Piteux petit pont
Le lendemain, un essaim d’oiseaux bleus survola bruyamment l’épaisse branche qu’avait choisie Arkoïe pour passer la nuit, mettant fin à un rêve paisible où ses proches revenaient de la pêche les filets chargés d’œufs multicolores. Son désir d’utiliser le sursis donné par la Falaise pour s’éloigner du village avait vite été découragé par la dense noirceur de la jungle. Après quelques pas aveugles, sa seule option avait été de grimper dans un sycomore isolé et d’en faire son refuge.
Dans la fraîcheur tranquille de l’aube, Arkoïe perçut le gargouillis de la rivière et y alla remplir son outre. La végétation plongeait en douceur dans l’eau, offrant une cachette propice à la baignade. L’émissaire accrocha ses affaires à une liane et s’immergea jusqu’au ventre. La piqûre du froid revigora ses membres endormis. Sa main palpa la coupure qui lui entaillait le front et la nettoya avec grande précaution. L’écho du choc de la cage sur son crâne semblait encore résonner, mais cette ablution soulageante lui fit relever la tête avec détermination.
A une vingtaine de brassées, une falaise abrupte barrait la vue, plus haute que le plus haut des arbres. Elle bordait la rive opposée, interdisant de traverser la rivière malgré sa faible profondeur. Arkoïe, qui avait de toute façon perdu son orientation au cours de sa fuite nocturne, décida de la suivre à contre-courant dans l’espoir d’atteindre une colline donnant assez de visibilité pour retrouver son chemin.
Au détour d’un méandre, un pont se dessina et des voix se firent entendre. Arkoïe se tapit dans les fourrages, à l’affût d’un mouvement ou d’un bruissement qui ne serait pas dû à la brise matinale. Ici, la rivière s’élargissait en un marécage nauséabond dont l’odeur lui parvenait par intermittence. Un chemin entrecoupé de ponts grossiers traversait ce bourbier. La fierté du Plomb qui annonçait en avoir posé le premier rondin lui revint en mémoire. Cette naïveté lui donna le sourire, mais la présence du pont n’était pas une bonne nouvelle : comment traverser sans risquer de se montrer ?
Les voix s’approchèrent et, bientôt, une troupe émergea du bout de la falaise. Elle s’engagea sur le pont principal et la pâleur orangée du levant révéla une centaine de silhouettes couleur de bronze, maigres et voûtées, évoluant avec peine. Elles étaient rangées par dix, pieds et poings liés par des cordes et des chaînes qui cliquetaient lourdement à chacun de leurs pas. Autour, une poignée d’entre elles gravitait librement, aboyant des ordres inintelligibles.
Un fouet claqua ; quelqu’un s’effondra dans un gémissement déchirant. Arkoïe jappa d’indignation mais regretta aussitôt. Son cri aigu ne pouvait passer pour l’écho du fouet. Tandis que deux gardes relevaient l’invalide, deux autres se penchèrent à la balustrade, et scrutèrent les bas-fonds. Arkoïe se figea, redoutant que le blanc de ses yeux ou le tambourinement de son cœur trahisse sa présence. Quelques mots furent échangés, sûrement comme « Ce doit être un rongeur ou un canard », car les gardes renoncèrent et se remirent à harceler leurs congénères en toute quiétude.
Quand une crampe germa dans sa cuisse, l’émissaire se décida à sortir de sa cachette. Face à cet esclavage éhonté, l’étonnement avait laissé place à une colère profonde qui lui donna le courage de patauger dans les bas-fonds, escalader le piteux petit pont, et se lancer à la poursuite de la troupe. Son objectif était encore flou, mais ce n’était pas envisageable d’avoir connaissance de cette misère sans essayer d’y remédier. De la berge, un chemin dégagé menait en ligne droite vers un escarpement rocheux. La troupe s’était arrêtée au contrebas et les gardes distribuaient pelles et pioches aux esclaves. Même en s’approchant dangereusement, Arkoïe ne put comprendre un mot de leurs instructions. A l’évidence, il s’agissait de creuser. Son regard se fixa au loin sur un pic triangulaire et un frisson lui traversa l’échine : la pyramide se dressait à moins de mille pas, si bien que la Falaise n’avait qu’à ouvrir sa porte de paille pour surveiller les travaux.
Un tunnel s’ouvrait dans le flanc de la paroi rocheuse, soutenu par un linteau de bois pourri. Les esclaves s’y engouffrèrent, faisant tinter leurs entraves et leurs outils.
– Puisqu’il reste des pioches, réfléchit Arkoïe quand les derniers dos de bronze eurent disparu, je pourrais en prendre une pour attaquer les gardes par surprise. La diversion permettrait aux esclaves de neutraliser les autres pendant que…
Une bourrasque porta à ses narines la puanteur du marais et, avec elle, la rumeur d’une vive mélopée. Pivotant juste à temps pour voir une autre troupe sur le pont, Arkoïe se jeta à plat ventre dans le fossé. Son corps tomba mollement dans une boue grisâtre et sulfureuse. Le chant prit de l’ampleur tandis que les pas encordés s’approchaient. Une vingtaine de voix puissantes devaient y participer. Les paroles étaient dans un dialecte inconnu, mais le ton semblait enjoué, énergique. Le groupe fit une halte au niveau d’Arkoïe, qui ne bougea pas malgré la boue qui lui attaquait le visage. Un ordre nasillard fit séparer le groupe en deux. Une partie continua vers la pyramide mais l’autre quitta le chemin pour rejoindre la forêt. Une multitude de pieds traversa le fossé dans un grand éclaboussement, et Arkoïe n’eût qu’à tendre le bras pour les toucher. Personne ne remarqua sa présence grâce à la boue qui enduisait – et brûlait – sa peau.
Dès que possible, Arkoïe se releva et courut à la rivière, au risque de donner l’alerte. La bourbe corrosive lui transperçait le front, essayait de creuser sa blessure pour entrer dans son crâne. Ses yeux refusaient de s’ouvrir de peur d’être dévorés eux aussi. Arkoïe plongea la tête dans l’eau et la frotta frénétiquement, oubliant de respirer devant l’impulsion de se défaire de cette boue.
Au bout d’un moment, le cauchemar cessa et sa respiration ralentit. Sa peau avait pris une teinte violacée mais ne brûlait plus. Tout autour, l’eau était trouble : le fossé y vomissait sa fange par à-coups, formant une traînée répugnante qui suivait le courant. Ignorant sa douleur, Arkoïe regagna la forêt sans perdre un instant. Les esclaves n’étaient pas difficiles à trouver, car leur chant portait à des lieues à la ronde. Leur troupe s’était répartie autour d’une clairière encombrée de sciure et de troncs débités. Des binômes s’attaquaient à d’autres arbres encore debout, les coups sourds de leurs haches rythmant leur chant. Tout le monde s’appliquait à sa tâche et il ne semblait pas y avoir de gardes. Arkoïe se faufila pour observer deux des manœuvres, qui débitaient des rondins un peu à l’écart. Leur peau de bronze luisait de sueur et ondulait à mesure que leurs muscles se tendaient. Leur chant mystérieux, leur force brute, donnaient l’impression d’être face à des créatures surnaturelles. L’une d’elles achevait de scier une bûche noueuse. Elle fléchit les cuisses, jeta le rondin sur son épaule, et bondit vers la clairière en chantant de plus belle. L’autre prit la scie et entama la bûche suivante.
– Je peux t’aider ? offrit Arkoïe en sortant de sa cachette.
Les muscles se figèrent, le grincement de la scie et la beauté du chant s’évanouirent. Les grands yeux noirs clignèrent avec furie, comme s’ils rejetaient tour à tour toutes les hypothèses pouvant expliquer cette présence inconnue.
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