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Le crépuscule s’annonçait, teintant le ciel d’or et de sombre.
Ils s’étaient arrêtés plus tôt que d’ordinaire, car le lendemain ils partiraient avant l’aube. S'ils cheminaient assez rapidement, ils parviendraient à leur objectif avant la fin de la journée suivante. Avant d’aller dormir, Desya, Pavel et Gavriil s’entraînaient à l’escrime, pour échanger sur leur façon de manier l’épée. L’aîné des trois ayant toujours le bras droit en écharpe, et ce pour un moment, les deux autres lui avaient proposé de l’aider à modifier son style. Ils avaient commencé par les mouvements les plus simples, notamment la manière de dégainer car si Pavel était droitier il tirait toujours sa lame à un tranchant de la main gauche, et son arme était plus proche de l’épée de Gavriil que l’estoc de Desya. Pendant qu’ils s’exerçaient, Sergey consignait divers événements dans un journal de bord, assis près des braises mourantes. C'était le carnet que Tōru et Sei avaient commencé lors de leur précédent passage dans le royaume, qu’il consultait parfois en quête d’informations utiles. Nikita, de son côté, était parti repérer les environs et vérifier qu’il n’y avait pas d’ennemis dans les parages. Quand il revint, les trois épéistes cessèrent leur entraînement et Sergey lui demanda :
« Alors ? Aucun danger à proximité ?
- Non, ça devrait aller. Vous pourrez dormir cette nuit. sourit-il.
- Tu m’en vois rassuré. s'amusa Gavriil.
- À ce propos, fit remarquer Pavel, nous ferions mieux de ne pas trop tarder à rejoindre le pays des rêves, sinon nous aurons du mal à nous lever demain. »
Très bonne initiative, approuva Desya, bien qu’avec mon tour de garde en premier je ne puisse pas la suivre.
« Ne te plains pas, répondit Gavriil, demain matin c’est moi qui me lèverai tôt pour le dernier quart, et qui devrai tous vous réveiller.
- Attention à ne pas te tromper sur l’horaire. » plaisanta Nikita.
Ceux qui ne devaient pas veiller dans l’immédiat se préparèrent à dormir et Desya alla s’installer un peu à l’écart. Tandis que ses frères d’armes rejoignaient le sommeil, il s’assit en tailleur et ferma les yeux. Se concentrant sur son souffle, il étendit ses perceptions sensorielles. Il aimait le faire de temps en temps, pour s’entraîner à analyser son environnement différemment. De plus, cela lui permettait de se reposer tout en étant totalement attentif à ce qui se passait alentours. Il ressentait comme un mouvement constant et régulier autour de lui, englobant les moindres éléments des étoiles aux pierres souterraines. C'était ce qu’il appelait la mécanique du monde, comme une harmonie qui liait tout ce qui le composait, des plus importants phénomènes aux plus petits corps. Ces changements constants étaient parcourus de myriades de vies humaines, animales ou végétales, dont il pouvait percevoir la présence des plus proches. Il lui avait fallu des années avant de parvenir à discerner ne serait-ce qu’une parcelle de cette dimension d’entrelacs intangibles. Il avait commencé à s’y intéresser quand il avait décidé d’explorer pleinement sa capacité spéciale, le liant à l’autre monde. Lorsqu'il projetait son esprit vers le domaine des âmes, il avait remarqué qu’il devenait plus réceptif à celui des vivants, et pouvait déplacer son attention de l’un à l’autre.
Il sentit une présence familière devant lui.
« Desya ! » l’appela le Lieutenant à mi-voix.
Il ouvrit les yeux et leva le regard vers lui.
C'est déjà l’heure de la relève, Nikita ?
« Non, pas encore. Mais pourrais-tu m’expliquer ceci ? »
Il lui désigna un point non loin d’eux, sur leur droite. Une lumière blanche diffusait quelques rayons, flottant au-dessus du sol. Le sigao jeta un coup d’œil à leurs camarades pour s’assurer qu’ils dormaient, puis se leva. Il esquissa un sourire et rejoignit le halo. Il avança la main, et la lueur parut prendre forme. Des doigts fins saisirent les siens, prolongés par un bras tout aussi immaculé que la source lumineuse. Peu à peu, une silhouette se dessina, les rayons se rassemblant pour se muer en des contours précis. Après quelques instants, une jeune fille sans couleurs se tenait devant lui. Ses cheveux mi-longs ondulaient sur ses épaules, et elle portait la robe traditionnelle des peuples du Nord. Elle se tourna vers Nikita, lâcha la main de Desya et courut vers lui. Elle le serra dans ses bras et se blottit contre lui. Il hésita, puis répondit à son étreinte. Il avait encore du mal à réaliser.
« Alisa. » murmura-t-il, bouleversé.
Je n’avais pas remarqué qu’elle était là, expliqua Desya, vos présences sont très similaires. Et tu as dû arriver en même temps qu’elle. Elle s’est servie de nos deux pouvoirs pour nous rejoindre. Je ne l’avais pas revue depuis notre départ.
La jeune fille s’écarta un peu de son grand frère pour le regarder avec une attention mêlée de tendresse. Celui-ci ressentit une douce chaleur se répandre dans son âme, teintée d’interrogations et de curiosité. La voix d’Alisa résonna autour de lui, tel un souffle.
« Comment se passe ton voyage ? »
Il mit un temps avant de répondre. L'émotion lui serrait encore le cœur.
« ...Plutôt bien, nous n’avons pas encore croisé de dangers trop importants.
- Tu vas bientôt arriver à ta destination ?
- Oui, demain.
- Sois prudent, s’il te plaît. »
Nikita acquiesça en silence. Desya, qui se tenait un peu en retrait, hésita à le prévenir que l’incantation cesserait bientôt. Il utilisait une certaine quantité d’énergie pour permettre à Alisa de s’exprimer avec des mots, afin qu’elle puisse communiquer plus clairement avec son frère. Celle-ci le sentait, et s’efforçait de rester le plus longtemps possible ici.
« Alisa, reprit Nikita, il y a une chose que je voulais... que j’aurais dû te dire depuis longtemps.
- À propos de notre père ? devina-t-elle. Ne t’en fais pas, Maman me l’a déjà expliqué. »
Desya vit l’expression de son chef changer. Un mélange de surprise, de tristesse et d’espoir passa sur ses traits. Le sigao aurait voulu le questionner sur ce secret qui semblait si lourd, mais se doutait qu’il valait mieux éviter. Si Nikita avait évoqué ce sujet en sa présence, c’était sûrement parce qu’il voulait saisir l’occasion d’en parler à sa sœur, sans tenir compte d’éventuels auditeurs étrangers.
« Notre mère... commença-t-il. Tu l’as retrouvée ? »
Un espoir à la fois incrédule et presque enfantin vibrait dans sa voix. La jeune fille hocha la tête, souriant. Un nuage voila un instant la lune. Quand il fut passé, les deux Chasseurs remarquèrent que les rayons de l’astre traversaient l’apparition désormais.
« Je dois partir. » déclara Alisa.
Son grand frère parut plus triste encore. Une ombre de regret se dessina dans son regard et il baissa la tête. Elle s’approcha et lui déposa un baiser sur la joue avant de s’effacer. Un long silence s’installa après son départ. Ils ne voyaient tous les deux plus que l’absence entre eux, révélée plus clairement par la lumière nocturne. Elle leur procurait un étrange sentiment de vide, tout était redevenu normal mais pour un fugace instant la réalité leur parut illusion. Finalement, Nikita se tourna vers Desya et prit la parole :
« Va dormir, je prends la relève maintenant. »
Malgré son inquiétude pour lui, le jeune homme acquiesça avant de se détourner. Pendant un instant, il avait cru voir des larmes au coin de ses yeux.
Une fois seul, le Lieutenant prit dans sa poche le collier de sa petite sœur. Il regarda le pendentif en forme de flocon qui brillait doucement sous la lune. Ne sachant trop à qui il s’adressait, il murmura :
« Alors il y a réellement une vie après la mort ? »
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