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« Étant donné que ce sont tous des traîtres à l’Empire, devons-nous vraiment faire attention à eux ?
- Oui, car il y a parmi eux des nobles et quelques gens haut placés. Je comprends ta vision légèrement manichéenne des choses, Sergey, mais dès qu’il est question de politique nous sommes obligés de prendre nos précautions.
- À une époque, tu n’aurais pas été si nuancé, Nikita.
- Eh bien les gens changent, et je n’échappe pas à la règle.
- Tout de même, je trouve ça injuste que les aristocrates et les fonctionnaires importants bénéficient souvent de traitements de faveur. Je parle surtout de ceux de la capitale. » ajouta-t-il pour Gavriil, qui le considérait avec amusement.
Les Chasseurs étaient réunis dans le salon depuis le début de la matinée pour discuter de leur mission. La traque des derniers conjurés progressait rapidement et seule une poche de résistance subsistait, qu’ils seraient bientôt en mesure d’éliminer. En les espionnant, Desya avait appris que les meneurs se réuniraient prochainement pour établir une stratégie de retour. Ce serait pour les militaires une occasion de rassembler quelques informations avant d’envisager un coup fatal.
« Tu aurais dû t’engager en politique, Sergey, plaisanta son frère, je suis sûr que le pays t’en aurait été grandement redevable.
- Pas sûr, répondit celui-ci, je n’aurais pas tenu plus de quelques jours dans ce nid de serpents.
- Parce que les reptiles auraient vite eu raison de toi ?
- Non, parce que je n’aurais pas eu la patience de vivre en permanence dans l’hypocrisie et la demi-mesure.
- Il y a aussi des hommes politiques honnêtes, fit remarquer Nikita, et puis à défaut de devenir soi-même une vipère, c’est toujours très intéressant de les observer manœuvrer et s’entretuer.
- Tu es assez inquiétant, parfois. » commenta Gavriil.
À ce moment on toqua à la porte. Le dernier à avoir parlé se leva pour aller ouvrir, et revint avec une de leurs connaissances.
Bonjour, Akihito, le salua Desya, que nous vaut l’honneur de ta visite ?
« J’avais quelque chose à donner à l’un de vous. » annonça-t-il.
Il paraissait hésitant, comme impressionné par la présence de ces cinq hommes qu’il connaissait pourtant bien. Avant de retourner à sa place, Gavriil lui proposa de s’assoir, ce qu’il refusa. Le jeune homme s’avança vers la table au centre et y déposa une imposante mallette rectangulaire avant de déclarer :
« Je voulais l’apporter depuis un moment, mais sa confection m’a demandé plus de temps que prévu. C’est pour Pavel. »
Surpris, l’intéressé se fit plus attentif. Le nouvel arrivant évita son regard et s’occupa d’ouvrir la boîte. Ses parois se répartirent autour sur la table pour révéler son contenu. La lumière du jour créait des reflets cuivrés sur l’objet, mettant en valeur le travail minutieux du mécanicien. Les différentes pièces de métal assemblées semblaient à la fois solides et légères, et malgré les quelques engrenages apparents l’ensemble était sobre et soigné. Un silence s’installa alors que tous regardaient la réalisation avec un étonnement mêlé d’admiration.
« Je n’y crois pas, finit par dire Sergey, tu lui as fabriqué une main-automate ?
- Oui… confirma timidement le jeune homme. J’avais remarqué à quel point sa… blessure l’avait affecté, alors j’ai pensé… que ça pouvait être une bonne idée. »
Il se tourna vers Pavel avant de continuer :
« Vous avez subi cela en allant me sauver, ce pourquoi j’ai voulu faire ce que je pouvais pour vous aider en retour. J’aurais peut-être dû vous prévenir, mais… j’avais peur de susciter de faux espoirs si jamais je n’arrivais pas à mener ce projet à terme, et… »
Il s’interrompit, ne sachant comment terminer sa phrase.
Il tentait de déceler une expression sur les traits en apparence impassibles du Chasseur, pour deviner sa réaction. Seulement, il le connaissait assez bien pour savoir que ses émotions ne se lisaient pas si aisément. Sans cesser de guetter un signe d’approbation, il reprit :
« Bien sûr, j’aurais pu vous en parler avant, après tout je ne sais pas ce que vous souhaitez par rapport à cela, mais… enfin… j’espère ne pas vous avoir offensé. »
L’attention des autres se tourna vers leur camarade, à la fois pour attendre la suite et pour l’inviter à agir. Celui-ci se leva et rejoignit le jeune homme. Il considéra un instant la main-automate avant de reporter son regard gris vers son concepteur, qui remarqua avec soulagement qu’il souriait. Il prit la parole d’une voix trahissant son émotion :
« Merci beaucoup, Tōru. Je ne t’en veux pas d’avoir pris cette initiative, au contraire. Pour être honnête, je ne savais pas comment composer avec ma situation, et je commençais à désespérer de m’habituer à ce manque. Je te suis donc extrêmement reconnaissant d’avoir pensé à une solution et pris le temps de la réaliser. Et je suis très touché que tu te soies ainsi soucié de moi, alors que rien ne t’y obligeait. »
Le mécanicien esquissa un sourire timide, heureux que le Chasseur accepte son aide et lui confirme qu’il avait fait le bon choix. Pavel sembla pensif tout à coup et lui demanda :
« Pourquoi continues-tu à nous aider ? »
Surpris par sa question, le jeune homme mit un temps à répondre. Il regarda les autres et constata qu’il n’était pas le seul à être déconcerté. Après avoir essayé d’ordonner ses idées, il tenta d’expliquer :
« Eh bien… les choses ont beaucoup changé depuis ces années, si je comprends bien ce que vous sous-entendez. Certes, j’aurais pu m’efforcer de couper tout lien avec vous mais… je ne saurais pas vraiment comment exprimer tout ceci mais j’ai réussi à dépasser ce qui était arrivé. Et je ne sais pas ce qu’il en est pour vous mais pour moi notre relation a évolué et je trouve normal à présent de bien m’entendre avec vous et de ne plus vous traiter en ennemis. Je pourrais presque dire que c’est plus fort que moi… »
Il s’interrompit pour chercher ses mots. L’interrogations soulevée par Pavel avait beau être brève, elle possédait cependant une grande profondeur.
« Akihito. »
Tous se tournèrent vers le Lieutenant, stupéfaits qu’il l’ait appelé par son prénom originel. L’intéressé lui-même laissait clairement transparaître sa profonde surprise. Comme pour donner plus encore d’importance à ses propos, le chef des Chasseurs se leva avant de reprendre :
« Tu as toujours fait preuve d’une bonté qui me laissait souvent dans l’étonnement. Même à cette époque, tu n’as jamais laissé ton chagrin et ta douleur prendre le dessus, et je te sais gré d’avoir persévéré car tu m’as montré une voie dont je ne soupçonnais plus l’existence. Malgré tout ce que tu as traversé, tu n’as pas cessé d’aller de l’avant et je t’admire pour cela. »
Il marqua une pause puis poursuivit avec gravité :
« Ce soir-là, beaucoup d’erreurs ont été commises. Ton père n’était pas prêt à partir, ta mère refusait de se résigner, et j’ai terriblement manqué d’humanité. Les choses ne se sont pas passées comme elles l’auraient dû, et j’en porte en grande partie la responsabilité. Je reconnais que j’ai commis de graves erreurs et je le regrette aujourd’hui. Si je suis capable de revenir sur ces événements avec un regard lucide, c’est notamment grâce à toi. Alors je pense pouvoir m’exprimer au nom de tous à propos de ce drame, si… »
Il laissa passer un temps et regarda chacun de ses hommes, puis prit une inspiration et conclut :
« Akihito, je te présente ainsi qu’à ta sœur nos excuses pour ce qui s’est passé. Et je te demande plus particulièrement pour moi ton pardon. »
Un silence impressionnant fit suite à ses paroles. La scène paraissait figée, Akihito et Nikita se faisaient face tandis que les Chasseurs autour peinaient à réaliser ce qui se produisait sous leurs yeux. Finalement, le jeune homme sourit, et cette simple action fit s’évanouir toute la tension de la pièce. Pas une once de ressentiment ou de triomphe ne se lisait sur ses traits, il semblait totalement serein et son regard était empli de bienveillance. Lorsqu’il parla, ce fut avec une grande douceur et simplicité :
« Je vous pardonne. »
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