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Une porte s’ouvrit devant lui et il passa des ténèbres à la lumière. Il entra dans une pièce rectangulaire aux dimensions démesurées, entièrement faite de pierre blanche polie. Impressionné, il regarda tout autour de lui. Du côté par lequel il était arrivé se trouvaient plusieurs hauts battants d’ébène clos, semblables à la porte dans la paroi d’en face. Les murs latéraux tous en longueur ne comportaient aucun ornement, de même que le sol et le plafond, donnant un style épuré à la pièce. Considérant les multiples issues, il hésita à en choisir une ou à traverser l’endroit pour rejoindre la sortie unique. Il ignorait si d’autres illusions l’attendaient de l’autre côté, ou si l’huis à l’opposé était un piège. L'une des portes un peu plus loin s’ouvrit et deux personnages arrivèrent.
« Desya ! » l’appelèrent-ils.
Il lui sembla qu’un poids se levait de son cœur.
Sergey ! Pavel ! répondit-il, soulagé.
Ils se rejoignirent et il ajouta :
Je suis heureux de vous avoir retrouvés !
« Nous aussi, commença l’aîné des jumeaux, mais avant toute chose nous devons vérifier que tu es bien toi. »
C’est-à-dire ?
« Les illusions. » expliqua le second frère.
Ah, d’accord, je vois.
« Pourquoi portes-tu un lien pourpre à ton poignet gauche ? demanda Pavel. Essaye d’être le plus précis possible. »
C'est la moitié du ruban que Sakura noue à son poignet droit. Elle me l’a donné quelques jours après que je lui ai déclaré mes sentiments pour elle. À l’époque où elle et Sei étaient chez nous, elle l’utilisait parfois pour s’attacher les cheveux, toujours pour se faire une tresse. Elle le garde en permanence avec elle.
« Ça c’est une réponse complète et franche ! s'amusa Sergey. Et j’imagine que tu ne t’en sépares jamais non plus ? »
En effet. confirma-t-il avec sérieux.
À ce moment un autre de leurs camarades arriva. Alors qu’il venait vers eux l’un des jumeaux l’interpela :
« Nikita ! Comment s’appelle la femme de ton cousin ?
- Tu as un don pour trouver des questions spécifiques, Sergey. » commenta son frère.
Le Lieutenant s’était arrêté, surpris.
« Elle se prénomme Aela, pourquoi ?
- Nous vérifions que chacun est bien réel, l’éclaira Pavel, et que les incantations de notre hôte ne nous jouent pas des tours.
- Excellente initiative ! approuva Gavriil en les rejoignant. Puisque vous êtes tous déjà là j’imagine que je suis le seul à devoir répondre à une question. »
Tu imagines bien, dit Desya, et je me réserve le droit de t’interroger. Que représentait le dernier dessin que t’a envoyé ta nièce ?
« Un chevalier en armure bleue tenant une rose de cobalt. Elle avait lu mon livre préféré, dont il est le héros, ce pourquoi elle m’avait fait cette illustration. Quand la lettre est arrivée, tu t’es tout de même permis de l’ouvrir avant de me la donner, je m’en souviens très clairement. »
Tu avais les mains prises, fit mine de s’excuser le jeune homme, et il se trouve que tu avais égaré ton coupe-papier, alors que j’avais ma dague avec moi.
« J’étais en train d’écrire, et je t’avais demandé de poser mon courrier à côté. Enfin, ça n’a plus d’importance. Pavel, quel est ton diagnostic ?
- Je crois pouvoir affirmer que nous sommes tous réels. » sourit celui-ci.
Les autres acquiescèrent avec amusement. Tout à coup, un bruit sourd attira leur attention. De l’autre côté de la salle, la porte unique s’ouvrait. Une silhouette svelte la franchit et s’avança, pour s’arrêter à mi-distance environ. C'était un homme étonnamment jeune, vêtu sobrement dans des teintes jaunes et beiges. Ses cheveux châtains étaient naturellement ébouriffés, et contribuaient avec ses yeux dorés à l’éclat insolent à lui donner un air désinvolte. Plusieurs couteaux et poignards étaient apparents à sa ceinture, dans sa botte gauche, et sur son avant-bras droit, mais son arme la plus remarquable se trouvait entre ses mains, s’enroulant de ses coudes à ses poignets : il s’agissait de longues chaînes prolongées à leur extrémité par une lame d’une taille équivalent à celle d’un glaive. Il les considéra chacun attentivement puis les salua d’un franc sourire.
« Bienvenue ! Vous êtes parvenus ici plus vite que prévu. Vous vous en doutez, je suis votre hôte, plus connu sous la dénomination d’Assassin royal. »
Les Chasseurs hésitaient quant à la réaction à avoir face à ce surprenant adversaire. Nikita le regarda avec circonspection, détaillant ses traits. La dernière fois qu’ils s’étaient battus, le tueur portait une cagoule et une tenue entièrement noire. À présent, il pouvait voir son visage à l’expression moqueuse, qui conservait malgré son apparence dangereuse un air vaguement enfantin. Ce détail l’étonnait, il s’était attendu à se retrouver face à un homme mûr endurci par les épreuves, et à la rigueur assoiffé de sang. Quoique, ce dernier point devait sûrement s’avérer par la suite. Constatant l’analyse dont il était l’objet, l’Assassin parut amusé. Il s’adressa au chef des Chasseurs :
« Lieutenant, je suis heureux de vous accueillir enfin ici. Je vous avouerais que j’éprouve une certaine admiration pour vous et vos hommes, d’une part parce que vous êtes arrivés jusqu’ici, et d’autre part pour vos faits d’armes. Je suis très honoré que vous ayez accepté mon invitation, et j’en profite pour vous rassurer sur un point : je n’ai pas maltraité vos proches. »
Il marqua une pause théâtrale pour juger de l’effet de ses paroles. Nikita conservait le même air froid, Gavriil et Pavel arboraient un air consterné, Sergey paraissait vouloir l’égorger sur le champ, ses phalanges blanchissantes tant il serrait les poings, et Desya ne laissait transparaître que sa méfiance. Se tournant vers ce dernier, l’orateur poursuivit :
« Je me réjouis également de faire votre connaissance, soldat Vassilief. J’ai beaucoup en entendu parler de vous, par l’un de mes plus proches amis. Il s’appelait Yoram Caelan, mais je doute qu’il vous ait donné son nom. Vous le connaissiez cependant assez bien car il était votre principal interlocuteur lors de votre dernier séjour dans ce royaume. »
Le jeune Chasseur eut un mouvement de recul. Il savait très bien à qui se référait cet homme. Il s’efforça d’ignorer ses souvenirs que l’assassin tentait de réveiller, mais celui-ci ne s’arrêta pas :
« Quel dommage que vous l’ayez décapité, c’était un grand homme. Maintenant, vous avez une dette envers moi, car j’entends bien le venger. À ce propos, j’ai choisi mon arme d’aujourd’hui en pensant à vous. On m’a dit que vous détestiez le bruit des chaînes. »
Alors qu’il assénait ces mots avec un détachement feint, il fit mine de jouer avec les maillons dans ses mains. Leur tintement clair résonna désagréablement aux oreilles de Desya. Il pâlit, sentant ses anciennes peurs ressurgir. D'innombrables souvenirs affluèrent brusquement, le coupant de ce qui l’entourait. Sa mémoire désorientée le ramenait à cette période affreuse à laquelle il voulait à tout prix échapper. Il faisait sombre, il avait froid, un goût métallique se répandait dans sa bouche, une odeur de brûlé se propageait dans l’air. Il lutta de toutes ses forces contre l’étau invisible qui commençait à le paralyser, souhaitant plus que tout être en mesure de garder sa maîtrise de lui.
Ce ne sont que des souvenirs ! se répétait-il. Je n’aurai plus jamais à revivre cette épreuve !
Il tenta de revenir à la raison. Il devait remporter ce combat définitivement, et en avait une occasion décisive. Il se remémora ses réflexions des derniers mois, et tout le chemin intérieur parcouru. Dans un effort surhumain, il parvint à surmonter cette vague d’angoisse, reléguant enfin et pour toujours ces images dans leur univers irrationnel.
Un cri de douleur acheva de le ramener à la réalité. Il sursauta et regarda autour de lui, reprenant peu à peu ses repères. Un peu plus loin, Nikita affrontait l’Assassin, secondé par Gavriil qui invoquait des créatures. Et en retrait près de lui se trouvaient les jumeaux, leurs uniformes tachés de sang. Sergey déchira un bout de sa cape pour en faire un bandage pour Pavel qui, agenouillé par terre, serrait son bras gauche contre lui, une expression d’intense douleur sur ses traits. Son poignait saignait abondamment et il... manquait sa main ?!
Qu’est-ce qui s’est passé ? s'exclama Desya.
Sergey termina de nouer le lambeau de tissu et lui lança un regard de profonde inquiétude et de colère mêlées.
« Tu n’as plus réagi et l’Assassin a lancé une chaîne vers toi. Pavel s’est interposé mais quand il a dégainé la lame a été déviée par son épée. »
Desya ne sut que dire, partagé entre son aversion pour leur opposant et un terrible sentiment de culpabilité.
Je... je suis désolé... commença-t-il.
« Tes excuses ne le guériront pas, répliqua son camarade, va plutôt aider les autres et rapporte-moi la tête de ce fils illégitime.
- Sergey, murmura Pavel entre ses dents, ton langage... »
Surpris, son jumeau tenta un sourire, se rappelant du jour où il lui avait fait cette remarque. Le blessé eut un vertige et se laissa retomber légèrement contre lui. Desya les considéra, désemparé, puis se détourna pour rejoindre le combat. L'Assassin maintenait ses adversaires à distance avec ses chaînes, il les maniait avec une aisance déconcertante autant que dangereuse. Gavriil ne l’affrontait pas directement à cause de sa blessure, et privilégiait l’emploi de sa capacité spéciale. Nikita de son côté parait systématiquement les lames, cherchant une occasion de passer à l’offensive. Il remarqua le nouveau combattant et le contacta par la pensée.
Essaye de t’approcher pendant qu’on l’occupe.
D'accord.
Desya dégaina son estoc et envisagea ses possibilités. Il opta pour une stratégie frontale, plus susceptible de déstabiliser leur ennemi. Il se doutait que les autres aussi seraient surpris mais espérait qu’ils le soutiendraient à temps. Après avoir évalué les quelques mètres qui le séparaient de sa cible, il s’élança. Les trois autres, un instant déconcertés, ne réagirent pas tout de suite. L'Assassin ramena ses chaînes à lui et les lança dans sa direction. Avec une totale confiance en ses frères d’armes, il poursuivit sa course. Gavriil matérialisa une créature qui arrêta celle de gauche tandis que Nikita arrivait juste à temps pour bloquer celle de droite. Leur ennemi lâcha ses deux armes et sortit un couteau au dernier moment. Le duel s’engagea rapidement. Le Chasseur avait l’avantage au point de vue de la lame, car bien que plus grande elle se maniait tout aussi rapidement. Cependant son adversaire possédait un style retors, et ne cessait de se dérober avant d’utiliser des coups fourbes. Voyant que les autres arrivaient, il créa un mur transparent pour les empêcher d’approcher.
« Nous nous battrons à la loyale, comme ça. » déclara-t-il.
C'est vous qui parlez de franc-jeu ? s'étonna Desya d’un air méprisant.
« Tout à fait, je nous ai même trouvé des arbitres. Vos amis pourront constater que je respecte un minimum les règles d’un duel. Et ils assisteront également à votre mort, avant que je leur fasse connaître le même sort. »
Vous ne manquez pas de présomption.
« Jamais, c’est l’une de mes caractéristiques. »
Les deux lames se bloquèrent l’une contre l’autre. Chacun fit pression de son côté puis le tueur se déroba avant de frapper à nouveau. Desya esquiva mais un peu tard et le couteau lui entailla la joue. Il répliqua d’une incantation, qui repoussa son ennemi. La confrontation se poursuivit un peu plus vite, les retournements de situations se succédaient sans relâche. Tous deux avaient l’habitude du combat et rivalisaient de technique pour l’emporter. Au bout d’un moment, l’Assassin dégaina un poignard et tenta d’atteindre son adversaire. Déstabilisé, celui-ci para de justesse. Le tueur le projeta en arrière d’un coup de botte. Le Chasseur tomba, le souffle coupé. Il ne parvint pas à se remettre debout tout de suite et vit son ennemi arriver. Il eut le réflexe salutaire de lui faucher les jambes d’un coup de pied. Surpris, l’Assassin chuta à son tour et mit un temps à réagir. Desya se releva d’un bond, sortit une dague et la planta dans le thorax de son opposant. Celui-ci eut un sursaut de douleur. Il tenta de retirer l’arme mais le Chasseur gardait les mains fermées sur la poignée. Les combattants échangèrent un regard chargé de tension. Le vaincu fut pris d’une quinte de toux sanglante. Quand elle s’arrêta, il parvint à prendre la parole :
« Tu as touché le poumon, j’en ai encore pour quelques instants. Le Chasseur Fantôme a tué l’Assassin royal, quelle ironie pour moi. Pour te féliciter, gamin, je vais te révéler quelque chose... »
Il pâlit et parut faire un effort pour se reprendre.
« Votre protégé... et celle à qui ton camarade semble tant tenir... ils sont quelque part dans le château. Ne t’en fais pas... à ma mort les illusions cesseront. Vous n’avez que... trente minutes. »
Il ferma les yeux, en apparence trop épuisé pour continuer.
Pourquoi ? demanda le jeune homme. Que leur avez-vous fait ?
Le mourant rouvrit les yeux et esquissa un sourire malsain.
« Je leur ai inoculé un poison. »
Desya eut un frisson d’horreur. L’Assassin prit furtivement son couteau et le poignarda au côté puis expira. Le mur invoqué vola en éclats et ses fragments se répandirent au sol. S’écartant du cadavre, le Chasseur commença à comprimer sa plaie. Quand il leva le regard, il vit accourir Nikita et Gavriil. Il voulut les rassurer mais un éclair de douleur traversa sa blessure et il s’effondra.
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