Chapitre 11 : Une vie de profusion (2/2)
Cet environnement particulier la plongea dans un état de béatitude. Tant de pintes vidées, de dés jetés et de compliments déformés par l’ivresse contribuaient à cette mélodie. Ainsi des sons d’apparence dissonante se mélangèrent des dizaines de minutes durant. Pour une sensation que Docini avait rarement connu auparavant. De nombreux pirates animaient les lieux à leur manière, pourtant elle restait happée par Nidroska et Liliath. De leurs caresses à leurs baisers, son regard s’en détournait difficilement, et son corps ne cessait de frémir.
Puis l’heure se fit tardive, donc la capitaine amorça le départ de son équipage. Elle porta sa partenaire euphorique dans ses bras dès qu’elle se redressa. Laquelle lança des pièces supplémentaires à l’intention de l’aubergiste avant d’être emmenée à l’extérieur.
La brise marine s’infiltrait en eux, un brin déplaisante, toutefois s’y étaient-ils accoutumés. De toute manière, ils n’eurent pas longtemps à marcher au cœur de la nuit. Déjà leur caravelle bringuebalait sous le flux et reflux des vagues se fracassant contre les rochers. Ses voiles miroitaient la lueur blafarde de la lune, pareille à une invitation à s’y rendre. Mon foyer. Qui l’aurait cru ? Une vie de débauche, prétendraient certains. Mais aussi une vie libre.
Ondulations de la mer et fredonnements de Liliath adoucirent davantage l’ancienne inquisitrice. Docini jurait avoir déjà entendu ce rythme quelque part. Quoi qu’il en fût, la pirate continua de sa confirma à la cadence de sa capitaine. Toutes deux gratifièrent alors Docini d’un coup d’œil complice.
— Merci pour cette soirée ! lança Liliath.
— Je n’ai pas fait grand-chose…, murmura Docini.
— Si ! Des visages inédits renouvellent nos expériences d’aventuriers ! Des histoires passionnantes, du passé ou du présent, se multiplient ! Nous nous reverrons demain, car notre soirée à nous deux va encore durer un petit moment. Nous avons une petite discussion à mener.
— Une discussion ? À cette heure-ci ?
— Liliath a juste tenté un sous-entendu subtil, rétorqua Nidroska. Nous allons bien utiliser notre langue, mais pas pour converser.
La capitaine ouvrit grand la porte et pénétra à l’intérieur à lourdes mais assurées foulées. Un large sourire pendait sur son visage au moment où elle se fondit dans sa propre obscurité.
Docini demeura sur le pont, bras ballants, le visage rougi. Je crois que j’ai compris…
Un bâillement faillit décrocher sa mâchoire. Autant ses yeux cernés que sa baisse de concentration lui indiqua qu’il était temps pour elle de regagner son lit. Cependant, l’envie lui venait de goûter aux joies d’une balade nocturne.
À peine eut-elle pivoté qu’elle identifia deux hommes appuyés sur le bastingage. Decierno accompagnait un jeune homme à la peau basanée et aux yeux bridés. Il avait noué sa chevelure de jais en queue de cheval, dévoilant un large front et un nez aquilin. Une tunique en soie écarlate à rayure ocre était rabattue à hauteur de ses cuisses : Docini y entrevoyait un poignard.
— La fatigue peine à te gagner aussi ? demanda Decierno. Joins-toi donc à nous !
Docini se conforma à la proposition du second. Une fois les coudes appuyés sur le bastingage, elle huma l’air salé, contempla la marée haute, se berça du clapotis des vagues.
— Toujours agréable, n’est-ce pas ? fit Decierno. Il y a deux semaines encore, tu paniquais à l’idée de rester parmi nous. Tu t’es bien habituée à notre compagnie !
— J’en suis la première étonnée, admit Docini. J’imaginais qu’il serait compliqué d’abandonner mon ancienne vie. Pourtant, au fond, je me plais bien ici.
— Notre capitaine a dû y jouer un grand rôle. Tu as l’air de t’entendre avec elle. En même temps, elle est hilarante !
— On dirait qu’elle ne prend pas la vie au sérieux. Ça change…
— Sa philosophie est que notre existence ne mérite pas d’être vécue si on ne s’y amuse pas. Par contre, elle sait être sérieuse quand les circonstances l’exigent. Si jamais des ennemis blessent voire tuent l’un d’entre nous, par exemple. Je me souviens quand… Oh, non, il vaut mieux ne pas gâcher l’atmosphère de cette soirée. Surtout quand Nidroska a l’air d’avoir retrouvé le bonheur.
Les mots de Docini se calèrent dans sa gorge. Serait-ce un excès de curiosité d’en demander plus ? Decierno se mura dans le silence, l’admiration coupant court à toute parole. Demeurait leur autre compagnon, lui aussi réfugié dans son mutisme, quoiqu’il prêtât l’oreille à la conversation.
— Et toi ? interpella Docini. Quelle est ton histoire ?
L’homme dévisagea l’ancienne inquisitrice avec une mine dubitative. Et voilà, j’ai encore manqué de contact. Malgré tout, son visage d’abord creusé de sillons commença à se détendre.
— Je m’appelle Kwanjai, révéla-t-il. Désolé pour mon myrrhéen un peu haché, je ne viens pas d’ici.
— Comme peu de membres d’équipage ici, je me trompe ? demanda Docini. Je n’ai pas croisé beaucoup de myrrhéens.
— Il y en a quelques-uns quand même ! rectifia Decierno. Sinon on ne se servirait pas de cette langue comme base commune. Bon, elle est si répandue dans cette partie du monde qu’elle est de toute façon importante à connaitre.
— Oui, appuya Kwanjai. En fait, je suis parmi les derniers à avoir rejoint l’équipage. Ils étaient les suivants, puis tu es arrivée. Les conditions de mon enrôlement étaient… particulières.
— Tu n’es pas obligé de raconter si c’est trop dur pour toi, Kwan…
— Pourquoi pas ? C’est une façon de se connaître. J’étais couturier à Thansi, un village côtier du Vordalia. Je suppose que tu t’attends à l’histoire classique du jeune naïf qui part à l’aventure car il découvre qu’il vit dans un monde vaste.
— Certainement pas…, anticipa Docini. Je commence à deviner que la chance est rare, de nos jours.
— Alors je vais t’ennuyer avec un peu de politique. À la mort de la gouverneure Yudee Sajed, d’une horrible maladie cardiaque il paraît, son ami Raidwin Luen a naturellement pris le contrôle de Vordalia. C’était un jeune venu des régions rurales, persuadé que le nord du pays, plus urbain, s’enrichissait sur les productions du sud. Il a donc décidé de ralentir les échanges commerciaux entre nord et sud. Ce qui a entraîné quelques tensions… Nos terres ont gagné en ravitaillement mais l’aide militaire a été diminué en conséquence. Et le problème, c’est que nous sommes exposés aux menaces issues de la mer.
— L’information s’est vite propagée vers les mauvaises oreilles, je suppose ? Tu as d’ailleurs l’air de bien t’y connaître dans la situation de ton pays !
— Il le faut, c’est important d’être au fait, même pour quelqu’un d’aussi inutile que moi… Justement. Des corsaires des îles Kondraï ont appris cette nouvelle et ont voulu piller notre village, l’un des premiers affectés par les récents changements. J’aurais bien dit qu’Ammara, capitaine de notre garde, aurait résisté. Sauf que beaucoup de ses gardes avaient été mutés au nord, ce qui l’avait tant chagrinée qu’elle a sombré dans l’alcoolisme. Son frère était là pour la soutenir… Mais il a été l’une des premières victimes des envahisseurs.
— Dur… Et peut-être que ma remarque est inappropriée, mais je trouve ta maîtrise du myrrhéen plus que correcte !
— J’ai appris cette langue très tôt, persuadé qu’elle pourrait être utile. Ici nous sommes… Ammara a négocié avec les corsaires. Pour être épargné des pillages, elle a d’abord proposé de leur donner tous les pauvres sans travail. Ils ont refusé, et ont choisi quinze d’entre nous au hasard. J’étais parmi eux. Ammara a accepté. Pas de bon cœur, bien sûr… Mais chaque fois que je me souviens d’elle, j’ai l’image de celle qui a vendus ses propres citoyens au lieu de se battre pour les protéger.
— Ma situation est donc loin d’être la pire… Que s’est-il passé ensuite ?
— Ils nous ont vendus, les uns après les autres. Le trafic d’êtres humains bat son plein dans ces environs, même dans l’Empire Myrrhéen où ça a été interdit. J’étais le dernier à bord au moment où les maîtres de la mer ont croisé notre route. Ils m’ont secouru et ont coulé le bateau. Tous ces enfoirés de pirates sont morts. Et ça m’a fait du bien.
— Si seulement nous avions aperçu ce bateau plus tôt…, songea Decierno. Nous aurions libéré plus de personnes d’une vie de servitude.
— Vous n’auriez pas pu savoir.
— Et puis, si jamais être pirate ne te plait pas, Kwan, tu peux encore aller où tu le souhaites.
— Mais elle me plait, cette vie. Et j’espère qu’il en sera de même pour toi, Docini. Tous les pirates ne sont pas comme mes ravisseurs, cet équipage le prouve !
Un sourire apparut sur un visage rembruni. Kwanjai salua ses compagnons t quitta à son tour le pont. Pas un sanglot ne résonna, malgré tout Docini perçut qu’il s’était peut-être trop fourvoyé. Ce que confirma Decierno avant d’aller se coucher à son tour.
Seule mais pas abandonné, perplexe mais pas égarée, la nouvelle pirate sentit un poids sur sa poitrine. Regard rivé vers la voûte céleste, un soupir l’emplit.
Notre liberté est-elle égoïste, car elle ignore la détresse des autres ? Inquisitrice ou pirate, mon objectif doit rester le même. Pas seulement réussir notre vie, mais aussi s’assurer que le malheur ne s’abatte pas sur des innocents.
Peut-être que ces réfugiés ont besoin de mon aide.ion que
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