Chapitre 6 : Malheureuse liberté

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JIZO


Bras relâchés, raide mais ouvert au littoral, l’ancien esclave s’imprégnait de la fraîcheur de la nuit. Un parfum salé pénétrait dans ses narines tandis que ses chaussures abimées frottaient les galets. Il demeurait dans son immobilité, plongeant son regard dans l’horizon austral, vers cette mer agitée dont les reflets azurs contrastaient avec la noirceur de la voûte. Au règne de l’obscurité bigarraient les immuables nuances, comme des milliers d’étoiles parsemaient le ciel. S’y glissait notamment la blanchâtre écume, variable selon les marées, rythmées par le clapotis des vagues qui émergeaient le long de la plage.

Jizo quémandait cette contemplation. Agréable solitude le guettait, l’animait, l’impulsait. Ce alors que tumulte et faibles lueurs s’amalgamaient à quelques centaines de mètres derrière lui.

Est-ce que je manque à mes devoirs ? Un nouveau groupe implique de nouvelles responsabilités. Mais parfois, je me demande si cela vaut la peine de persister.

L’admiration prolongée, comme voulue éternelle, s’accompagnait de mutisme. Jizo était seul face à son répit à défaut de l’être pour son destin. Déjà des frissons émanèrent comme une ombre irréelle surgissait à sa droite. Pas elle ! Pas encore. Veut-elle me parler ? L’ignorer ne sert à rien. Une main froide palpa sa tunique malpropre, glissa ses doigts dans ses cheveux châtains démêlés, caressa ses joues.

— Tu deviens répétitive, se plaignit Jizo. Malgré ton insistance, tu ne me feras jamais plier.

— Oh, mais j’ai déjà réussi par le passé ! se targua la voix. Aujourd’hui, j’ai la chance de pouvoir constater combien tu as évolué.

— Vraiment ? Pourtant j’ai l’impression de ne plus être personne. Si j’ai été un jour quelqu’un…

Un ricanement trancha ses idées. Voilà tout ce qu’elle est capable de ressentir. La moquerie, le plaisir sadique… Rien d’autre que son épanouissement personnel. Jamais de tristesse, ni de colère, ni de peur, ni de doute. Ainsi triomphait Maîtresse Vouma, sourire persistant sur ses fines lèvres, son foulard smaragdin oscillant au gré du vent. Ses yeux mordorés, inscrits sur son visage oblong, ne scintillaient guère au milieu de la nuit. Pourtant Jizo notait combien elle le dévorait avec.

— Quelle manque de confiance ! déplora-t-elle. N’étais-tu point résolu à changer le monde il y a encore quelques jours ?

— Je m’aperçois que ce ne sera pas aussi simple, soupira Jizo. Qu’il nous reste tant d’obstacles à franchir. Nous sommes un groupe uni, sans véritable chef, errant indéfiniment vers l’est. Enfin, Scafi remplit peut-être ce rôle.

— Une quête ambitieuse. Irréalisable, peut-être ? Ne crois pas que je suis un cœur de glace : bien sûr que je compatis pour ta situation.

— Garde ta fausse compassion pour toi. Tu ne risques plus rien, de ton côté. Tu es une cruelle spectatrice, observant le monde brûler d’un œil amusé.

— Je déteste la mort et la violence. Je préfère la stabilité. Avoue que tu regrettes cette vie d’autrefois. Lorsque nous étions immergés dans notre petit quotidien, loin des préoccupations sociales et politiques de l’Empire Myrrhéen.

Son poing tremblait à hauteur de sa taille. Son sang bouillonnait. Jizo agrippa le foulard de la moqueuse tout en la foudroyant du regard.

— Non, je ne regrette rien ! tonna-t-il. Comment pourrais-je regretter ces années d’enchaînement, de servitude, de souffrance ? Nwelli et moi, condamnés pour votre bon plaisir, foutus marchands de drogue que vous étiez ! Traités comme de la marchandise, des objets de désir, étouffés sous votre bon plaisir ! J’espère que Gemout rampe, harassé, anéanti, incapable de nuire à qui que ce soit !

— Et tu ne mentionnes même pas Brunold ? Quel ingrat tu fais !

— Je l’envierais presque. Il est le seul véritable mort dans cette histoire. Tué en un instant, épargné des peines qui nous accablent.

— Tu vois ? Ce que tu as vécu par après n’était pas mieux. Je le sais, j’étais présente à tes côtés tout ce temps ! Poursuivi par des mercenaires, égaré dans le désert, enfermé dans une ville en ébullition ! Tu étais esclave, tu es devenu exilé. Est-ce que cela en valait la peine ?

— J’ai encore du temps pour le découvrir.

— Voilà donc ce que tu prévois ? Une existence d’épreuves, jalonnée de repos par moments ?

— Un jour, j’ai l’espoir que les violences prendront fin. Ce voyage m’épuise…

— Un prix cher à payer pour la liberté.

Soudain, une autre silhouette s’immisça dans la pénombre. Je le savais, je suis trop bruyant ! Avec ses iris azur, brillant sous ses paupières bridées, Taori était aisément reconnaissable. Son gabarit se marquait toujours d’une minceur prononcée, ce même si elle avait perdu sa maigreur maladive. Elle scruta l’ancien esclave d’un œil curieux, s’approcha de lui d’un pas prudent.

— C’est encore elle, pas vrai ? devina-t-elle.

De la sueur inondait la figure de Jizo. Comme résonnait l’intenable rire, il relâcha Vouma peu à peu, laquelle se figea sur sa posture narquoise. Je m’expose trop. Je perds mon sang-froid. De quoi ai-je l’air ?

— Oui, admit-t-il. Plus condescendante que jamais.

— J’avoue ne pas avoir tout compris, dit Taori. Ma maîtrise du myrrhéen laisse encore à désirer…

— Personne ne te blâme pour ça. Ce n’est pas comme si tu avais choisi volontairement de venir ici.

— Mais maintenant nous partageons un sort semblable. Il faut se serrer les coudes. Cela dit, je serais presque honteuse d’être ici. J’ai l’impression de t’avoir épié… Tu méritais d’avoir un moment rien que pour toi.

— Impossible. Pas tant que Vouma me hantera. Je dois m’y habituer, devenir plus fort ! Sinon je serai détruit de l’intérieur. Mais assez de lamentations… Ta condition n’est pas non plus enviable, loin de là.

— Oh, Jizo… La servitude est horrible, la liberté est un lourd fardeau. Mais il reste un espoir de retrouver un foyer. C’est pour ça que je suis venu te voir.

— Ah bon ? Il y a du nouveau ?

— Beaucoup ont du mal à trouver le sommeil. Ils préfèrent discuter de la direction à prendre autour d’un feu. Et si nous y allions, avant que nous nous écroulions tous de fatigue ?

— Bonne idée. J’ai assez lambiné ici, de toute manière. Merci de me montrer la voie, Taori.

— Tu le fais mieux que moi.

Un silence gênant s’installa. Se rabaisser mutuellement ne constitue pas la manière de se complimenter. Ils se pincèrent les lèvres et hochèrent du chef avant d’abandonner la plage. D’emblée plongés dans l’étroit chemin de pierre, serpentant entre les cocotiers, ils se réfèrent à la ponctuelle source de lumière. Seuls, d’une démarche confiante, ils progressaient d’égal à égal, rythmés par les croassements nocturnes.

De temps en temps, Jizo percevait des foulées résonner sur le sol sec. Guère une présence concrète, comme il l’avait deviné. Il se retourna néanmoins à plusieurs reprises, au rythme des tambourinements de cœur, le front lustré de transpiration. Aussi Taori s’enquit de lui, les traits déformés par une lippe. Tout le monde connaît ton existence à travers moi. Pourquoi te cacher ? Sinon pour me mépriser davantage…

Quand ils atteignirent le campement, leur mine s’assombrit davantage.

Un halo de lumière blanchâtre, ajoutée au brasillement des torches, éclairait une voie submergée de geignements et murmures. Aussitôt Jizo déglutit comme sa cadence ralentit. Il ne pouvait s’empêcher d’observer un vieillard à la peau parcheminée, enveloppé sous une couverture d’apparence breneuse. Ni l’homme d’âge moyen s’évertuant à couvrir les pleurs de son bébé, lui-même émettant de sanglots. Ni le jeune couple blotti l’un contre l’autre, dont les chuchotements présageaient de pessimistes pensées. D’aucuns avaient sombré dans les limbes du sommeil, leurs ronflements sourds dans la clameur, pas entièrement coupés du monde. Les tentes improvisées ne cessaient de vaciller sous l’effet du vent, quand bien même les poutres étaient fixées en profondeur sur la terre. Était-ce une bonne idée de s’installer si près des côtes ? Ils forment un tracé facile à suivre, d’accord… Mais je pense que nous trouverons meilleur refuge à l’intérieur des terres.

Ils repérèrent le feu au bout de l’allée. Tout autour étaient installés des visages familiers, ce qui détendit les muscles de Jizo. Nwelli, son amie de toujours, son visage et sa longue chevelure d’une intense noirceur, quoique envahi de poussière. Larno, le garçon à la peau ivoirine et aux yeux d’azur, ses boucles dorées dissimulant ses traits moroses. Irzine, réfugiée sous sa capuche et son masque argenté, sa veste à bandes grises et son pantalon écarlate soulignant sa carrure svelte. Personne ne peut la blâmer de cacher son visage. Chacun offrit un peu d’espace à l’intention des nouveaux arrivants.

— Ta pause s’est bien passée ? demanda Nwelli, le fixant d’un air compréhensif.

— Pas autant que je l’aurais espéré, s’épancha Jizo. Mais je suis entier, prêt à continuer, c’est l’essentiel. Taori disait que ma présence était demandée ici.

— Nous tournons en rond, commenta une voix rocailleuse. Ce n’était pas vraiment la peine.

Jizo leva la tête, observa la silhouette derrière la danse des flammes. Une telle stature passe rarement inaperçue. Rien n’égalait sa hauteur, sinon sa musculature, bien exposée par son gilet en cuir ouvert. Scafi était un homme de teint brunâtre, ses cheveux de jais relâchés à hauteur de ses épaules, un bouc pointu avançant son menton carré. Un cimeterre pendait sur sa ceinture à gaufrages nuance houille. Proche de la tâter, il s’immisça plutôt dans une gestuelle dynamique, devenu le centre de l’attention.

— Pardon si je me suis mal exprimé, s’excusa-t-il. Je t’apprécie bien, Jizo, mais tu n’as pas plus d’expertise que nous.

— On a juste besoin d’autres avis, trancha Irzine. Suivre le chemin des côtes jusqu’à trouver des âmes assez généreuses pour nous accueillir n’apparaît pas comme un plan mûrement conçu.

— Certains le feront ! espéra Nwelli. Il existe des gens altruistes et bienveillants en ce monde.

— Avons-nous vécu la même bataille ? Quand les citoyens agonisaient, quand les rues se disloquaient, tu y as vu la bonté de l’humanité ? Une bien vieille naïve vision pour une ancienne esclave.

— Nous sommes capables du meilleur comme du pire ! Actuellement, nous nous serrons les coudes, nous affrontons les difficultés ensemble, n’est-ce pas ?

Irzine se détourna de son interlocutrice pour mieux observer le feu, aussi Nwelli se renfrogna. Elle est toujours aussi rude… Tant que nous nous entraidons, j’imagine que nous pouvons avoir des avis différents.

— Calmons-nous ! modéra Scafi. Nous disputer ne fera que nous ralentir. Cela dit, Irzine souligne une vérité difficile à avaler : nous sommes livrés à nous-mêmes.

— Certains depuis longtemps…, marmonna Larno.

— Mais ce n’est pas une raison pour abandonner ! Notre foyer se trouve quelque part derrière l’horizon. L’Empire Myrrhéen est vaste, nous trouverons, quitte à devoir voyager des semaines entières. Longeons d’abord les côtes, nous risquerions sinon de nous perdre dans les jungles et les savanes du sud de Souniera.

— Combien de temps tiendrons-nous ? s’affola un exilé. Nous n’avons pas pu soigner les blessés les plus graves ! Et si nous tombons malades ? Et si la nourriture se raréfie ? Tant de malheurs peuvent nous tomber dessus !

— Je vous protègerai ! C’est mon rôle de garde, non ?

— Mais tu as échoué au moment de la bataille !

Scafi se limita à hausser un sourcil. Ignorant l’individualité, interpellant la masse, il se déplaçait avec fluidité de part et d’autre du feu. Voilà quelqu’un de qui s’inspirer. Voici un vrai meneur. Puisse-t-il nous éclairer dans l’obscurité.

— La bataille de Doroniak était sans doute le pire drame de notre existence, dit-il d’une voix chevrotante. Je m’élançais seul, piégé entre deux feux, la volonté de secourir tout le monde. J’en ai pourtant secouru si peu…

— Tu es un humain comme nous tous, répondit Nwelli. Parfois, nous sommes impuissants face aux plus infâmes tragédies.

— Plus jamais nous ne laisserons le mal gagner. Si d’autres menaces émergent, je me sacrifierai s’il le faut ! C’est pour ça que je me suis engagé. C’est pour ça que je me bats.

— Ne porte pas ce fardeau seul, suggéra Irzine. Il risque de t’obséder, de te ronger de l’intérieur. Mon bâton m’accompagne en permanence : si quelqu’un ose s’approcher de mon petit frère, il finit embroché. Comprends-tu ? Nous sommes plusieurs à savoir nous battre.

— Bien sûr. Je m’emporte un peu, désolé. Mais ma volonté reste ardente.

— La question du début reste la même, dit Jizo. Où allons-nous ?

Scafi plaqua ses mains contre ses hanches, maintint l’attention des réfugiés. Au milieu d’expressions rembrunies, ses lèvres esquissèrent un sourire, tandis que les flammes projetaient son ombre sur ses compagnons.

— Personne n’a de cartes, rapporta-t-il. En revanche, je connais un peu la géographie des lieux, et je sais que nous sommes à quelques dizaines de kilomètres de Taloun. Tentons d’y demander refuge. Nous n’avons rien à perdre.

— C’est bien ce que je disais, commenta Irzine. Un plan improvisé. Rien ne garantit qu’ils nous accepteront.

— Nous devons d’abord essayer ! Il y a une place pour l’optimisme derrière ce désespoir. Bientôt cette bataille deviendra un mauvais souvenir qui s’effacera dans les méandres du temps.

— J’en doute. Excuse-moi de ne pas partager ta joie, mais ce n’est pas demain que l’on retrouvera un quelconque espoir.

— Irzine…, supplia Jizo. Nous en avons bavé, c’est certain. Mais au fond de moi, je partage la même pensée que Scafi. Derrière cette opaque fumée, derrière ce rideau de flammes, des cerisiers et des marguerites germent sur un paysage verdoyant. Je ne veux pas que ce soit une naïve métaphore. Nous n’allons pas errer à l’infini, mourant de faim, rejeté de tous. Ce n’est pas l’avenir que je recherche. Nous pouvons souhaiter mieux. Nous devons tout faire pour saisir ce bonheur ! Bonne nuit.

Sitôt la gorge sèche, Jizo se redressa un bond, trotta en direction de sa tente. Pourtant Nwelli et Taori, rompues en matière de supplications, coururent après lui, mais en vain. Il s’en fut tête baissé, nourri de l’unique volonté de se reposer.

La sinistre silhouette, animée de son éternelle rire, s’allongea à ses côtés.

Les désirs ne rencontrent jamais la réalité.

Jamais.

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