Chapitre 23 : Route commune (1/2)
DOCINI
La caravelle bringuebalait à même le contrebas d’une falaise. Des vagues s’écrasaient continûment sur les rochers fracassés, dans des clapotis qui se transformaient en échos. À la brise marine se cumulait le chatoiement des flots sous l’illumination solaire. Depuis le bastingage, Docini admirait ce panorama.
On s’habitue vite à la vie maritime. J’aurais pu oublier mes devoirs passés et me complaire dans cette existence de pirates. Mais la réalité nous rattrape aisément…
Tandis que l’équipage fourmillait sur le pont au cours de ce répit, un nouveau venu accompagnait sa contemplation. Ce Jizo reste une énigme pour moi. Et si c’était l’occasion de faire proprement connaissance ?
— Salut ! fit l’inquisitrice à mi-voix. Tu vas bien ?
— Aussi bien qu’on peut l’être en ces circonstances, répondit Jizo.
Les épaules de Docini s’affaissèrent comme elle mordilla ses lèvres. Mes compétences en éloquence sont à revoir. Comme beaucoup d’autres choses.
— Il paraît que votre groupe a été scindé, rapporta-t-elle. C’est vrai ?
Jizo s’appuya davantage sur le parapet. De profonds sillons déparaient son faciès tandis qu’il n’osait pas croiser les yeux de son interlocutrice.
— C’est pour cela que j’ai quelques contusions, dit-il. Scafi ne voulait pas que nous prenions des risques et a relâché sa colère sur moi. Ensuite, il a appelé les réfugiés qui soutenaient sa pensée et nous ne les avons pas revus depuis. J’aurais voulu éviter d’en arriver là.
Enfin l’ancien esclave parvint à fixer l’inquisitrice, laquelle se renfrogna aussitôt. Tabasser pour un désaccord. Cogner pour libérer sa fureur. Ce ne sera jamais la solution à l’injustice . Elle releva néanmoins la tête au bout de plusieurs secondes.
— Donc vous êtes livrés à vous-mêmes ? s’enquit-elle.
— Pas vraiment, nuança Jizo en esquissant un sourire. Vous êtes venus. Une aide surprenante mais bienvenue.
— Ce genre d’intervention relève du miracle, pas vrai ? Avons-nous juste eu de la chance dans notre malheur ? Le destin a-t-il voulu nous donner une seconde opportunité ?
— Tous ces concepts me dépassent. Depuis que je me suis échappé de ma prison, si je puis dire, je vis au jour le jour, tentant de prendre soin de mes amis. Mais suis-je vraiment apte à les protéger ?
— Tout dépend. As-tu perdu des compagnons ?
— Si le départ de Scafi ne compte pas… Alors non. Et j’espère que ça restera ainsi.
Jizo paraissait déconcerté. Mû par des frissons à peine perceptibles. Il se retourna vivement, du sang lui montant au visage, avant de revenir vers Docini comme si de rien n’était. Toutefois la sueur miroitant sur ses tempes acheva de la rendre confuse. Est-ce qu’il cacherait quelque chose ?
— Finalement, nous nous ressemblons, dit Docini. Rescapés de la bataille de Doroniak, nous faisons route commune. Pendant que tu cherchais un refuge, pendant que les bâtiments s’effondraient autour de toi, j’affrontais le principal investigateur de cette catastrophe, Khanir Nédret. J’ai échoué. Et j’ai payé.
— Ces forces nous dépassaient. Je suis triste que tu sois devenue la responsable désignée de tes faux alliés.
— Je me relèverai, comme je le fais toujours. Toi non plus, tu n’as pas eu la vie facile… Je croyais que l’esclavagisme était banni dans l’Empire Myrrhéen. Une des prisonnières du Palais Impérial était une esclavagiste, mais elle avait été capturée avant que Bennenike devienne impératrice…
Docini regretta son affirmation quand elle avisa les tressaillements du jeune homme. Maladroite, encore et toujours. Sa main moite crispa sur le bastingage.
— L’interdiction a juste incité mes maîtres à dissimuler leur pratique, révéla Jizo. Il faut plus que plusieurs années pour détruire complètement une tradition. Enfin, je n’ai pas envie de me lamenter. Juste d’aller de l’avant. J’avais l’habitude de prier l’impératrice pour nous délivrer de cette servitude, et la coïncidence a fait que son assassin personnelle est intervenue. Mais je ne peux pas soutenir la politique de l’impératrice. J’aurais pu me vautrer dans ces préjugés à cause de ce qui est arrivé à Irzine. Puis j’ai rencontré Taori.
— Ces événements nous changent à jamais, enchaîna Docini. Lorsque j’ai rejoint les forces impériales, je ne me sentais pas à ma place auprès des miliciens. Le malaise m’habitait toujours au moment où Godéra nous a rejoints. Maintenant je comprends pourquoi. Je n’étais pas à place. Ni parmi les inquisiteurs, ni parmi les miliciens. J’ai des amis sur qui compter. Des personnes que je ne veux pas perdre.
Alors qu’elle entreprit de s’éclaircir la gorge, l’ancienne inquisitrice sentit une tape dans le dos. Surgit Nidroska de derrière qui l’enlaça au milieu de son équipage. Une telle hilarité s’ensuivit tant que Docini s’empourpra. Je sais qu’elle est tactile, mais c’est peut-être malvenu.
La capitaine soutint sa propre légèreté d’un recul presque agile. Revenue à hauteur de son second, elle se permit même de saluer Jizo.
— Pourquoi m’avoir pris dans vos bras si soudainement ? demanda Docini, déconcertée.
— Et pourquoi pas ? répliqua Nidroska tout sourire. Un peu de bonne humeur en cette période orageuse est bénéfique ! Plus ta déclaration sur notre amitié qui fait chaud au cœur.
Docini se gratta l’arrière du crâne. Je parlais sans doute plus fort que ce que je croyais. Tout juste remarqua-t-elle sa capitaine s’immiscer entre elle et Jizo, toujours flanquée de son second.
— Un espoir se présente à nous, annonça ce dernier. D’après quelques myrrhéens de notre équipage, nous nous situons à environ quatre jours de Nobak.
— J’ai oublié de prendre ma carte pour illustrer, dit Nidroska. Imaginez donc que ce village de pêcheurs, et de marins paraît-il, est à la pointe sud-est de l’empire, aux limites des savanes de cette partie de Souniera. À partir de là, longer les côtes revient à aller au nord. Ça pourrait être un bon endroit de départ pour se rendre aux îles Torran !
Nidroska s’interrompit pour plaquer ses mains contre ses hanches. Elle s’assurait que tant Docini que Jizo se suspendaient à ses paroles.
— Trêve de géographie, déclara-t-elle. L’important est de savoir s’ils nous accueilleront comme il se doit !
— Est-ce seulement possible ? désespéra Jizo. Nous avons été refoulés à chacune de nos tentatives.
— Mais là, les habitants ont la réputation d’être bienveillants ! Essayons donc, qu’avons-nous à perdre ? Sinon notre temps. Et notre dignité. Sans compter que la possibilité que nos ennemis nous rattrapent.
— Admettons qu’ils acceptent. Auront-ils seulement des navires à nous prêter ? Un voyage jusqu’aux îles Torran ne se fera pas en un jour. Il faut de l’équipement, des provisions, et…
— Ne partons pas pessimistes ! Arrivons d’abord là-bas !
Jizo opina du chef puis se mit à marcher le long de la passerelle, quoi qu’il restât à proximité des pirates.
— Je vais prévenir les autres, décida-t-il.
— Bien ! s’enthousiasma Nidroska. Tu agis comme un vrai meneur !
— Sauf que je ne le suis pas. Scafi prétendait l’être et il est parti.
Il aime adopter un ton sinistre. Pas le choix quand la vie ne réussit pas, j’imagine. Jizo s’apprêtait à quitter le bateau, toutefois il se retourna et coula un regard en direction de Nidroska et Decierno.
— Pourrais-je vous suggérer quelque chose ? demanda-t-il.
— Vas-y, proposa le second.
— Je pense qu’il vaudrait mieux que notre groupe rencontre les villageois en premier. Puis seulement vous viendrez.
— Je comprends l’idée, soutint Nidroska. Mais pas la raison.
— Eh bien… Vous êtes des pirates.
La capitaine éclata d’un rire gras. C’est bien qu’elle ne le prenne pas mal. Pas étonnant, venant de sa part.
— Suis-je si effrayante ? ironisa-t-elle. Ai-je une tête à brûler leurs maisons, piller leurs richesses et kidnapper leurs enfants ?
— Capitaine, je crois que vous connaissez notre réputation générale ! concéda Decierno.
— Voilà ce que je sous-entendais, bredouilla Jizo. Déjà, il faut se méfier des apparences, mais vous nous avez prouvés que vous n’utiliserez pas vos poignards à de mauvais escients. Quoi qu’il en soit, ils verront votre voile avant votre visage.
— Il est vrai, se rattrapa Nidroska. Faites-nous signe quand la voie sera libre, dans ce cas. En attendant, cap vers l’est !
Docini s’immobilisa, sempiternelle spectatrice, pour mieux observer les déplacements d’autrui. Tandis que Jizo, fort de ce répit, rejoignait les siens, Nidroska bondit des pieds du grand mât au château arrière. Elle s’assurait que chaque membre d’équipage remplissait son rôle. Ainsi l’ancre fut levée : les voiles oscillèrent sous l’impulsion des rafales maritimes, et le bateau reprit sa navigation au gré des vagues.
Les jours subséquents se révélèrent moins propices à la badinerie.
Nous voilà conscient du danger que nous encourrons. Il n’est plus question de passer notre temps à festoyer et à dénicher des trésors. S’attendaient-ils à avoir autant de pression les accabler ? Certains compagnons sont nerveux, mais peu sont réellement effrayés. Sauf moi.
Depuis cette date fatidique, Docini n’avait pas manié d’arme. Une pratique de plusieurs années ne se perd pas en quelques semaines, non ? Elle ne consacra guère à cette pratique, ce malgré le danger qu’elle pressentait. Je serai prête au moment venu. Au lieu de quoi alternait-elle entre conversations et repos. Dans sa cabine, quand la fatigue la gagnait, les images se bousculaient encore dans son esprit. Floues mais puissantes. Rapides mais impactantes. Autrefois les poings s’abattaient sur son corps fragilisé. À présent fauchaient les épées, fendant les ténèbres de leur tranchant, leurs tintements transmis en échos.
J’ai besoin de me détendre.
Quelques divertissements apaisaient son esprit. Ce matin-là, elle jouait aux dés avec Kwanjai. Bien qu’il l’emportât largement, l’ancienne inquisitrice répondait à chaque défaite d’un franc sourire, ses muscles détendus et ses traits allégés.
Jusqu’au moment où Liliath ouvrit la porte avec fracas. À la lumière tamisée de la cale contrasta la nitescence aurorale. À la sérénité des lieux s’opposa son appel dénué de subtilité.
— Nous y sommes ! Venez voir !
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