La Loi du Flegme

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Défi : Un Dernier Éclat

Dans un monde où la joie était devenue un crime, le ciel avait depuis longtemps abandonné ses teintes chatoyantes. Des nuages épais et gris s’étendaient comme une étouffante couverture, écrasant les âmes sous leur poids. Ici, tout éclat de rire, tout sourire sincère, était surveillé par des drones silencieux qui flottaient comme des mouches au-dessus des rues pavées de cendres.

Le Conseil du Flegme, une organisation opaque dirigée par une élite sans visage, contrôlait la population avec une discipline de fer. Depuis la Grande Euphorie — un événement tragique où une foule en liesse avait déclenché un chaos meurtrier —, la joie était déclarée responsable de la destruction. La doctrine était simple : être heureux, c’était risquer la folie.

Dans les rues, les passants marchaient avec des masques neutres collés à leur visage, des dispositifs qui émettaient un signal d’alarme si un sourire, même imperceptible, venait à apparaître. Les écrans qui bordaient les bâtiments diffusaient en boucle des discours monotones et des images de visages ternes, rappelant que « la neutralité est paix ».

Rémi était un employé exemplaire. Trente ans, une vie dédiée à des tâches répétitives dans une usine où il assemblait des masques de neutralité. Chaque jour, il rentrait dans son appartement gris, mangeait son repas sans saveur, et regardait l’écran imposé par le gouvernement. Pourtant, ce soir-là, quelque chose changea.

En traversant une ruelle sombre, il remarqua un éclat de couleur vive. C’était une affiche froissée, collée à un mur écaillé. Dessus, une femme aux cheveux rouges riait à pleines dents. L’image semblait presque vivante, comme si son rire pouvait résonner dans l’air lourd. Fasciné, Rémi arracha l’affiche, mais un bruit le fit sursauter. Un drone planait au-dessus de lui, son œil rouge braqué sur sa trouvaille.

Il courut.

Chez lui, à l’abri des regards, il étendit l’affiche sur sa table. Son cœur battait à tout rompre. Pourquoi cette image le troublait-elle autant ? En la contemplant, il ressentit une chaleur inconnue monter en lui. Ses lèvres tremblèrent et, contre toute attente, elles s’étirèrent en un sourire fugace. Aussitôt, son masque émit un bip strident. Il l’arracha de panique.

Quelques jours plus tard, Rémi fut approché par une femme dans une station de métro déserte. Elle portait un manteau délavé, mais ses yeux brillaient d’une étrange lueur. Elle murmura :

« Je sais ce que tu as vu. Tu n’es pas seul. »

Elle glissa un billet dans sa main avant de disparaître. Il contenait une adresse écrite à l’encre rouge. Rémi hésita pendant des jours, mais la curiosité finit par l’emporter.

L’adresse le mena à un sous-sol faiblement éclairé. Une douzaine de personnes étaient rassemblées là, des visages découverts, des regards emplis d’une joie clandestine. L’un jouait d’une guitare éraillée, un autre chantait doucement une mélodie interdite. Mais c’était surtout les rires qui frappaient Rémi. Des rires libres, maladroits, presque effrayants dans ce monde où tout était étouffé.

Ils étaient Les Rieurs Cachés. Leur mission : ramener la joie dans un monde où elle était devenue une menace.

Mais la rébellion avait un prix. Lors d’une grande soirée clandestine, où plus d’une centaine de personnes dansaient et chantaient, les drones firent irruption. Les murs vibraient sous les basses de la musique, les corps tournaient comme des ombres illuminées par des projecteurs improvisés. Puis vinrent les éclats de lumière rouge, les cris, et le silence.

Rémi fut capturé. On le conduisit dans une chambre blanche où siègeraient trois figures masquées.

« Pourquoi avez-vous choisi la joie, alors que nous vous offrons la paix ? demanda l’un d’eux.»

Rémi sentait les murs se refermer sur lui. Les lumières trop blanches lui brûlaient les yeux. Il murmura :

« Parce qu’être vivant, c’est ressentir. Et sans joie, il ne reste que des ombres. »

Les figures masquées ne bougèrent pas. Elles se contentèrent de hocher la tête en silence. Un bruit sourd retentit, et Rémi fut emporté dans un couloir sombre, où les murs semblaient suinter une étrange humidité froide. Au loin, des murmures étouffés se mêlaient à des sanglots.

Il fut jeté dans une cellule vide, si étroite que ses épaules touchaient presque les murs. Une étrange musique monotone était diffusée par un haut-parleur, semblable à un bourdonnement insidieux qui semblait s’infiltrer dans son esprit. Chaque minute semblait être un siècle.

Mais au fond de lui, un éclat subsistait. Une étincelle fragile. Il se souvenait de l’affiche, du rire de la femme aux cheveux rouges, et il sut qu’ils ne pourraient jamais tout lui prendre. Cette pensée seule suffit à courber ses lèvres dans un ultime sourire. Un sourire, aussi fugace que révolutionnaire.

Dans les entrailles de la cité sombre, Rémi devint une légende murmurée par ceux qui résistaient encore. Une promesse que, même dans les ténèbres, la joie finirait par renaître.

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Oï.

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