Infini ou vacuité ?
Chapitre VIII
Infini
ou
vacuité ?
Sa notion du temps s’était émoussée, il présumait seulement que l’après-midi touchait à sa fin et qu’en ce mois de mai l’obscurité serait complète dans une paire d’heures, pourtant il fut aveuglé lorsqu’enfin, il tournât la page de garde. Ses yeux se fermèrent par reflexe, Simon finit par les plisser pour entrevoir ce qui devait-être l’objet d’une déception. Il mit un certain temps pour admettre que cette étrange luminosité n’était pas seule responsable de ce qu’il voyait, ou plutôt de ce qu’il ne voyait pas. La page était immaculée, vierge, comme si personne avant lui n’avait franchi le cap de la préface. Il se déplaça de l’autre côté du lit, dans le coin opposé à la fenêtre, l’endroit le plus sombre de la chambre, pour ouvrir naturellement ses yeux qui ne distinguèrent rien de plus. Une page blanche, un parchemin fraîchement confectionné, aussi neuf que celui de l’avant-propos. Il feuilletât alors frénétiquement le reste de l’ouvrage sans y distinguer quoique ce soit de plus. Il tourna alors la dernière page et là enfin, comme de bien entendu, la clôture comme le commencement était plus bavarde. Alors, intensément, comme s’il espérait déjouer le secret d’un illusionniste ou, plus encore, les rouages d’une machination qui lui était assignée, il monopolisa sa concentration vacillante et lu :
Citissime ad finem pervenisti curiosi viatoris quaestus tui !
Nondum intellexistis omne praemium sibi aequalem esse ;
quod ab umbra ad lucem movere debeas socio fidendum quod ignorare non potes ?
Hic liber est horologium tuum.
Il sentit, avant même de comprendre le sens, l’aspect péremptoire du texte, un aspect qui lui était entièrement destiné, personnellement. Il rassembla alors, laborieusement, ses réflexes de latiniste pour trébucher sur une traduction plus difficile que la précédente. L’émotion, mais surtout l’inquiétude par anticipation qu’il avait éprouvée, ne lui facilitaient pas la tâche. En vérité la traduction était réellement plus ardue, il en convenait ; le latin avait le génie de rendre concis ce que le français énonçait avec plus de mots ; sa syntaxe plus élaborée compensant l’absence de déclinaison. Et c’est justement dans les déclinaisons que résidaient les subtilités de cet idiome éteint et c’était encore dans la juste évaluation de celles-ci que se nichait le défi ludique de la version. Il fallait qu’il se reprenne à ce jeu excitant qui l’animait il y a peu pour parvenir à rendre intelligible une langue venue de trop loin pour être saisie avec une aisance courante.
Pour bien assoir sa pensée, il remit le livre sur le bahut, sous le miroir, tira la chaise empaillée et s’installa avec un surcroit de précautions comme un joueur d’échecs qui revient à la partie après un coup sensible de la part de son adversaire. Il se mit au travail, passant et repassant compulsivement ses mains dans ses cheveux, parlant, tantôt à voix haute, tantôt à voix basse, croisant parfois, malgré lui, son regard dans le miroir délavé qui lui rendait crûment sa propre obsession par la nervosité qu’il ne pouvait se dissimuler. Enfin, alors que le soleil était en partie masqué par les crêtes du massif occidental, que la pénombre nécessitait de l’éclairage, en dépit de la phosphorescence du manuscrit, en partie vierge, il eut un ricanement infantile de contentement, comme s’il voulait conjurer une nouvelle désillusion, mêlée de stupeur cette fois-ci. Alors il se leva lentement, et il lut à voix haute ce qui devait être une révélation :
Te voilà arrivé bien vite au bout de ta quête, voyageur prétentieux !
N’as-tu pas encore saisi que toute récompense réclame son équivalent,
que pour passer de l'ombre vers la lumière il faut compter sur un allié que l'on ne peut ignorer ?
Ce livre est ton sablier.
Une fois encore le texte présentait deux niveaux de lecture : le premier explicite et relativement intelligible pouvait se suffire à lui-même ; le second, en dépit de l’utilisation des concepts simples d’ombre et de lumière, antonymie déjà présente dans le préambule, était formulé avec plus de véhémence, comme une injonction voire comme l’irritation de celui, ou celle, qui avait tracé ces quelques lignes. L’utilisation de l’adjectif prétentieux lui était clairement destinée, du moins elle l’était au lecteur qui se trouvait en possession du livre. Alors pourquoi prétentieux ? Sans doute parce qu’il avait eu l’audace de considérer l’ouvrage comme un simple carnet vierge ou bien d’être parvenu à la dernière page sans s’être acquitté d’une tâche qu’il ne saisissait pas encore. Il penchât pour la seconde interprétation, tout en s’offusquant d’être traité de prétentieux alors qu’il ne disposait d’aucun élément pour déterminer la nature exacte ainsi que la finalité de ce grimoire. Encore heureux qu’il sache lire le latin ! Mais l’ouvrage avait été écrit à une époque où les gens qui savaient lire lisaient avant tout en latin se disait-il. Il n’avait cependant aucune idée de l’âge du recueil, seuls les caractères hybrides entre la lettrine caroline et la gothique lui laissaient présumer d’une plage historique somme toute assez large. Donc, même dans l’unité de temps sa considération explicite du volume était nimbée d’une brume opaque.
Ensuite : Te voilà arrivé bien vite au bout de ta quête ; qu’il ait brulé des étapes, il en convenait facilement, mais quelles étapes ? Le corps de l’ouvrage étant totalement vierge, étrangement vierge d’ailleurs…pourtant c’était au lecteur, chanceux ou malchanceux, l’avenir nous le dira, que s’adressait cette injonction mâtinée de reproche et donneuse de leçon. Enfin de quelle quête était-il fait référence ? Le mot en lui-même faisait partie de la terminologie habituelle des contes et légendes mais dans ces derniers la quête était par avance clairement définie, ici il avançait à l’estime se disant que, pour l’instant, sa quête première serait d’en déterminer la véritable.
Ensuite une notion d’échange, plutôt de pacte, pour rester dans le même registre, se faisait valoir : N'as-tu pas encore saisi que toute récompense réclame son équivalent. Voici une réprimande non dissimulée qui se devait de provoquer l’irritation, surement un sentiment d’échec mêlé à de la culpabilité qui allait de pair avec le lecteur. Elle commençait par une interrogation indirecte, négative qui avait valeur d’affirmation mais qui relevait le caractère ambigu d’un échange : son équivalent. Son équivalent, mais son équivalent ou une symétrique contrepartie de quoi ? L’indice était suggéré dans la seconde partie de cette question qui avait valeur de constatation critique : « que pour passer de l'ombre vers la lumière il faut compter sur un allié que l'on ne peut ignorer ? ». Une fois encore l’évocation, en apparence simpliste de deux contraires : l’ombre et la lumière, était utilisée. Mais cela confirmait bien une notion de passage, du sombre au lumineux, de l’ignorance à la connaissance, du végétatif au dynamique, de la torpeur à l’état de veille, de toute une série d’associations contraires faisant référence à la lutte millénaire du bien et du mal. Mais en l’occurrence la lumière ici évoquée provenait-elle du bien ? La question restait en suspens et alourdissait l’impression trouble que Simon ressentait depuis qu’il avait ouvert ce livre. A ce sujet il avait déjà décidé de ne pas brider son ressenti ainsi que son intuition, et à ce stade de son exploration, celles-ci l’inclinaient à la plus grande méfiance ainsi qu’à une prudence tout aussi aigüe. Toutefois la nature de cet équivalent, son allié comme il était considéré, demeurait encore floue, la question restait en suspens. La suite livrerait assurément la réponse. C’est l’exhortation qui se terminait par un semblant d’éclaircissement, introduisant un concept nouveau qui s’acoquinait très bien avec l’alternance des jours et des nuits, qui apporta la solution : les phases de lumière et les phases d’obscurité. En d’autres termes il était question du « temps », d’une manière de l’estimer en tout cas : « Ce livre est ton sablier ». Simon visualisa instinctivement un sablier laissant écouler inexorablement une quantité bien circonscrite de sable, il vit le réservoir supérieur se vider irrémédiablement et celui du bas recueillir, tout aussi inéluctablement, un sable fin, aussi blanc que les pages de parchemin immaculées de ce livre noir, par la logique incontournable de la gravité. Cette loi physique, que personne ne pouvait mettre en doute, l’étreint subitement comme un relent de fatalité. Il saisit instantanément, implicitement, un concept qu’il ne pouvait nommer dans l’instant mais qui comportait à lui seul plusieurs sous-concepts tels que la notion d’infini face à la finitude, la destinée face à la contingence, la foi face à la théorie de causes à effets. Encore des opposés ! pensât-il, mais cette fois-ci ces oppositions trouvaient un écho bien réel, bien concret et terriblement concevable tant dans sa chair que dans son esprit. Ce livre en était l’incarnation en apparence immobile mais qui insufflait dans sa psyché l’idée que l’inéluctable se combinait avec la multiplicité des possibles, le libre-arbitre avec la prédestination. Il en ressentit comme une lame de fond qui venait dévaster les rives sans protection de sa raison et de sa fragile conscience de lui-même. Il comprit alors que les pages blanches du livre n’étaient qu’une facette d’une même réalité, une réalité dont il était désormais et irrévocablement lié. Mais de quelle manière ? Ce lien qui relevait du surnaturel, il le ressentait paradoxalement, de manière tangible. Il accordait de ce fait à ce livre une existence indépendante et, en même temps inextricablement liée aux fils invisibles de la sienne.
Les enchainements des possibles et l’infini qui en découlait se confrontaient avec l’idée d’un monde délimité, régi par un grand horloger, un démiurge qui serait responsable de l’histoire de chacun. Il sentait, au fond de ses tripes, un tiraillement épique que seul lui pouvait éprouver. L’antinomie ultime se dessinait à présent, la question fondamentale du sens de la vie et du paradoxe de la conscience. Le vide fait-il partie d’un tout, ou bien le tout procède-t-il du vide ? Le sablier représentait le caractère inexorable du temps qui modèle les consciences et qui maintient, solidement liés l’un avec l’autre, l’idée inconcevable de l’infini et celle tout aussi inconcevable du vide, du néant, du rien… La frontière entre les deux était bien fragile, quasiment imperceptible, les deux abstractions s’enfuyant sitôt effleurées par le trivial raisonnement des hommes. A la fois concevables par le biais de la théorie mais demeurant insaisissables lorsqu’il s’agissait de les transposer dans le monde réel.
Ces assertions, car il s’agissait bien de cela, sinon quoi d’autre ? laissèrent Simon chancelant, comme vidé de sa substance. Ses mains et ses jambes tremblaient comme sous le coup d’une immense faiblesse. La sueur commençait à perler sur son visage et, malgré une température relativement tiède, il ressentit comme un froid glacial qui se rependait dans son corps à chaque nouvelle pulsation que son cœur envoyait dans son corps mais aussi dans son âme. Il fixa le miroir et ce qu’il vit n’était rien d’autre que la peur qui déforme les traits d’un homme, aussi angélique soit-il.
Il lui restait encore la lettre cependant. Une clé possible à ne surtout pas négliger. Celle-ci serait peut-être plus explicite…
Trois coups distincts se firent entendre, on frappait à sa porte. Une seule priorité, le codex, le cacher, vite. La tension nerveuse revint aussitôt, elle redonna de la vivacité à ses muscles, il ne reprit véritablement le contrôle de lui-même qu’une fois le livre noir dissimulé sous son matelas. Il se rua vers la porte, voulant à tout prix éviter d’attiser une quelconque curiosité chez celui ou celle qui frappait. Il dégagea maladroitement le loquet et ouvrit avec une violence qui rendait artificiel son désir de paraître normal. En face de lui se trouvait Maria. Face à elle, il n’y avait pas lieu de s’interroger, son regard profond renvoyait au jeune homme, par son étonnement, l’ardente fébrilité qui l’animait.
‑ Monsieur Simon, je suis désolée je vous dérange…
‑ Pas…pas du tout Maria, qu’y a-t-il ?
‑ Eh bien, c’est l’heure du repas Monsieur Simon, vous allez bien ?
‑ Heu, oui, oui, tout va bien, mais quelle heure se fait-il ?
‑ Tout ce que je peux vous dire c’est que le soir est bien tombé, si vous avez faim le repas vous attend en bas, bien chaud…
‑ Je meurs de faim Maria…
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