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Ils avaient attendu la nuit pour rejoindre le camp impérial. Le chemin qu’ils suivaient passait non loin des lignes ennemies, aussi avaient-ils jugé plus prudent de profiter de l’obscurité pour éviter quelques dangers. Ils avaient été surpris de découvrir qu’à certains endroits la ligne de front avait progressé jusque dans le royaume. À présent qu’ils se trouvaient en lieu sûr, ils s’autorisaient enfin à repenser à toutes les épreuves qu’ils avaient surmontées ces dernières semaines.
« Il s’est tout de même bien moqué de nous. » remarqua Sergey en faisant les cent pas.
Les Chasseurs s’étaient réunis dans la tente attribuée aux jumeaux pour discuter. Seul Nikita manquait à l’appel car il s’entretenait avec les hauts gradés en charge de cette section. Akihito les avait rejoints, tandis que Shynar était partie se reposer dans une petite habitation mise à sa disposition. Le camp était établi en bordure d’un village abandonné, dont les bâtiments avaient été utilisés pour la hiérarchie et l’infirmerie.
« Je suis tout à fait d’accord, sourit Pavel, mais en fin de compte nous avons eu le dernier mot. »
Heureusement que son dernier argument n’était qu’un couteau. ironisa Desya.
Par réflexe, il porta la main à son côté, là où la lame l’avait transpercé. Sa blessure avait bien cicatrisé, mais il demeurait prudent. Assis à côté de lui, l’aîné des jumeaux lui lança un regard amusé avant de s’adresser à Gavriil :
« Et toi, qu’as-tu pensé de cet Assassin royal ?
- J’aurais aimé mieux le connaître, il m’a paru assez intéressant. D’une part sa façon bien à lui d’interagir avec ses pairs, et d’autre part son travail sur les incantations ont attisé ma curiosité.
- D’habitude, fit remarquer Sergey, c’est plutôt moi qui me questionne sur la personnalité des autres. Mais là, je pense que nous en avons bien assez vu en l’affrontant.
- Je n’ai pu le combattre que par créatures interposées, j’aurais bien aimé lui opposer directement ma lame, ça aurait été plus distrayant. »
À ce propos, s’enquit Desya, comment va ton bras ?
« Il est presque guéri ! »
Debout au centre de la pièce, Gavriil considéra ses camarades avant d’ajouter :
« Nous formons tout de même une drôle d’équipe, avec diverses expériences plus ou moins dangereusement mortelles à notre actif.
- La gloire a un prix, commenta Akihito, et certains sont prêts à le payer.
- Tu as tout à fait raison, plaisanta Sergey, même si parfois je me dis qu’une vie de civil doit être reposante.
- Eh bien, quand on ne se fait pas enlever par un assassin pour se réveiller quelques semaines plus tard dans un autre pays, c’est vivable. »
Son expression équivoque lui attira les regards surpris des autres. Il parut un peu hésitant puis ajouta :
« Ce n’était pas non plus affreux. Je me rappelle seulement avoir perdu conscience un soir à la capitale, et je me suis réveillé quand vous êtes arrivés. C’était juste… bizarre.
- Tu n’as pas besoin de minimiser. » lui dit Gavriil avec prévenance.
Le jeune homme lui sourit en réponse et s’installa plus confortablement sur sa chaise. Sergey reprit :
« À ce propos, Tōru, tu ne nous as pas donné ton avis sur notre hôte royal.
- Sans vouloir médire au sujet des morts, commença celui-ci, je ne suis pas mécontent qu’il ne soit plus de ce monde. Quand son souverain l’a envoyé éliminer l’Empereur, il a tout de même attendu quelques temps pour agir peu après son mariage, et a failli tuer ma sœur. Et après cela, il a été à l’origine du complot, et par la même occasion de beaucoup de mal pour notre pays. En définitive, je suis plutôt rassuré, même si son œuvre ne s’est pas totalement arrêtée avec lui.
- Ça, c’est bien parlé. » approuva Pavel.
Ils continuèrent à discuter pendant un moment, à propos de la guerre, du complot, et d’un éventuel après. Puis Sergey s’absenta en déclarant qu’il voulait vérifier que Shynar était bien installée. Il marcha quelques instants dans les allées balisées par des feux de camp et parvint à la partie où se trouvaient les maisons en pierre. Il se rendit à l’une des premières, plus petite que les autres, et toqua à la porte.
« J’arrive ! » répondit la voix de la jeune femme.
Elle ne fut pas surprise de le trouver en ouvrant. Remarquant son air fatigué, il demanda :
« Je ne t’ai pas réveillée ?
- Non, ne t’en fais pas. Entre. »
Il passa dans la pièce principale et l’examina d’un rapide coup d’œil tandis qu’elle refermait la porte. Le mobilier était très simple, une petite table au centre avec deux chaises en bois, une armoire sur la droite, et au fond à gauche une porte épaisse qui devait mener à la chambre. Elle le rejoignit et commenta :
« Ce n’est pas forcément luxueux, mais ça fera tout à fait l’affaire pour une nuit.
- Tu es sûre que ça ira ? s’inquiéta-t-il.
- Mais oui, ne t’en fais pas. Il y a même un vase sur la table pour décorer ! Par contre ils ont oublié d’y mettre des plantes. »
Il s’approcha du soliflore en terre cuite et y matérialisa une lysianthème.
« Comme ça c’est mieux ?
- Oui, sourit-elle, merci. Que signifie-t-elle ?
- Guérison, et promesse d’un avenir heureux après les épreuves.
- Je vois… »
Elle se rapprocha de lui et lui prit les mains.
« Tiens, remarqua-t-elle, tu rougis un peu quand tu es surpris.
- Et alors ? répondit-il d’un air incertain.
- Je trouve juste ce détail intéressant. D’ordinaire tout le monde te considère comme quelqu’un d’extraverti et d’audacieux. Mais je constate à nouveau qu’il y a un sujet qui te rend timide, et c’est très mignon. Je me sens privilégiée d’être celle à qui tu le montres. »
Il soupira, faisant mine d’être agacé. En réalité, tous deux s’amusaient de la situation. Lorsqu’ils étaient enfants, c’était Sergey qui taquinait Shynar sur sa réserve, aussi avait-elle saisi l’occasion d’inverser les rôles. Il se pencha vers elle pour l’embrasser. À cet instant, quelqu’un toqua à la porte et ouvrit sans attendre. Les deux jeunes gens s’écartèrent vivement l’un de l’autre. Gavriil, qui venait d’entrer, marqua un temps d’arrêt. Pendant un moment, personne ne dit mot. Pour éviter qu’un silence gêné ne s’installe, Sergey prit la parole :
« Tu avais un message à me transmettre ? »
Le nouvel arrivant lutta pour réprimer un sourire avant de déclarer :
« Nikita est revenu, il a des choses à nous dire.
- Ah, d’accord, j’arrive. »
Un temps passa. L’aîné était partagé entre l’envie de poser quelques questions aux deux autres et celle d’éviter d’aggraver leur embarras. Il se décida pour la première option.
« Si je puis me permettre, commença-t-il avec un air détaché, les soupçons que j’avais depuis quelques jours ne sont pas infondés ?
- Pas tout à fait. » confirma Shynar.
Elle avait pris le parti de rire de ce qui se passait, et en profitait pour forcer la main à Sergey. Celui-ci n’avait toujours pas parlé de leur relation aux autres, comme s’il craignait leur réaction. Elle jeta un regard moqueur au jeune homme, qui paraissait prêt à tout donner pour se trouver ailleurs en cet instant précis. Il préféra reporter son attention sur son frère d’armes pour lui demander :
« S’il te plaît, n’en parle pas aux autres.
- Pourquoi pas ? plaisanta celui-ci. Ils ont tous plus ou moins les mêmes doutes que moi. À part Nikita.
- Tu m’étonnes…
- Et je suis sûr que Pavel est déjà au courant.
- Oui, avoua Sergey, mais ce n’est pas la même chose.
- Ce qui au final ne laisse que Desya hors de la confidence. conclut l’aîné, impitoyable. Tu devrais officialiser tout ça, ce n’est pas très juste de ta part, surtout étant donné que nous avons tout de suite su pour Sakura et lui.
- En même temps on ne peut pas dire qu’il ait vraiment eu le choix. »
Il parut examiner ses propres possibilités puis se résigna :
« D’accord, j’en parlerai aux autres. Mais pas tant que nous n’aurons pas rejoint les montagnes.
- Il n’est pas très démonstratif. » s’amusa Shynar.
L’autre Chasseur acquiesça avec un air entendu.
« Bien, ajouta Sergey, je pense qu’il est temps d’y aller.
- Vous ne devez pas trop faire attendre votre Lieutenant. commenta la jeune femme.
- Certes, répondit Gavriil, et nous avons un peu tardé. Mes hommages, Mademoiselle.
- Au revoir, Chevalier Andreï. » continua-t-elle dans le même jeu.
Il s’inclina légèrement. Son camarade hésita puis dit simplement :
« Bonne nuit, Shynar.
- Fais de beaux rêves. »
Alors qu’il rejoignait Gavriil, elle l’appela :
« Sergey ! »
Il s’arrêta et se retourna. Elle lui envoya un baiser du bout des doigts. Il ne sut comment réagir, mais après un coup d’œil à son frère d’armes lui répondit de même. Elle sourit et il ne put s’empêcher d’avoir chaud au cœur. Puis les Chasseurs quittèrent la maison.
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