Chapitre 3 : L'appel
HORIS
Où suis-je happé ? Vers l’inconnu ? Ce serait un moment idéal pour que le temps s’arrête.
Horis flottait dans le vide. Bras et jambes tendus, la sensation d’osciller se couplait à celle de plénitude. Chaque inspiration l’enfonçait dans cet espace inodore. Chaque mouvement paraissait vain en ce lieu imperceptible. Partout où il rivait ses yeux, il concevait l’inhomogénéité et l’immensité.
Tout ceci semble si réel… mais inaccessible.
Le mage se laissait emporter par le courant de flux. Immobile, suspendu. Équilibre était requis : il lui suffisait de s’apaiser, et ainsi son pouvoir circulerait en lui. Nulle nécessité de le libérer lorsque l’environnement lui exigeait le contraire.
Il y a quelque chose de plus grand. De plus important que nos futiles préoccupations. Jamais nous ne le conquerrons, tant nous sommes occupés à nous détruire.
Une nuée de poussière l’aveugla. Lui qui l’imaginait invisible, simple force absorbante, ses effets s’étendaient au-delà de ces expectatives. Dominait toutefois la lumière au milieu de ce fond noirâtre. Parfois diffuse, d’un léger bleuté, pointillant dans une bien précise direction. Quelquefois ponctuelle, localisée, éblouissant de tout son spectre. Surtout omniprésente, sous maintes formes, aux mystères révélés derrière les fausses ténèbres.
Je prospère à d’impensables distances. Là où nul ne s’est jamais rendu. Où seules de rares observations, cumulées avec notre imagination, peignent ce tableau infini.
Tout pouvait se voir, rien ne savait être entendu. Hormis une voix. Grave, profonde, d’abord inaudible, mais qui progressivement se faisait intelligible. Horis reconnut avec facilité cet homme encapuchonné, habillé d’une houppelande mordorée. D’emblée sa gorge se noua.
— Horis, appela Khanir. Ton passé t’influence. Sauras-tu t’en détacher ? J’en doute. Si tu ne t’en libères pas, c’est la mort qui t’attend.
— Plus jamais je n’écouterai vos conseils, répliqua Horis. Plus jamais je ne succomberai à une néfaste autorité. Restez sous terre !
— Le ciel est ma demeure. J’y suis en paix. Rejoins-moi et tes troubles disparaîtront.
— Ma place n’est pas dans la vastitude de l’univers, mais dans notre petit monde. J’ai un rôle à jouer, même si j’ignore encore lequel.
— Tu te limites toi-même. Ayant subi moult souffrances, ne penses-tu pas qu’il serait temps de soulager ton esprit ? Cette planète ne nous mérite pas. Nous sommes supérieurs.
— Vous ne méritez aucune considération après la destruction que vous avez causée !
— Qu’il en soit ainsi. Sombre dans l’ignorance. Chute dans l’inexorable.
Plus rien ne retenait Horis dans l’abîme. Aussi s’enfonça-t-il au sein de l’immatériel, vers sa propre fin. Ou un autre commencement.
Il se réveilla dans un retour abrupt au réel.
— Encore ? fit Médis. Tu transpires, comme suffoquant, les yeux cerclés de cernes. Un mauvais rêve, j’imagine ?
Étendu sous la fraîcheur d’une ombre, sur des grains de sable amoncelé en butte, Horis se tourna vers sa camarade. Fidèle à elle-même. Enfin, cela vaut toujours mieux que de voyager seul. Médis était assise, toujours à l’aise dans son ample tunique carminée et son pantalon en tissu. Elle avait enterré ses boucles d’oreille à côté : le mage les voyait dépasser de la couche dorée. Le passé peut-il s’ensevelir si facilement ?
— J’ai rêvé de Khanir, révéla Horis. Une fois de plus.
Une moue dépara les traits de son amie comme il se redressa. Sembi et Milak, à l’écart, se renfrognèrent en appréhendant les propos de leur ami. De la poussière s’agglomérait dans leurs cheveux tandis que leur veste et leur capuche brunâtre étaient couverts de plis. Même les survivants resteront marqués par ces événements… Je suis content de les avoir retrouvés, mais nous sommes bien peu de quatre pour poursuivre notre lutte. Les autres doivent s’être dispersés… Ou bien ils sont morts.
Déjà le désert s’irisa d’une teinte orangée, inondée de la nitescence matinale. Peut-être est-ce le moment d’admirer. D’oublier. Comme si nous pouvions qualifier cet instant de répit…
— Le pire est derrière nous, déclara Médis. Tu ne dois pas laisser son souvenir te hanter.
— Tu crois que je me fais du mal volontairement ? rétorqua Horis.
— Non, bien sûr. Comment se remettre de tels événements ? Comment…
— Personne ne le sait, murmura Milak.
Médis se claquemura en réminiscences. Ses sanglots résonnèrent de pleine intensité, aussi il lui était futile de se pencher pour camoufler ses larmes, malgré les tentatives de consolation de Sembi.
— Khanir a eu une fin trop clémente, regretta-t-elle. Il a vu sa mort arriver, il a eu le temps de prononcer ses ultimes soupirs. Il n’a pas eu autant de pitié envers Bérédine.
— Je suis désolé…, murmura Horis.
— Tu as perdu Igdan. Nous avons tous eu notre lot de douleur… Combien de vies ont été détruites à Doroniak ?
— Beaucoup trop.
— Et maintenant nous sommes égarés. Il va falloir repartir du début. Faire renaître chez le peuple la confiance aux mages, ce alors qu’ils vont être jugés responsables de ce massacre. Vu de cette perspective, la victoire semble impossible.
Horis voulut répliquer, toutefois les mots se calèrent dans sa gorge. Voilà que nous exprimons nos remords. Si nous sombrons tous deux dans le pessimisme, notre lutte ne battra pas de l’aide. Il s’engouffra tant dans ses pensées qu’il avisa à peine ses amis empaqueter leurs affaires. Médis secoua son sac et se renfrogna face à sa trop inquiétante légèreté. Difficile de s’approvisionner en nourriture dans un tel endroit. À contrecœur, Horis suivit le mouvement, et les mages s’enfoncèrent dans les profondeurs du désert.
Même s’ils ignoraient où se diriger.
Pareille pérégrination pouvait s’étirer des semaines durant. Piégé dans la répétitivité du biome, foulant l’inépuisable sable, Horis aurait espéré assister à l’envol de condors. Tout juste apercevait-il coyotes et chacals chasser filer en-deçà des élévations de roches cuivrées et de cactus. C’était quand les prédateurs se transformaient en proies que leur insignifiance les frappait.
Il était ardu de progresser lorsqu’un soleil de plomb régnait en permanence. Or guettaient faim, soif et éreintement à mesure que le nord leur dévoilait ses horizons. Ils incarnaient des obstacles de taille, si bien qu’ils enduraient la sensation de franchir une courte distance à chaque jour de voyage.
Lancinés par le pressentiment que l’exode des uns était le tombeau des autres.
La crainte des mirages persistait. Pourtant, au moment où une oasis leur apparut, ils s’y foncèrent à brûle-pourpoint. Désaltération les y accueillit pour leur plus grand bonheur, ici incarnée sous forme d’une eau aux reflets exceptionnellement azurs. Une aubaine bienvenue, quoique inattendue. Profitons-en ! Épris d’un étrange rire, Horis plongea sa gourde qu’il remplit à ras bord, après quoi il engloutit la moitié du contenant par lampées. Sembi et Milak le dévisagèrent avec perplexité bien qu’ils puisassent une similaire quantité d’eau.
— On dirait que tu avais plus soif que moi ! constata Médis. N’es-tu pas plus accoutumé à voyager dans le désert ?
— Il faut croire qu’on ne s’y habitue jamais…, contesta Horis.
Médis imita son camarade, puis renferma sa gourde une fois désaltérée. Elle émit un râle en s’asseyant contre le tronc d’un palmier. Bonne idée, après tout. Dès que son derrière toucha le sol, muscles et membres se détendirent, et de désagréables perceptions s’amenuisèrent. De nouveau ils s’immobilisèrent, se reposèrent. Isolés de tout, livrés à eux-mêmes.
— Savons-nous au moins où aller ? se risqua Horis.
— L’inévitable question ! ironisa Médis. Eh bien, si nous ne le savons pas, il faudra bien le trouver.
— C’est peine perdue pour retrouver nos compagnons, jaugea Sembi. Nous sommes livrés à nous-mêmes.
Horis arqua un sourcil. Face au regard évasif de son homologue, son regard sévit, se fit plus insistant.
— Tu avais une idée derrière la tête, n’est-ce pas ? devina-t-il.
— Tu vises juste, admit Médis. Il faut croire que j’avais encore un espoir envers notre groupe… Alors qu’il était divisé avant même la destruction de Doroniak. Il reste sûrement des mages opposés aux méthodes de Khanir, mais qui luttent pour un empire plus juste. Où sont-ils ?
— Partout et nulle part, lâcha Milak. Comme Sembi l’a dit.
— Que pouvons-nous faire, alors ? Nous n’arriverons jamais à renverser le système à nous quatre !
— Seul contre l’impératrice et ses troupes, avança Médis, tu as échoué, quoique de peu. En groupe dans l’une des plus grandes villes de l’empire, tentant de réformer le système, nous nous sommes vautrés. Ce n’est pas aussi simple que je l’imaginais… On prétend que le pire ennemi des empires est le temps. Hélas il ne s’écoule pas assez vite.
À ces mots, Horis se rembrunit, plus même capable de soutenir le regard de ses compagnons.
— Nous devons adopter une nouvelle stratégie, affirma-t-il. Mais laquelle ?
— Si les anciens alliés sont hors de portée, songea Médis, il en faut des nouveaux. Cherchons partout où nous pouvons. Il doit bien y avoir des mages exilés, quelque part !
— Bonne chance pour les trouver, dit Sembi.
— Ou bien des soutiens de mage ! proposa Horis. Tous ne sont pas comme Jounabie. Nous devons viser large, réunir la plus forte coalition jamais créée, nous rassembler autour de notre haine contre Bennenike !
— Un doux rêve, pour le moment…, songea Médis. Neuf années de terreur, d’intolérance, de meurtres et de violence. Tant que l’opposition est divisée, elle et ses fidèles continueront de prospérer. Oh, comment s’extirper de ce cauchemar ? Il est sans fin !
— Je ne veux plus perdre espoir. Mais je souhaite aussi lutter de la bonne façon. Nous avons survécu jusque-là, Médis. Ça signifie clairement quelque chose. Peut-être que nous ne devons pas chercher la voie de la vengeance, mais celle de la justice.
Ils perçurent une vibration. Ils se redressèrent aussitôt, et repérèrent un milicien à quelques mètres. Cimeterre au poing, emmitouflé dans une trop large brigandine, lanciné de tressaillements. Horis nota ses traits juvéniles en un clin d’œil. Bon sang, à quel âge ils les enrôlent ?
— Plus un geste ! s’écria l’ennemi sur un débit hésitant. Vous êtes des criminels !
— On a été traqués ? s’étonna Médis. Jusqu’ici ? Mais le jeunot a l’air seul, alors que les miliciens voyagent toujours en groupe.
— À quatre contre un, jugea Milak, il n’a pas aucune chance.
— Il est même bien brave de s’élancer ainsi ! s’exclama Sembi. Quoique…
— Silence ! tonna le milicien tremblotant. Je vous reconnais, enfoiré ! Horis Saiden, tu es recherché partout ! Le monde serait un meilleur endroit, sans toi. Combien de morts à Doroniak ?
— Je n’ai tué personne là-bas, hormis les responsables de la destruction ! se défendit Horis. Es-tu déjà si endoctriné ?
— Je vais vous tuer, je le jure !
Le milicien se risqua à une approche. À peine eut-il réalisé deux pas que Médis franchit ses défenses. Elle le désarma, le plaqua contre un tronc, et le long de son poing s’accumulèrent des flammes. Tout dépourvu, l’assaillant ne fut plus que stupeur, couvert de sueur.
— À l’aide ! hurla le milicien au bord des larmes. Quelqu’un !
— Assume ! répliqua Médis. Tu nous as poursuivis au milieu du désert. Personne ne te sauvera.
— Je n’ai fait qu’obéir aux ordres…
— Comme la plupart des meurtriers. Leurs actes demeurent, peu importe qui les a commandés. Tu as la tête du jeunot qui vient d’être engagé.
Elle dit vrai. Pourquoi s’acharner contre lui, dans ce cas ? Horis retroussa ses manches et agrippa l’avant-bras de son amie. Laquelle la foudroya du regard, perturbée.
— Tu défends nos ennemis, maintenant ? s’écria-t-elle.
— Regarde-le ! insista Horis. Il a l’air dangereux, selon toi ?
— Seul, non. Il n’en demeure pas moins membre d’un ordre adverse.
— Ne sombre pas dans la colère toi aussi ! C’est juste un novice, probablement assigné à des tâches ingrates. Un pion qu’ils sacrifient pour leurs intérêts. Ne nous rabaissons pas à leur niveau.
— Tu songes donc à un nouveau plan… Comment les mettre hors d’état de nuire si nous ne les tuons pas ?
Horis décocha un coup de poing au milicien, qui bascula sur le sable, sombra dans l’inconscience. Si Médis renâcla, elle ne s’attarda guère sur le vaincu, et même son flux s’intériorisa derechef. Un sourire, fût-il faible, étira même ses lèvres.
— J’ai dû me laisser emporter, regretta-t-elle. J’ai répété les erreurs du passé…
— Tu lui as filé la frousse de sa vie, dit Horis. Pas sûr qu’il reste dans la milice après ça. J’avais fait la même chose à un autre garde, lorsque j’ai voyagé jusqu’en Amberadie.
— Pas sûr que l’épargner était une bonne idée, commenta Sembi.
— Oui, renchérit Médis. Il est possible qu’il nous haïsse encore plus, et canalisera sa rancœur contre nous à l’avenir.
— Peut-être ce jour arrivera, fit Horis, mais pas aujourd’hui. Il a été très acharné pour un novice, en tout cas. J’espère qu’il trouvera une nouvelle voie. En attendant, nous avons bien le temps de nous éloigner pendant qu’il est assommé.
— Nouvelle approche de notre lutte ? Nos réflexions vont probablement conduire à quelque chose de concret.
— La vengeance aveugle et la haine n’ont mené à rien de bon… Aussi triste que cela puisse paraître, Khanir m’a montré l’exemple à ne pas suivre. Tuer sera inévitable. Mais ne le faisons pas systématiquement.
— Eh bien, je crois que j’ai trouvé un nouveau mentor. Puisque tu as l’air si sûr de toi, Horis, montre-moi la voie.
Le mage ravala sa salive, toujours incapable de soutenir l’attention de son homologue. Je ne suis pas un meneur. Je ne veux pas l’être. Et encore moins être pris en exemple. Comme Médis n’entreprenait pas de démarrer, il dut lui emboîter le pas.
Au début, il ne savait guère où aller.
Peu à peu, ses foulées devinrent automatiques, son rythme constat. Au grand dam de Médis, Sembi et Milak, guère loquaces, juste enclins à s’adapter. Je ne choisis pas. Je m’incline. Je suis influencé.
Nulle vision sinon cette infinie étendue. Tout se coalisait à l’intérieur de lui. Un murmure confus, pourtant continu. Les lettres se détachèrent, puis les mots, puis les phrases. Et ils impactèrent l’esprit du jeune homme à la cadence devenue irrégulière.
— Tu n’es plus le même, Horis, résonna cette voix familière.
Ses pieds manquèrent de s’enfoncer dans le sol. Il expirait lourdement, chaque souffle entrecoupé de halètements. Qu’est-ce que cela signifie ? Assez de mystères ! Plus de ces insidieuses infiltrations !
— Souviens-toi ce pourquoi tu combats. Chéris de ce dont tu disposes.
Il finit par trébucher. Ses compagnons le rattrapèrent à temps, mais ses convulsions se transmirent, de quoi perturber la mage aux yeux déjà dilatés.
— Tout va bien ? s’enquit-elle.
— Encore une intrusion, se plaignit Horis en grinçant des dents. Je dois…
— N’oublie jamais qui tu es !
Yuma !
Une lumière l’aveugla. D’inconnue provenance, elle éclaira pourtant sa voie.
— Ma tribu… souffla-t-il. La tribu Iflak. Elle est en danger !
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