Chapitre 9 : Accueil impérial (2/2)
Les heures subséquentes défilèrent à un rythme effréné. Oranne était sollicitée, tant pour l’installation des invités que les préparatifs de la fête. Elle-même devait s’apprêter afin de bien paraître dans la soirée. Ce pourquoi elle s’autorisa un séjour de sa chambre, lors duquel elle s’habilla d’un bustier en coté brodée et aspergea d’un parfum de lilas. Inutile de m’engoncer dans des vêtements trop désagréables. Célébration noble, peut-être, mais au fond, ne suis-je pas juste une humble marchande ? Tout juste s’abandonnait à la contemplation lors des quelques minutes de répit. Et si j’arrêtais d’angoisser et de me questionner en permanence ? Son corps se détendit lorsque Phedeas vint la retrouver.
Ils s’engagèrent main dans la main vers ladite réception et y arrivèrent avant la plupart des autres invités.
La salle s’élevait sur un plafond incurvé, sur lequel s’alternaient nuances chaudes et froides, avec une myriade de chandelles suspendues. Par-delà les carreaux de faïence d’un cyan éclatant apparaissait une gigantesque vitre qui donnait sur l’aridité et qui miroitait les rayons du soleil couchant.
Tout avait été dressé pour l’occasion. Des nappes ivoirines couvraient des longues tables en bois d’acacias. Depuis les plateaux d’argent fumaient de l’agneau rôti et du mouton farci, nappés de délicats filets d’huile, autour desquels agrémentaient olives, courgettes et carottes, outre un amas de semoules et de riz bien disposé.
Une telle cuisine était en mesure d’attirer l’appétit des moins affamés. Cependant, lorsque la nuée d’invités emplit les lieux, ils se servirent d’abord des gobelets entiers d’alcool fruités.
C’est parti. D’où qu’ils viennent, leur réflexe est le même : s’enivrer. Évidemment ! Ils auront plus d’aisance à s’exprimer au début, puis ils enchaîneront les verres, et ils commenceront à bégayer, à perdre l’équilibre, à raconter n’importe quoi. Après s’être empiffrés de ces fastueux plats, ils embelliront notre joli carrelage et nos belles plantes de leur vomi. Ils iront finalement s’endormir, sans doute assoiffés, et le lendemain, se souviendront de la moitié de la fête. S’ils sont chanceux.
Phedeas amena un gobelet d’alcool à Oranne, qu’elle prit non sans hésitation.
— Encore troublée ? décela-t-il. Bois un verre, ma chérie, cela te détendra !
— Il va falloir du temps pour m’habituer à ce terrain-là, confessa sa partenaire.
— Tu y arriveras ! Mettons-nous juste dans les conditions optimales.
Alors que les plus prestigieux convives se joignaient à la célébration, de la musique se mit à résonner derrière la négociatrice. Se combinaient la mélodie d’une flûte à roseau, d’une timbale, d’un luth à quatre cordes et d’un violent à archet, portée par un groupe suivant une cadence très précise. Tous suivaient la houlette d’une cheffe d’orchestre à la gestuelle exagérément grande, en parfait contraste avec son bâton. Cette vieille femme à la peau cuivrée et à la solide chevelure blanche nouée en queue de cheval se vouait uniquement à prodiguer la salle d’une atmosphère agréable Grenhy ne faiblit pas avec l’âge. Elle saisit à chaque fois le moment pour s’illustrer. Par sa simple présence, les soirées médiocres deviennent plus respectables.
Oranne aurait pu s’abandonner à la mélodie si l’impératrice ne s’était pas jointe à eux. Koulad l’accompagnait en toute circonstance. En revanche, la négociatrice remarqua que la femme encapuchonnée ne se trouvait plus à ses côtés. Elle se déplaçait plutôt d’une ombre à une autre, subrepticement.
— Je devrais me rendre plus souvent dans cette région, dit Bennenike, arrivée à proximité. Votre cuisine m’avait manqué ! Non que celle d’Amberadie est mauvaise, mais elle est trop… classique. Elle manque d’audace et d’épices. Conerra, et par extension la région de Gisde, n’a pas volé sa réputation gastronomique !
— D’autres de nos aspects vous surprendront, se targua Phedeas.
Le neveu et la tante soutinrent leur regard. Elle est si proche… Nous pourrions la tuer, là, tout de suite. Mais ce n’est pas ce que mon amour cherche. Bennenike doit être affaiblie. Ramenée plus bas que terre. Seulement à ce moment, terrassée, nous triompherons. Nous accèderons au titre suprême. La présence de dizaines de miliciens autour d’eux conforta Oranne dans ses impressions. Ils ne ralentirent toutefois guère Phedeas, insistant encore sur son devoir d’hôte.
— La vie doit battre son plein, affirma-t-il. Même après la perte de nos proches. Même suite à de terribles tragédies.
— Bennenike m’avait rarement parlé de toi, dit Koulad. Je ressens quelque chose de… spécial à ton sujet. Tu sembles motivé. Comme prêt à conquérir le monde.
— Nous ne nous étions pas encore rencontrés, mais j’étais semblable à son âge ! rapporta Bennenike. Quand on est jeune, on veut tout changer, on imagine que notre unique action est capable d’avoir une influence immense. Parfois, cela fonctionne. Parfois, pas du tout.
— Cette conversation est très enrichissante, répondit Phedeas. Mais comme je mentionnais nos aspects… Il serait un brin ennuyeux de déblatérer nos opinions de façon statique, buvant quelques rafraîchissantes gorgées. Chère tante, m’accorderiez-vous cette danse ? Pas d’ambiguïté, évidemment ! Ici, la performance compte davantage que notre partenaire.
L’impératrice étouffa un rire avant d’amorcer la danse en compagnie de son neveu. Deux symboles de puissance, exposés au centre de la salle, exhortèrent d’autres à les imiter, deux par deux. Phedeas est un meneur né. Nul doute qu’il rassemblera bien des fidèles pour renverser Bennenike. La subtilité constitue une arme puissante pour lui. Guidant la despote, esquissant de belles courbes de ses bras et de ses jambes, Phedeas se mouvait avec grâce et fluidité. De quoi rendre sa fiancée verte de jalousie. Nous avons dansé à maintes reprises, mais… Je devrais être à la place de Bennenike. Peut-être le serai-je un jour, cela dit.
Soudain aperçut-elle une main tendue vers elle. Indécis, Koulad entama tout de même sa proposition :
— Ne restons pas sur le carreau, avança-t-il.
En effet, je n’ai rien à perdre. Tous deux rejoignirent l’ensemble des partenaires pour animer les lieux de leur propre danse. Ils manquèrent néanmoins de synchronisation, et leurs jambes semblaient s’entremêler dans un ensemble inharmonique.
— Je ne suis pas experte dans ce domaine, avoua Oranne.
— Moi non plus, admit Koulad. Cela ne rend la chose que plus amusante !
— En cette époque difficile, tout moment de détente est bienvenu. Et encore, je suis juste une négociatrice de seconde zone, loin des violences qui ont frappé l’Empire Myrrhéen ces derniers temps. Votre position doit vous exposer à davantage de pression.
— J’assume mes responsabilités. Bennenike est une femme formidable et je suis fier de l’avoir épousée. Elle embellit mes journées.
Que d’éloges ! Était-il ainsi avant de la rencontrer ou bien il se laisse berner ? Qu’il soit bon ou mauvais, Koulad risque d’être un dommage collatéral de notre plan.
— Votre mariage vous rend heureux, constata Oranne. J’espère qu’il en saura autant du mien.
— Ne vous empressez pas ! Vous êtes jeunes, profitez-en ! Non que je sois de première vieillesse… Mais il existe encore des gens pour m’ordonner quoi faire.
— Qui, par exemple ?
— Vous l’avez déjà rencontré. Mon oncle, Nerben. Il était le chef de la milice avant moi. Il était en première ligne lors du génocide des mages.
Un homme extrêmement dangereux. J’ignore si Phedeas le connaissait… Mais il doit absolument être pris en compte.
— Mais il ne l’est plus, désormais ? demanda Oranne. Vous n’avez plus aucune raison de vous soumettre à lui.
— Il a pris sa retraite durant quelques années avant de revenir, expliqua Koulad. Plus fort que jamais. Son rôle est symbolique, mais il est imprévisible. Incontrôlable.
— Formulé ainsi, on dirait que vous avez peur de lui.
— C’est le cas. Il a peut-être été efficace pour exterminer les mages, fût une époque. La traque prend une différente forme, à présent. Elle implique de nouvelles méthodes auxquelles il ne s’est pas adapté. Dans sa manière de faire… Disons que des innocents en paient le prix.
Oranne hocha du chef, fit la moue. Des problèmes familiaux en impliquent souvent d’autres. J’avertirai Phedeas à ce sujet. Mais si Nerben constitue aussi une menace pour son propre camp, on peut retourner cela à notre avantage.
— Changement ! tonna Phedeas.
La musique changea subitement de ton. D’une douce mélodie, impliquant de lents pas, les notes s’accélérèrent pour une ambiance plus dramatique. Aussitôt les partenaires se séparèrent et, en une fraction de secondes, Bennenike se retrouva par-devers l’impératrice. Laquelle s’engagea dans une succession de dynamique mouvements, ce même si ses esquisses grossières trahissaient son inexpérience de la danse.
— Voici donc une opportunité de mieux nous connaître ! se réjouit-elle.
Retiens ta transpiration. Ne tremble pas. Bien qu’on la surnomme impitoyable, Bennenike est une humaine avant tout.
— C’est un immense honneur que de danser avec vous, impératrice ! s’enorgueillit Oranne.
— Es-tu sincère ou est-ce de la flatterie bourgeoise ? Épanchons-nous au-delà de la superficialité de ce type de célébrations.
— Vous avez raison. Je répugne l’hypocrisie de certains invités des soirées mondaines.
— Moi aussi. Voici un point commun entre nous.
Pourvu que ce soit le seul. Une tyrane qui se compare à moi ? J’ai honte…
— Oui, le milieu de la noblesse est parfois méprisant, rebondit Bennenike. On y rencontre des gens intéressants, mais aussi de sinistres idiots. Ils ont beau se dissimuler derrière leur richesse, leur éducation, leur vocabulaire soutenu et leurs manières, ils n’en demeurent pas moins mauvais. Ainsi les mages, à l’époque où ils étaient infiltrés jusqu’à cette sphère de la société, y jetaient métaphoriquement leur mauvais sort. Il est ardu de se défaire d’une telle influence. Mais Phedeas est différent.
— Bien sûr ! Sinon je ne me serais pas fiancée à lui.
— Alors tu dois le connaître mieux que moi. Tu l’as côtoyé si longtemps, tu pourras donc m’affirmer qu’il est digne de la lignée Teos.
— Malgré ses rares maladresses, il est un grand guerrier, et un homme au cœur d’or. Toujours plein d’assurance, il ne faillit jamais, et est d’une intelligence hors norme. En fait, je me demande si sa jeunesse ne le frustre pas un peu. Le fait qu’il soit à peine majeur tend à le décrédibiliser auprès de personnes plus âgées.
— Il aura son heure. C’est presque dommage qu’en tant que branche cousine, il ne puisse pas accéder au trône. Il ne sera jamais empereur, puisque son père a échoué avant lui.
Il le sera. Je m’en porte garante. Pas la peine de nous narguer avec vos sous-entendus, impératrice du mal. Si concentrée sur le dialogue, Oranne manqua de trébucher, ce qui fit ricaner sa partenaire de danse.
— Prudence ! prévint-elle. On peut mener une conversation intelligente tout en gardant le mouvement.
— Je m’y efforce ! bégaya Oranne. Mais je suis assez maladroite.
— Tu as surtout l’air de manquer de confiance en toi. Parole d’impératrice : c’est en étant sûr de toi que tu parviendras à de grands accomplissements. Aux côtés de Phedeas Teos, ou même sans lui, tu es capable de beaucoup. Ne reste pas seulement dans son ombre.
— Ce n’est pas mon intention ! Mais je l’aime !
— Je l’avais deviné. Mais il accapare un peu trop nos discussions. Je suis contente de cette réunion familiale, même si, encore une fois, je suis chagrinée par la perte de Golhendi. Mais certaines personnes manquent… Les sœurs de Phedeas, par exemple. Où sont mes nièces ?
— Elles ont promis de venir, mais pas à cette fête, désolée.
— Eh bien, étant donné le temps qu’il nous a fallu pour parvenir ici, nous n’allons pas repartir tout de suite. Nous attendrons. Et enfin je découvrirai combien ma famille a changé. Combien la puissance du sang impérial coule en nous.
L’assurance est donc un trait de famille. Mais pour Bennenike, cela en devient de l’arrogance. Lorsque la musique se saccada, Oranne sut que changement était réclamé. Elle se réfugia dans les bras de Phedeas, désireuse de poursuivre la danse à ses côtés.
— Quelle précipitation ! persiffla-t-il. Rien ne presse, nous danserons encore à maintes reprises.
— Je me sens plus à l’aise à tes côtés.
— Tu devras bien t’habituer à eux, mais nous en reparlerons. Oranne… Pourquoi ton regard fuit ?
Bien qu’elle s’imprégnât de la voix de son fiancé, Oranne voyait la femme encapuchonnée se diriger vers la sortie.
— Je dois en avoir le cœur net, décida-t-elle.
Elle abandonna Phedeas, lequel entama recul et haussa le sourcil face à ce départ improvisé. Désolé, mon amour, mais je n’ai aucune confiance envers une personne armée qui cache son identité ! Ses foulées comme ses battements s’accélérèrent comme elle accéda au couloir.
La femme marchait à un dizaine de mètres d’elle. Bientôt disparaîtrait-elle dans les escaliers. Et son ombre se glisserait dans les innombrables artères du palais.
— Arrête-toi tout de suite ! ordonna-t-elle.
Étonnamment, la sollicitée obtempéra. Elle ôta même sa capuche et se retourna vers Oranne, d’un regard perçant, ses mains frôlant ses dagues. Que je ne regrette pas mon audace…
— Pourquoi prêtes-tu autant attention à moi depuis notre arrivée ? siffla la jeune femme.
— Parce que je me méfie de toi ! tonna Oranne. Nous vous accueillons dans notre palais, la moindre des choses est de montrer qui tu es ! Sinon la confiance mutuelle ne pourra pas s’installer.
— Je n’ai de compte à rendre à personne. Sauf à mon impératrice, bien sûr.
— Tu es aussi prétentieuse qu’elle. J’aimerais juste savoir qui tu es.
— Nafda, son assassin personnelle. Oui, j’ai tué des dizaines de mages. Oui, c’est moi qui ai mis fin à la bataille de Doroniak, en transperçant Jounabie Neit. Tu es contente ?
— C’est toi… J’aurais dû m’en douter ! Ton nom a résonné dans tout l’empire après cette fameuse bataille. D’une discrète silhouette, tu es devenue une guerrière respectée. Une héroïne. Mais ta personnalité ne se résume certainement pas à cela.
— Ne parle pas comme si tu me connaissais. Je suis uniquement là parce qu’on me l’a demandée. Et aussi parce que je peux me rendre utile. Quitte à supporter les aspects les plus rébarbatifs de la noblesse.
— En quoi un assassin trouve son utilité ici ?
— Tu serais surprise. Et si tu obtiens réponse à cette question, ce sera une mauvaise nouvelle.
Comme Oranne le redoutait, Nafda disparut dans les couloirs.
Comme elle le craignait, elle avait échoué.
J’ai failli ruiner notre plan car je me suis montré d’impulsion. Si je n’apprends pas de mes erreurs… Notre dévotion aura été vaine.
Et la tyrannie survivra.
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