chapitre IV Machecoul

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Il arriva enfin sur la placette qui servait lieu de centre. Rapidement détachée, Louison alla remplir son énorme ventre au point d’eau. Emile s’approchât lentement de ce qui faisait office de porte, nullement déconvenue de ne pas être accueilli par le maître des lieux, il frappa lourdement sur cette juxtaposition de planches, plus ou moins serties, et se fit entendre.

Adiu, Auguste, que soi aqui, t’èsperam !!

Lentement Emile, me donne le temps !!

La voix qu’entendait Simon semblait, a priori, chaude, modulée par des notes dont la musicalité laissait entrevoir le concept convenu de l’hospitalité, une déclamation propre à sa profession dépourvue d’affect. En tous cas, il commençait à se dire qu’il serait accueilli avec un minimum de formes, comme le client qu’il était, tout simplement. Son impression auditive ne s’en trouva pas totalement confirmée, lorsqu’il vit l’homme, de toute sa hauteur, surgir de la pénombre qui régnait à l’intérieur. Avant même que leurs regards ne se croisent il put confirmer, en partie, que son physique avait l’apparence et correspondait à l’impression sonore qu’il en avait déduite, cependant il dégageait du personnage une rondeur générale, un homme bien nourri mais une rondeur qu’il affichait sans conscience, qui donnait à penser que cet embonpoint avait valeur de médaille, de décoration, dans la société ici présente. Pourtant son habillement laissait à désirer, son large pantalon, gris-bleu, de toile épaisse, arborait sans complexe, une multitude de tâches, son gilet de peau brun clair donnait la contenance à la chemise qui fut il y a longtemps blanche, un semblant de notabilité. Son visage n’était pas bouffi, en dépit de la rondeur générale qui le caractérisait, un naturel comblement des vides, son petit nez, large, arrondi à son extrémité, ses lèvres encadrées par les rides du rictus caractéristique des gens qui ont pour habitude de sourire et pourquoi pas rire, donnaient à l’homme l’impression d’une générosité sans stratégie. Le taiseux qu’avait évoqué plutôt Emile ne correspondait pas à cette première impression. Mais tout se passa en une fraction de seconde dans la psyché de Simon jusqu’à ce que leurs yeux ne se croisent. Instant particulièrement important pour les hommes de cette fin de siècle, encore rarement accoutumés à la photographie, loin de la démocratie culturelle souhaitée par les différents gouvernements en place. Il n’y avait rien de tel en ces lieux, l’idée même pouvait passer comme totalement incongrue !

Une fois ce passage en revue effectué, Simon ne put s’empêcher de déceler dans le regard de son futur hôte comme une appréciation que l’on voit souvent chez les maquignons quand ils sont sur le point d’acheter une bête. Il se considéra, non pas vu au travers de son âme qu’il mettait toujours en avant dans les salons de Montpellier et qui lui réussissait plutôt bien, surtout auprès de la gente féminine, mais comme l’objet juste considérée par sa résistance, sa capacité de travail qu’aurait considérer comme valeur essentielles un acheteur d’esclave. Bref un homme sans âme, dépourvu de vie intérieure, juste bon à accomplir des tâches ingrates et particulièrement physiques.

Cependant le sourire franc et total que lui gratifia l’homme mis rapidement aux oubliettes de sa conscience l’impression instinctive qui l’animait en une fraction de seconde, juste précédemment. Sa nature, avant tout orientée vers l’altruisme, le poussait constamment à considérer l’autre avec l’indulgence dont il se faisait un dépositaire assumé et qui, selon lui, n’était que la seule manière, dénuée de toute hiérarchie factice, de pouvoir vivre pleinement la multitude des rapports humains, demeurait son credo. Pourtant, et cela il ne le comprenait pas, son idéalisme était la mère de ses souffrances. Bien qu’éduqué, Simon faisait de son bagage et des nombreuses réussites sentimentales, qu’il n’était pas facile d’entretenir en cette époque qui prônait une antinomie : Liberté, égalité, fraternité / Convenances morales, préjugés et différenciation de classe, le moyen de se confondre dans ses fantasmes avec le tampon libérateur de ses maîtres. C’était donc un jeune homme, en apparence brillant, sa sensibilité pouvait lui donner raison, mais largement éloignée de l’anthropologiquement vrai, lorsqu’il fit la connaissance d’Auguste.

Sans faire cas de toute solennité, Auguste se précipita au-devant de Simon qui descendait du charriot et ne tenant aucunement compte de sa zone intime, implicitement entendue avec les personnes ne faisant pas partie d’un cercle familier, lui passa une main caressante sur son dos, voulant marquer de ce fait le petit exploit qu’avait effectué le jeune homme pour se hisser à une altitude avoisinant le millier de mètres. Puis, tout naturellement, il lui serra la main, offrant par son sourire sa dentition aux antipodes de l’hygiène élémentaire, une poignée de main, qui, par contre, relevait de celle d’un homme habitué au travail rude propre à son milieu mais, pour autant, non dépourvue de la moiteur liée à l’anxiété. Il faut savoir, qu’à ce moment précis, Simon n'était nullement capable de verbaliser ses impressions, il distillait ses pensées, dans le maelstrom qui configurait son immédiateté.

Précédé par Emile qui devisait en occitan avec son hôte, il laissa divaguer son regard alentour, tentant de percevoir un habitant qui ne fut pas une silhouette fugace derrière l’embrasure d’une fenêtre. A part les relents d’une cuisine indéfinissable, quelques éclats de voix mais surtout un chuchotement généralisé, il se sentait observé, scruté par de nombreux regards dissimulés.

Une fois à l’intérieur, il se trouva au milieu d’une grande pièce dont l’espace était anarchiquement organisé par plusieurs longues tables sales, dont la patine sans âge confortait le sentiment de délabrement et de laisser-aller qu’il avait ressenti en découvrant, il y a peu, l’ensemble de la localité. Les quelques ouvertures diffusaient une lumière avare, bien qu’il fut midi, mais qu’assombrissait le auvent discontinu qui entourait l’auberge. Au fond, en face de lui, se trouvait un comptoir massif construit du même bois qui composait la charpente au-dessus de sa tête, du chêne. Derrière celui-ci s’étalaient sur une planche, aussi longue que le comptoir, un grand nombre de chopes d’étain, des bouteilles de verre opaques contenant assurément du vin et d’autres en terre cuite pour une quelconque liqueur. Il vit sur sa gauche, à moitié caché par un des solides piliers supportant le plafond de bois, un homme recroquevillé à une table, près d’une fenêtre, une chope à la main, totalement étranger à ce qui se passait, la tête légèrement penchée, tournée vers la fenêtre, dans une posture de rêverie. Puis, à l’invitation d’Auguste, il se dirigea vers un escalier précaire qui menait à l’étage. Emile, pour sa part, s’était rapproché d’une barrique qui flanquait le comptoir et se remplissait copieusement une grande chope, le sourire frétillant, et leva cette dernière vers Simon quand le jeune homme se hissait, à la suite du maître des lieux, vers ce qui devait être sa chambre.

— Soyez pas trop difficile, jeune Monsieur, c’est très modeste par chez nous, par contre, ce qui est sûr c’est que vous manquerez jamais d’eau propre pour vous débarbouiller, Maria y veillera, c’est elle aussi qui s’occupera de votre ménage ainsi que de votre linge.

La surface de l’étage était sensiblement la même que celle du bas, mais plus basse de plafond, d’ailleurs il n’y en avait pas, on voyait les poutres qui supportaient le faitage du toit. La seule isolation était constituée d’un chaume grisâtre qui comblait les interstices entre les lauzes. L’étage était séparé sur toute sa longueur par un couloir qui donnait vers le couchant sur trois portes et vers le levant par ce qui ressemblait plus à un grenier, nullement cloisonné, dans lequel Simon pût y discerner un pantalon rouge et bouffant des chasseurs d’Afrique, quelques jambons qui séchaient accrochés aux solives, des jarres de toutes dimensions et un meuble qui détonnait par la richesse de son ornementation. Il le situa entre le Rococo et la froide symétrie du Premier Empire, un meuble dont l’aspect général réunissait par on ne sait quel miracle la lourdeur des commode paysanne et une légèreté, par ses courbes, qui ne pouvaient être due qu’à la maîtrise remarquable d’un ébéniste de talent. C’était un meuble sans âge, en somme, parfaitement astiqué et, lui sembla-t-il, il en émanait comme une odeur de cire d’abeille.

Ils arrivèrent à la dernière porte, Auguste n’eut pas à utiliser de clé pour l’ouvrir car elle était dépourvue de serrure et il fit pénétrer le jeune homme dans une pièce de bonne taille, mansardée par l’angle de la toiture, avec une fenêtre qui laissait déverser la claire lumière du soleil et donnait vers ce qu’il avait entrevu, au débouché des pierres levées, comme ce qui lui semblait être un promontoire rocheux donnant sur le précipice. Un lit massif avec un large matelas de laine, une petite table à côté de la fenêtre de laquelle était rabattue une lourde étoffe servant de rideau et d’isolation pour les mois d’hiver, une chaise de paille. Près du lit se trouvait un tabouret à trois pieds sur lequel était disposée une vasque en émail craquelé, et entre les trois pieds, un seau d’aisance. Il n’avait pour ranger ses vêtements et ses outils qu’un gros bahut vermoulu au-dessus duquel était accroché un miroir terni par le temps.

— Vous pouvez disposer la pièce comme vous le souhaitez Monsieur, les draps sont propres et si vous avez besoin d’une couverture supplémentaire, parce que les nuits sont encore fraîches par chez nous, vous n’aurez qu’à demander à Maria.

— Maria ? se rappelant l’allusion qu’il en avait faite précédemment.

— Oui, ma fille, elle ne va pas tarder, elle est partie relever les pièges, si vous aimez le civet vous serez pas déçu. Vous descendrez bien vous désaltérer avec nous, le chemin est rude pour venir jusque par ici.

Agréablement surpris par l’amabilité du personnage et qui ne correspondait nullement avec le portrait de taiseux qu’en avait fait Emile, il se fit une joie de les rejoindre dans la grande salle commune.

Encadré par ses deux allègres compagnons, Simon sentit la tension accumulée par ce fastidieux voyage, surtout rendu pénible nerveusement par l’inconnu qui l’attendait et les signes de mauvaise augure qu’il avait cru entrevoir, s’estomper avec l’alcool de gentiane qui lui réchauffait l’estomac et aussi l’âme. Il trouvait son logement tout à fait honorable et commençait à trouver, dans l’austérité du causse ainsi que de son bourg, un « je-ne-sais-quoi » de pittoresque. Et puis vivre à la dure ne lui faisait pas peur, ce serait pour lui une épreuve formatrice qui s’accommoderait bien de son tempérament optimiste.

Adiu padrito ! Que lo paire de la villa es arribat ! Me calguèt un temps per preparar lo menjar ! Bon jorn Monsen !

En entendant cette voix féminine, chantante et pleine de jeunesse, Simon se retourna et vit dans le contre-jour de la porte d’entrée la silhouette gracile d’une jeune fille tenant au bout de chacun de ses bras les corps pendants de deux gros lièvres.

— Elle vous salue Monsieur, lui signifia par un coup de coude Emile, que la gentiane avait affranchi de la distance respectueuse qu’il avait eu jusqu’à présent.

— Bonjour, Mademoiselle, vous êtes Maria je suppose ? lui répondit-il, en retirant sa casquette et en tentant de discerner, dans cette ombre que la lumière crue de l’extérieur donnait un air d’étrangeté, les détails de son visage.

De segur que soi Maria. Com està senhor ?

Ben, ben, Mademoiselle, heu…Domaisèla. Lui répondit laborieusement Simon, sachant que le peu de notions qu’il avait en occitan ne suffisait pas à entretenir une conversation.

— Z’inquiétez pas Monsieur elle parle très bien lo francés, intervint Auguste, puis, d’un simple regard, il signifia à sa fille de se rendre dans la petite pièce, attenante à la grande cheminée, pour y préparer les prises du jour.

Tel un mirage, elle se rendit sans un bruit dans la cuisine, et très vite on entendit le couperet découper les lièvres.

Après une quarantaine de minutes et quelques verres de gentiane, Simon se retrouva face à Emile, attablés tous deux, grisés par l’alcool qui rendait plus volubile le charretier et désinhibait le jeune homme. Ce dernier lui fit un signe de tête discret en direction de l’homme assis, tenant sa chope des deux mains comme s’il voulait éviter qu’elle ne lui échappe, il était resté dans la même posture depuis qu’il l’avait repéré, et l’interrogea du regard.

— On l’appelle ici lo sorcièr ou lo magician ou bien encore lo Metge, c’est le guérisseur en fait…Mais j’en sais pas plus sur lui. Certains disent que son pouvoir est très grand et pour rien au monde ils n’iraient voir un docteur d’en bas. J’ai jamais eu l’occasion de lui parler, y’m dérange en fait…

— Pourquoi donc ? demanda Simon, remarquant le désarroi de l’homme.

— Vous le comprendrez quand vous aurez croisé son regard, répondit Emile lui faisant comprendre, par une gestuelle non verbale, qu’il souhaitait passer à autre chose.

Simon n’insista pas, d’ailleurs le fumet du lièvre aux oignons agrémenté d’herbes aromatiques et de navet qui finissait de cuire dans un gros caquelon posé sur les braises de la grande cheminée, vint aiguiser leur appétit. A ce sujet Simon se permit une question qui l’animait depuis quelque temps.

— Et Maria ?

— Ah Maria ! Je l’ai connue toute petite, du temps de sa mère, elle est morte y’a quéquez’années durant un hiver très, très froid. La p’tite elle, c’est l’esprit de la lande, elle y connaît tous les recoins et les plantes qui y poussent aussi, c’est sa mère qui l’a éduquée en ce sens, elle approvisionne lo metge pour ses remèdes, c’est la seule ici qui le craint pas. Pour moi, c’est sa gentillesse qui l’apprivoise et puis il lui apprend l’métier comme qui dirait. Pour sûr les rares jeunes de Puyfonsac, La Rapière et même de Machecoul y se la marieraient bien. Mais elle est comme un petit animal sauvage. Comme lo metge, elle se laisse difficilement apprivoiser.

Puis par un de ces prodiges que procure l’esprit, l’allusion au guérisseur fit faire à Simon le rapprochement avec la silhouette qu’il avait aperçue sur le chariot d’Etienne. Il demanda : « L’homme mal en point qu’on a croisé à la “déclave”, vous en savez plus ? »

— J’ai ben un peu questionné l’Auguste, il a pas été généreux en renseignements, m’a dit que c’était un ancien de La Rapière qui toussait du sang et que lo metge il a rien pu faire. Ca a beaucoup chagriné Maria toutefois, va savoir pourquoi ? Un vieux de La Rapière ! Mais c’est toujours son bon cœur qui parle ! C’est un ange c’te gamine, c’est toujours une gamine pour moi, mais j’sais bien qu’c’est plus l’cas.

Il appuya sa dernière phrase par un regard sans ambigüité sur Simon, y laissant transparaître une nostalgie qui remontait à loin dans son passé.

A ce moment le civet fumant apparut sur la table, servi par Maria qui permit à Simon de voir son visage au travers d’une lumière plus explicite que le contre-jour. Il y constata un visage racé, presque noble au nez bien dessiné, droit à la racine et se terminant par un léger retroussement qui ne le rendait que plus altier, ses lèvres fines mais sensuelles masquaient à moitié une dentition parfaite et particulièrement blanche, un menton farouche soutenu par la grâce d’un cou de ballerine. Mais il n’osa pas aller plus avant dans sa contemplation, de peur de paraître indécent. Il fut frustré ne pas avoir partagé son regard. Mais l’occasion se présentera bien…

Après un repas rapidement avalé, tant les deux hommes avaient faim, le tout agrémenté par le vin aigre de la cuvée du patron, Emile pris congé d’Auguste et de Maria et laissa Simon l’accompagner harnacher la Louison. Lorsqu’il fut à nouveau sur le banc de conduite, il devait être quatorze heures. « M’est avis que je serai pas rendu avant sept heures du soir, faites bien attention à vous Monsieur Simon, » c’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom, il y avait dans son intonation comme des trémolos maladifs, inquiets. « Surtout ne vous laissez pas impressionner par toutes les légendes qui ont court par ici, c’est juste bon à désajuster l’esprit, j’vous parle comme si vous étiez mon fils, sinon j’vous dis à dans les six mois si le sentier est praticable, pas encombré par la neige, j’veux dire. »

Simon regarda longuement le charriot, plus penché du côté gauche à la place d’Emile, avant qu’il ne disparaisse derrière le remblai naturel qui enserrait Machecoul, l’abritant ainsi du vent. Il eut un serrement au cœur et sentit une vague confuse de solitude lui étreindre l’âme. Il se sentait totalement démuni en ce lieu qu’il lui faudrait apprivoiser aussi.

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