écrire avant de disparaître, qu’elle allait probablement envoyer après s’être isolée pour la rédiger. Pour la première fois, Sergey eut mal au cœur en parcourant ces mots pleins de bonne humeur et d’entrain.
Après avoir lu ce texte inachevé, il le replia et le rangea dans la poche de son manteau. Il demeura silencieux un instant, puis parut s’apercevoir des airs interrogatifs de ses frères d’armes. Il chercha comment formuler sa pensée, puis déclara :
« C’était une lettre de l’assassin royal. »
Malgré leur stupeur, aucun des autres ne l’interrompit.
« Il nous adresse ses salutations, poursuivit-il, et nous informe que c’est lui qui a donné certaines directives au second ministre pour qu’il accomplisse des tâches bien précises avant de se rendre à leur capitale. Il ajouté à mon intention qu’il avait notamment pris la liberté d’inviter Shynar dans sa demeure secondaire non loin de là. »
Alors qu’il prononçait ces mots, les autres pouvaient sentir une rage sourde dans sa voix, ne demandant qu’à s’enflammer. Il continua :
« Cet homme nous prie de le rejoindre également, et d’abandonner la poursuite de Dives, car le ministre va demeurer à la ville royale pour collaborer avec certains de ses chefs. Et il prévoit de l’éliminer dans peu de temps, dès lors qu’il pourra se passer de lui. Dans sa lettre, il s’est amusé à m’expliquer ce qu’il comptait faire : il veut tout simplement nous rencontrer tous les cinq pour nous tuer. C'est pour cela qu’il s’en est pris à Shynar, afin de nous inciter à venir. Il a aussi mentionné qu’une autre de nos connaissances se trouvait avec elle. Il ne dit pas son nom, mais étant donné qu’il laisse entendre qu’il l’a fait enlever d’une part pour avoir un moyen de pression, et d’autre part pour priver l’Empire de l’un de ses meilleurs inventeurs, il s’agit forcément de Tōru. Il conclut en nous transmettant ses amitiés et en nous enjoignant de ne pas trop tarder. »
Après ce résumé, un silence s’abattit sur le groupe. Tous prenaient le temps d’assimiler ce qu’ils venaient d’entendre et d’envisager le tour que prenait la situation.
« Cet homme est complètement fou. finit par dire Gavriil.
- J’avais déjà des doutes, ajouta cyniquement Nikita, mais cette lettre l’a confirmé. On ne peut pas le laisser en vie.
- Qu’allons-nous faire ? demanda Pavel.
- Le rejoindre et l’exécuter. » répondit Sergey.
Et pour la mission initiale ? s'enquit Desya.
« Je pense que nous pouvons lui faire confiance quant au sort de Dives, conjectura le Lieutenant, il s’en tiendra à son projet et se débarrassera de lui. À présent il ne nous reste qu’à faire ce qu’il nous conseille, non pas pour tomber dans son piège, mais pour mettre un terme à cette sombre histoire. On dit que c’est l’assassin qui dirige le complot contre l’Empire, et si cela s’avère nous rendrons un grand service à notre pays. De plus, il est hors de question d’abandonner nos proches. »
Les autres acquiescèrent, puis Sergey prit la parole :
« Nikita, malgré les informations que contient cette lettre, puis-je la transférer au père de Shynar ?
- Es-tu sûr de vouloir faire ça ? intervint Pavel. Il va s’inquiéter.
- Oui, affirma son frère, il a le droit de savoir ce qui est arrivé à sa fille.
- Si tu considères qu’il est digne de confiance, dit le Lieutenant, et que tu penses que c’est la meilleure des choses à faire, je ne te l’interdirai pas.
- Merci. Je m’en occuperai plus tard, quand j’aurai écrit un mot pour lui expliquer. »
Il posa l’oiseau-automate derrière lui, sur l’une des sacoches de la selle.
« À présent, reprit Gavriil, nous devrions nous remettre en route. »
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