Chapitre 7 : L'inévitable alliance (2/2)
Fliberth se fendit d’un classique salut à l’intention de Zech. Ensuite le second serra la main de son épouse, et tous deux s’immobilisèrent net. Yeux écarquillés, le capitaine dévisagea chacun des intervenants, lui-même figé par ce curieux échange.
— Tout va bien ? s’enquit-il.
— Je crois que Jawine a fait la rencontre de Hatris, souligna Kalhimon. C’est ce qui arrive chaque fois qu’il échange une poignée de main avec un mage.
— Pardon ? J’ai du mal à suivre, je crois…
— Il vous expliquera plus tard. Il a manifesté son intérêt de discuter avec vous en privé. Je tiens à vous présenter Janya Yedin.
Tant Fliberth que Jawine se consultèrent, interloqués, mais se contentèrent de hausser les épaules pour mieux se préparer à la rencontre. D’abord en retrait, la jeune femme appelée se manifesta. Dressant le buste, elle mit en exergue sa grande taille tout comme son regard appuyé inscrit sur ses yeux bruns. Si elle révélait un équipement similaire aux autres inquisiteurs, une cape écarlate suivait ses foulées, soulignait son gabarit svelte. Des traits solides striaient son visage à la peau ébène sous lequel était attachée sa longue chevelure crépue de jais. Raide, l’expression pondérée, elle tendit ses mains aux deux gardes.
— Nouvelle recrue, se présenta-t-elle. Je vais faire ce que je peux pour vous aider.
— Elle est modeste, souligna Kalhimon. Janya est une brave combattante, qui s’est confiée sur son envie de sceller une alliance avec vous. Nul doute qu’elle sera un atout non négligeable à notre cause, comme les autres inquisiteurs.
Janya hocha la tête et réprima un sourire. Elle ne doit pas avoir peur de s’exprimer. En tout cas, je me sens plus rassuré… Nos ennemis ont pénétré au cœur de notre base, et avec de nouveaux alliés, nous nous assurons que cela ne se reproduise plus. Tous trouvèrent une place aux côtés de Vendri, tandis que Dirnilla se clivait d’une expression acariâtre. Tout un chacun l’ignora copieusement, focalisés qu’ils fussent sur leurs invités.
— Commençons ! s’enthousiasma Vendri. Puisque vous avez réalisé un long voyage, j’imagine que vous avez beaucoup à raconter.
— Beaucoup, en effet, concéda Kalhimon. Avant que la conversation ne prenne des allures de réunion stratégique, je souhaitais exprimer mes condoléances. Vous avez l’air de former une communauté soudée. Vous ne méritiez certainement pas de tant perdre.
Les gardes se rembrunirent, encore hantés par ce jour où leurs défenses furent brisées. Un esprit compatissant habitant un corps naguère responsable d’injustices. Tâchons d’en tirer le meilleur. Posant ses coudes sur la table, Kalhimon se renfrogna à son tour, bientôt imité par ses consœurs et confrères.
— Notre défaite n’est pas définitive ! affirma Jawine, rompant subitement le mutisme. Notre alliance était inévitable, et je suis persuadée qu’elle permettra de forger un avenir meilleur pour tous.
— C’est l’idée, soutint Kalhimon. L’étau se resserre. L’ennemi est puissant. Plus jamais nous ne vous oublierons, je le jure.
— Tel est notre engagement, déclara Fliberth. Nous sommes les oubliés. Reclus pour mieux protéger les opprimés.
— Et on ne vous remerciera jamais assez ! cria une mage au loin. Vous avez sauvé des centaines de vies, au minimum !
— Pour des milliers de détruites…, murmura Jawine. Si pas des dizaines de milliers…
— Il n’est pas trop tard pour enrayer ces crimes, s’engagea Kalhimon. Les miliciens et les inquisiteurs radicaux sont puissants, en effet, mais pas invincibles. L’heure est venue d’accélérer nos offensives. Il m’a fallu tant de temps pour vaincre Kalhimon, prendre le contrôle de son corps… Détruire l’inquisition de l’intérieur aurait été un gâchis, c’est la raison pour laquelle j’ai essayé d’exploiter leur force pour la cause des mages. Pour certains, Zech pourra témoigner. Pour d’autres, hélas… La scission a été rude.
— L’ombre de Godéra plane sur nos têtes, chuchota Zech entre ses dents.
— Nous la décapiterons, affirma Janya.
— La division de leurs troupes n’est que temporaire, fit Kalhimon. Godéra a focalisé sur l’Empire Myrrhéen, participant même à la bataille de Doroniak ! Mais les rumeurs racontent qu’elle a pris ses distances avec les miliciens et qu’elle entame son retour en Belurdie. Vigilance est donc de mise.
— Mais elle n’est pas seule, pas vrai ? demanda un garde. J’ai entendu parler d’un autre élément dangereux de l’inquisition…
— Les menaces se propagent mieux dans le cadre familial. Avez-vous entendu parler de Docini Mohild, la sœur cadette de Godéra ?
— Vaguement, admit Vendri. J’avoue ne pas trop suivre les nouvelles du monde… Au-delà de notre propre mission, j’entends !
— Elle était censée constituer le pont entre l’inquisition radicale et l’impératrice Bennenike. Très vite, elle s’est illustrée comme défenseuse de leur cause, arrêtant de ses mains le mage de Horis Saiden, qui a manqué de peu d’occire Bennenike. Les mêmes rumeurs prétendant qu’elle n’accompagne plus son aînée, désormais. C’est étrange. Elle peut être n’importe où. Un élément imprévisible dont nous devons tenir compte.
— Mais tant qu’elles sont loin, commenta Fliberth, nous disposons d’un avantage ?
Un éclat de détermination luit au milieu du visage parcheminé de Kalhimon.
— Justice doit être rendue, affirma-t-il. Vous avez déjà délivré de nombreux mages, je vous félicite. Mais nos éclaireurs mages ont repéré d’autres de nos homologues capturés dans une base souterraine. Au sud-est d’ici, en Belurdie certes, mais pas loin de la frontière. Comme quoi, nous ne la contrôlons pas entièrement.
— Qu’attendons-nous pour délivrer nos camarades ? suggéra Jawine.
— Nous devons nous montrer subtils. Les radicaux savent que nous opérons séparément. Par contre, ils ne soupçonnent pas une alliance entre nous, car nous n’agissons pas aux mêmes endroits. Ils se sont alliés avec les miliciens ? Montrons-leur que nous en sommes aussi capables !
— Notre plan serait donc d’attaquer par deux flancs ? devina Fliberth. De les encercler de façon imprévisible pour que ce soit une belle revanche ?
— Ce serait une belle justice ! s’ébaudit Vendri.
— Exactement, soutint Kalhimon. Mais attention de ne pas foncer tête baissée. Rien n’est gagné d’avance.
Un nouveau silence s’installa, durant lequel ils méditèrent sur la question. Ce n’est pas tout d’avoir un plan d’approche. Tant d’imprévus peuvent se produire. Mais alors que Fliberth s’apprêtait à aborder les détails, Zech se releva et les incita à les rejoindre. Aussi Jawine emboîta des pas et, d’une œillade complice, invita sa partenaire à faire de même. Tous trois les abandonnèrent au milieu de la conversation, sans toutefois la suspendre net, sous le regard intriguant de Janya. Vendri nous informera des avancées. Je suis curieux de savoir ce que Zech a à nous dire.
Sitôt immergé dans le couloir, le jeune inquisiteur s’arrêta, riva son regard vers le plafond. De profonds rictus creusèrent sa figure.
— Sans vouloir être brusque, dit Fliberth, je ne veux pas rester dans l’ignorance. Qui est Hatris ? Quel est votre lien ?
— Il est… indescriptible, répondit Zech. Voilà plusieurs années que j’ai trouvé Hatris par hasard tandis que j’explorais une tour, son esprit enfermé dans une relique. J’ignorais que ça déclencherait tant d’évènements… que ça bouleverserait tant les choses.
— En effet, confirma Jawine. Je l’entends à travers ton esprit. Elle dispose d’un curieux sens de l’humour. Et est encore bonne vivante malgré l’état dans lequel elle se trouve.
Zech acquiesça, accordant enfin son attention vers le couple. Les mages sont retors ! Et pourtant fascinants… Cette technique usitée a l’air si rare.
— Mon cas est différent de Kalhimon, précisa l’inquisiteur. Nous sommes deux entités bien vivantes, et son âme cohabite avec la mienne. Mais elle a eu une influence, comme si nous ne faisions plus qu’un. Avant de la rencontrer, j’étais étriqué dans mes valeurs, persuadé que les mages étaient nos ennemis naturels. Elle m’a appris combien j’avais tort.
— Voilà une bonne nouvelle ! félicita Jawine. Tous les chasseurs de mages ne sont pas irrécupérables. Une raison de croire en la rédemption.
— Ça a un certain prix. Tout ce qu’a raconté Emiteffe est vrai… Et, involontairement, Hatris a conduit à cette victoire sur les inquisiteurs. Elle a aussi mentionné la scission de notre ordre. Vous savez, j’avais un ami loyal, à cette époque. Taarek, un brave combattant d’origine myrrhéenne, un compagnon de route. Il vouait une haine absolue envers Emiteffe, car elle avait tué son père, et c’est pour ça qu’il avait rejoint l’inquisition. Mais au moment de notre bataille dans le tertre, il a appris la vérité : son père était le fautif dans l’histoire, Emiteffe s’était juste défendue, et Kalhimon avait instrumentalisé sa haine pour la canaliser contre les mages.
— Oh…, souffla Fliberth, estomaqué. Et qu’est-il devenu ?
— Il ne s’est en jamais remis. Si bien qu’au moment où la scission est intervenue, il n’a pas voulu prendre position et a déserté. Les deux camps l’ont blâmé, bien sûr, mais c’était son choix, et un parmi tous n’aurait pas changé la donne. Je ne l’ai plus jamais revu depuis.
— Désolé pour ce qui t’est arrivé, compatit Jawine. Était-ce là où tu voulais en venir ?
— Pas seulement. Je vous ai observés. Vous avez l’air si proches… Je ne parle pas que de vous deux, mais de vous tous. Votre cohésion. Votre loyauté. Votre amitié. Notre ordre n’a jamais connu pareille ambiance, si étouffée dans sa hiérarchie, et dans sa volonté d’enrôler des jeunes motivés sur base de mensonges. Même si les choses se sont grandement améliorés depuis Emiteffe, ce n’est pas pareil, vous comprenez ?
— Je tiens à chacun de nos gardes, affirma Fliberth. Oui, Zech, tout comme toi, je suis prêt à mourir pour protéger les personnes que j’aime.
— L’attachement est naturel. Tout ce que je souhaite, c’est que nous remportons la victoire. Hatris m’a rendu plus fort. Elle m’a aidé à gagner confiance en moi-même. Pourtant, je doute toujours. Hanté par les regrets d’avoir soutenu par le mauvais camp. Terrifié à l’idée de mener une guerre éternelle.
— Nous sommes optimistes, contrasta Jawine. Chaque fois que nous subissons une défaite, que notre moral est au plus bas, nous nous soutenons mutuellement, œuvrons à la prochaine victoire. Ta peur est compréhensible, Zech, mais nous t’assurons que plus rien ne nous arrêtera.
— Espérons que la réalité vous donne raison.
L’ultime réplique tomba sans énergie. Tandis qu’un conflit interne semblait le tirailler, tandis qu’il regagnait la pièce avec lenteur, Fliberth et Jawine se regardèrent encore, inquiets, ravalant leur salive.
La peur se propage si facilement…
Annotations
Versions