Chapitre 18 : Ennemi commun (1/2)
JIZO
— L’équilibre est le plus important, conseilla Jizo.
Des chaussures ripèrent maladroit entre la lisière du bois et le campement. Malgré sa volonté, Nwelli peinait à conserver sa stabilité. Si bien que Jizo dut relever le sabre, ainsi son poids n’entraînerait pas son amie vers l’avant.
— C’est lourd ! se plaignit-elle. Enfin, plus que ce que j’imaginais…
Genoux fléchis, bras tendus, Nwelli respirait avec lenteur. Observer son amie tenir un sabre plongeait Jizo dans une sensation inexplorée jusqu’alors. Encore récemment, elle refusait de porter une arme, quitte à se fier à ses compagnons pour mener le combat. Aujourd’hui elle apprenait le maniement, même si son corps tout entier tressaillait. Je serai sans doute un piètre professeur. Tout ce que je souhaite, c’est qu’elle puisse se défendre lorsque les circonstances l’exigeront.
— Tu vas y arriver, encouragea Jizo. Le sabre a l’avantage d’être plus souple et léger que d’autres armes, par exemple les hallebardes, si populaires dans l’empire.
— Je ne me vois pas soulever une hallebarde ! s’exclama Nwelli. Mais même le sabre me pose des difficultés.
— Il faut du temps et de la patience. Tu seras prête dès que tu seras apte à bien riposter face aux attaques adverses. Pas besoin de savoir réaliser les techniques et acrobaties dimériennes les plus sophistiquées.
Les paroles confortèrent Nwelli dans sa position. D’un pas de biais, clignant imperceptiblement, elle commença à s’habituer à l’arme. Elle réalisa d’abord des simples coups horizontaux ou verticaux avant de gagner en dynamisme. Elle moulina et pivota sous le soutien de son ami. Nwelli se débrouille ! Comme quoi, parfois, il s’agit juste d’une question de confiance. À mesure qu’elle gagnait en vitesse, ses pieds glissèrent derechef. Nwelli manqua tant de basculer que le cœur de son ami rata un battement. Il se précipita vers elle, mais Nwelli se rattrapa par elle-même. Un tintement résonna au moment où le sabre toucha le sol.
— Y arriverai-je ? douta Nwelli.
— Oui ! affirma Jizo. Quelques minutes plus tôt, tu hésitais à l’idée d’enserrer tes mains autour de la poignée. Avec un peu de persévérance, tout ira bien !
— Mais combien de temps aurons-nous ? Ils se rapprochent, tu l’as toi-même constaté ! Cet inquisiteur aurait pu vous blesser, ou pire !
— Taori l’a neutralisé. Il n’y a pas lieu de s’inquiéter pour l’instant. Nous avons du répit.
— Peut-être pas assez. Les autres viendront assez vite. Oh, je crains que nous ne puissions pas fuir indéfiniment… La question est de savoir si nous saurons nous défendre.
— Voilà pourquoi nous devons nous préparer. Nous avons survécu à tant d’épreuves, Nwelli, et nous sommes encore capables de nous battre. Montrons-leur que nous surpassons nos frayeurs. Montrons-leur que nous levons les armes non par plaisir, mais par nécessité. Pour protéger celles et ceux que nous aimons.
Nwelli se perdit dans les yeux de son camarade comme un sourire apaisait ses traits. Mes mots commencent à trouver de la valeur. Sombrer dans le désespoir serait contre-productif. Jizo s’évertua à le lui rendre en dépit de l’ombre persistante de son ancienne maîtresse. Il sentit son souffle au niveau de ses épaules.
— C’est une bien curieuse ironie, déclara Vouma. Nwelli s’est mieux débarrassée que toi de ses maux passés. Aucun traumatisme ne semble l’habiter. En revanche, elle est plus faible et moins indépendante que toi. Moins intéressante, aussi.
Une grimace dépara les traits de Jizo bien qu’il la dissimulât aussitôt. Nwelli n’a pas besoin de me voir ici. Rah, qu’elle me rabaisse, passe encore, mais je l’interdis de dire du mal de mes amis ! Où est Taori pour la remettre à sa place ? Tous deux figés dans l’instant, pour ce répit tant quémandé, avaient le temps de déchiffrer l’expression de l’autre. Nwelli se pinça les lèvres à force de détailler les traits de son ami.
— Penses-tu la connaître mieux qu’elle te connait ? interrogea Vouma. Je vous nargue souvent, mais je salue votre ténacité. Vous êtes encore réunis après des mois de calvaire. Peut-être qu’un jour vous reconnaîtrez que vous aviez la chance d’être logés, nourris et habillés chez nous. Un traitement duquel chaque parti était supposé sortir vainqueur. Et même après tout ce que tu as vu, tu as encore tout à perdre. Songes-y, inflexible Jizo.
La silhouette demeurait à proximité de l’ancien esclave. Persistait l’amalgame de la prétention et de la cordialité affichées ostensiblement. Une présence contrastante, néanmoins prompte à se retirer quand surgissait une source d’intimidation.
Taori apparut à l’entrée du campement et les sollicita à brûle-pourpoint.
— Venez ! dit-elle. Il y a du nouveau.
— Comment ça ? fit Nwelli.
— Nous avons de la visite. Nous avons détaché un groupe, un kilomètre à l’ouest environ, car Irzine et Larno ont rencontré des gens. Il n’y a pas eu de confrontation, ce qui est déjà bon signe.
— Des alliés donc, supposa Jizo.
— À nous de le découvrir. Irzine tenait surtout à ce que vous les rejoignez. Il paraît que vous avez déjà rencontré ces pirates.
Jizo et Nwelli se consultèrent brièvement. Des pirates ? Je crois savoir de qui il s’agit. Mais si c’est le cas, qu’est-ce qu’ils font ici ? Je les croyais partis ! Sans plus attendre, ils emboîtèrent les pas de Taori, et contournèrent leur refuge afin de combler leurs interrogations.
Ils cheminèrent en direction de la plage. À la levée des rafales, charriant l’air salé de la mer, ils discernèrent déjà la conversation d’inégales tonalités. Sur le manteau verdâtre, jouxtant le sable sur lequel glissaient les vagues, Jizo ne savait discerner la progression de la marée. Tant que nous campons assez éloignés de la côte, j’imagine que cela n’a pas d’importance.
De dos ils aperçurent Scafi, Irzine, Larno est une demi-douzaine de réfugiés, bras croisés, immobiles et l'oreille tendue. En face se tenait un nombre similaire de pirates, vers qui ils prêtèrent un œil circonspect. Taori toucha alors doucement l’épaule de Jizo, désignant une femme à droite.
— Je la connais, chuchota-t-elle.
Jizo réprima un sursaut.
— D’où ? murmura-t-il. Était-elle alliée ou ennemie ?
— Elle s’appelle Docini Mohild. De ce que j’ai compris, elle est la sœur cadette de la cheffe de l’inquisition. Celle qui m’a enchaînée, maltraitée, rabaissée comme si j’étais son esclave. Celle qui m’a forcée à détruire les murailles de Doroniak.
Tout est lié. Le passé nous rattrape toujours, n’est-ce pas ? Jizo referma son poing, mais Taori saisit son avant-bras, lui gratifia un tendre regard.
— Il y a toujours des nuances, confia-t-elle. Docini n’avait pas l’air d’être comme son aînée. En fait, elle partageait le même sentiment que moi à son égard : la peur. Elle m’a même défendue, mais ça n’a pas suffi. Pose-toi la question, Jizo : pourquoi serait-elle avec ses pirates plutôt qu’avec ses camarades si elle embrassait pleinement son appartenance ?
L’ancien esclave songea à la question avant de rejoindre le groupe principal. Nous avons beau parler en dimérien, nous manquons de discrétion. Taori souligne un point important, cela dit. Sombrer dans les préjugés est une erreur.
D’abord Jizo distingua une femme à la peau brune et au foulard smaragdin, un poignard accroché à sa ceinture entre sa blouse pourpre et son pantalon écru. Mais oui, c’est la capitaine Nidroska ! Toujours cette assurance brûlant dans ses yeux : il y a de quoi l’envier. En revanche, il ne reconnut pas cette jeune femme à la peau plus ivoirine que la sienne, aux cheveux torsadés et au chemisier opalin. Si sa minceur contrastait avec la sveltesse de Nidroska, il remarqua qu’elle ne manquait pas de lui tenir de la main et de lui donner des baisers sur le cou. Tout juste en haussa-t-il les épaules alors qu’il identifia le second de l’équipage. Decierno surprenait par son absence d’armes. Il se situait en-deçà de ses compagnons, mains plaquées contre ses hanches, ses mèches comme sa barbe longs et lâchés, sa carrure comparable avec celle de Scafi.
Au-delà de ces pirates d’origines et d’allures diverses, Docini capta tant l’attention de Jizo que de Taori. Avec sa veste en toile rouge, avec son pantalon ample, une écharpe jaune en guise de ceinture, la jeune femme se méprenait à une pirate. Grande et costaude, dotée d’une longue chevelure dorée et d’une paire d’yeux azur, elle se particularisait au sein de ces profils. Comment une silhouette si imposante peut-elle ressentir la peur ? À moins que sa sœur le soit plus encore. Dans ce cas, il vaut mieux éviter de la rencontrer.
Docini avait beau demeurer à l’écart des autres, Larno et Irzine ne cessaient de la fixer.
— Que du beau monde ! s’enthousiasma Vouma. Je sens que ça va être intéressant !
Nidroska embrassa la femme à ses côtés avant d’ouvrir les bras à l’intention des nouveaux venus.
— Comme on se retrouve ! s’égaya-t-elle. Comment allez-vous ?
— On a connu mieux, répondit Nwelli en se grattant l’avant-bras. Tout peut bousculer en l’espace de quelques mois. Quelques semaines, même.
— Je n’apprécie pas ce ton, coupa Scafi. Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, nous sommes des réfugiés. Pourquoi devrions-nous dialoguer avec des pirates ? Vous êtes bien confortables dans votre navire, à vous enrichir sur les biens des autres !
— Pas d’agressivité, l’ami ! fit la partenaire de la capitaine. Les pirates ont mauvaise réputation. Méritée pour certains, mais pas par nous ! Nous ne tuons que pour nous défendre. Nous ne nous accaparons que des richesses de personnes mortes depuis belle lurette. Peut-être que ça fait niais, mais tant pis !
— Ma chère Liliath dit vrai. En fait, maintenant que la situation a changé, il en est de même pour nos intentions !
J’aimerais partager leur joie de vivre. Même si celle à droite n’a pas l’air heureuse… Jizo se surprit de constater que Scafi le dévisageait, et en réprima un tremblement. Nwelli, Larno et Irzine subissaient un regard similaire.
— Loin de moi l’idée juger vos rencontres passées, dit l’ancien esclave Mais j’ai du mal à cerner ces pirates.
— Nous nous sommes déjà présentées en bonne et due forme ! lança Nidroska. Nous avons parlé de notre passé. Et si nous discutions de notre avenir ?
— Seriez-vous en train d’insinuer que nous devons le faire ensemble ?
— Je me méfie facilement, rapporta Irzine. Et pour être honnête, lorsque vous aviez refusé de nous prendre à votre bord, je me suis retenue de vous insulter. Depuis j’ai pris du recul. Vous avez l’air sympas.
— C’est que nous ne laissons pas indifférents ! se réjouit Nidroska. Et même si vous nous détestiez pour de bon, quelle importance ? Tant que vous ne vous attaquez pas, vous avez le droit de penser ce que vous voulez !
Decierno fronça les sourcils, tempérant le comportement de sa capitaine. Il avança davantage, ainsi plus proche des réfugiés que des siens.
— Autrefois nous avons emprunté des chemins distincts, déclara-t-il. Pourtant nous nous retrouvons. Est-ce le hasard ?
— Je ne crois pas au hasard, dit Larno.
— Et au destin, dans ce cas ? Bien, j’en demande l’accord à notre capitaine, mais j’ai une idée.
— C’est à mon tour de t’écouter, concéda Nidroska. Après tout, tu ne m’as jamais failli par le passé, Decierno.
— Nous vous accueillerions dans notre caravelle de bon cœur. Hélas, il n’y a pas assez de place. Mais peut-être que nos objectifs convergent. Peut-être que nous pouvons trouver une voie commune. Si vous restez près des côtes, alors nous restons à portée. Nous vous accompagnons jusqu’à un endroit sûr. Nous vous protégeons.
— Permets-moi d’être perplexe, pirate ! s’opposa Scafi. Cette proposition alléchante paraît trop belle pour être vraie. Vous nous aideriez par pure bonté d’âme ?
— L’altruisme est devenue si rare que nous nous en méfions ?
— Autant révéler la totale vérité, affirma Irzine. Nous apprécions l’offre, mais elle n’est pas sans danger. Pas vrai, Docini ?
Ladite inquisitrice, jusqu’alors spectatrice, redressa le chef. Elle se met tellement peu à l’évidence alors que sa carrure suggèrerait le contraire. D’autres préjugés infondés ?
— J’imagine que je vous dois la vérité, dit-elle à mi-voix.
— Hé ! enjoignit Nidroska. Si nous connaissons ta vraie valeur, pourquoi ne le pourraient-ils pas ?
— Parce que j’ai un certain passif. Des regrets. Une allégeance dont je ne peux me targuer.
Chacun des pirates dévisagea leur camarade avec perplexité. Au sein de ces inconnus, qui tous découvraient cette jeune femme peinant à s’imposer, Taori s’engagea, prit les devants, rompit sa coutumière discrétion.
— Tu peux t’exprimer, autorisa-t-elle. Je suis le passif que tu sembles craindre. Mais je sais lire en toi. Je sais que tu n’es pas mauvaise.
— Je l’ai été ! s’exclama Docini. J’ai appartenu à l’inquisition de Belurdie. J’ai combattu les mages, persuadée qu’ils étaient une menace à éliminer, convaincue que c’était l’unique manière d’apporter stabilité à ce monde !
— Mais ta vision des choses a changé, n’est-ce pas ?
Docini se rembrunit. Jizo perçut même des larmes naître, bien qu’elle ne les assumât pas. Existe-t-il quelqu’un qui n’a pas souffert par le passé ? La tragédie nous accable tous… Mais l’espoir de jours meilleurs demeure.
— J’ai été jugée responsable de la débâcle à Doroniak, avoua-t-elle. Ma sœur m’a dit… Elle m’a dit… Que j’étais une moins que rien. Mes confrères et consœurs, que je pensais loyaux, m’ont tabassée, m’ont abandonnée sur le rivage. J’ignore si j’aurais pu tenir le coup sans Nidroska et Decierno pour me secourir. Sans cet équipage.
Les pirates lui coulèrent un regard empathique. Bien des réfugiés l’imitèrent, Nwelli la première, mais pas Scafi. Lui porta un âpre jugement à son égard. Ça y est, l’agressivité supplante la compassion.
— Tu as terminé d’attirer notre pitié ? fulmina-t-il. Ton comportement est lamentable.
— Elle est sincère, plaida Taori. Parfois, il faut favoriser l’écoute.
— Je favorise les faits ! J’établis des liens. Enfin, suis-je le seul lucide ici ? Elle est du même clan que ton agresseur ! Et même si elle a sa miraculeuse rédemption, ce dont je doute fortement, c’est à cause d’elle que nous ne sommes pas en sûreté. Les inquisiteurs veulent finir le travail !
— Ils me cherchent aussi. J’ai échappé à leur contrôle.
— C’est censé nous rassurer ? Une minorité qui met la majorité en danger ?
— Je suis capable de nous protéger. Je n’ai plus peur.
Un privilège que nous sommes loin de tous partager. Jizo trémulait aux côtés de Nwelli. Il remarqua cependant la propension des pirates à demeurer braves et souriants, ce malgré le foudroiement des yeux de Scafi, s’exposant entre les deux groupes. Une attitude que Decierno s’efforça de tempérer.
— L’idée n’était pas de jeter le blâme sur qui que ce soit, modéra-t-il. Nous avons un ennemi commun. Il est puissant et se rapproche. Affrontons-le ensemble.
— La plupart des réfugiés ne savent même pas tenir une arme ! rappela Scafi. Pourquoi s’impliqueraient-ils dans vos histoires ?
— Je crains qu’il ne soit trop tard. Nous avons eu notre période de festoiement et de rires. À présent, c’est du sérieux.
La menace planait parmi tous ces cœurs au rythme accéléré. Comme le silence s’installait, comme tout un chacun s’échangeait leur inquiétude, la capitaine s’approcha de son second et chuchota à son oreille. Après quoi elle traça des grandes courbes de ses bras.
— Nous parvenons à une impasse ! regretta-t-elle. Loin de moi l’idée d’aviver vos tensions, mais visiblement, vous avez besoin de discuter entre vous. Éclaircissez-vous les idées et revenez-nous voir dès que vous aurez trouvé un accord !
De bon cœur salua-t-elle l’ensemble du groupe devant elle. À peine eut-elle fait demi-tour que les siens s’accordèrent à sa cadence. Même si Docini prit du retard, yeux et lèvres plissés en direction de Taori, elle finit par les rejoindre. Elle disparut avec sa nouvelle allégeance le long de la place, vers la caravelle qui bringuebalait à l’horizon.
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