Chapitre 26 : Avenir planifié

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ORANNE


Voici donc le fameux Mur de la Lignée. La goute par-dessus la vague, ornée en-deçà des voûtes, apparaît comme un symbole fort. Peu importe qui se dresse devant, son aura s’en retrouvera accrue, brillant sur plusieurs dizaines de mètres. Alors quand c’est l’impératrice, cette sensation n’en est que confirmée.

Bennenike s’affirmait comme lumière sous les ombres. Une foule ébaudie s’était rassemblée par-delà les bannières, trépignant à l’idée d’entendre son discours. Même au-devant de ces centaines de citadins, Oranne peinait à se frayer une place. Des gouttes de transpiration coulaient sur sa joue comme une sensation d’étouffement s’accaparait d’elle. Seul Oukrech était reconnaissable parmi cette horde d’inconnus.

Elle n’a pas prononcé un seul mot qu’ils la louangent déjà. Chaque jour que je circule en Amberadie me confirme combien le culte de la tyrane est puissant. Mais en dehors de ces murailles, nous réalisons sa véritable nature. Ses tentatives d’embellir sa réputation n’y changeront rien.

D’ordinaire lors de ses apparitions publiques, une dizaine de gardes entourait Bennenike en permanence. Ils avaient choisi de s’éloigner un peu, érigés comme remparts latéraux sur la largeur de la place, Koulad à leur tête. Trois figures connues parmi les miliciens la flanquaient cependant. Outre Badeni, comme à l’accoutumée, un homme à la peau livide et aux longues mèches dorées était accompagné d’une femme à la peau sombre, à la musculature prononcée et aux tresses noires. Tous deux portaient la coutumière brigandine noire et rouge de leur ordre tout comme une lance en fer.

Xeniak et Djerna. Particulièrement extrêmes, ceux-là. Certains miliciens dissimulent leurs intentions derrière de nobles idéaux. Eux ne se couvrent pas de pareille hypocrisie, affirmant que toute opposition doit être réprimée sans pitié. En les plaçant à la tête de sa garde, Bennenike confirme quelles méthodes elles préconisent.

Les deux miliciens ne manquaient pas de darder la marchande d’yeux méfiants. Aussi devait-elle se rétracter, se camoufler un visage serein et assuré, ce même si elle était abritée dans la vague de citoyens. Consciente de leur stature, elle accorda plutôt son attention aux citoyens mis en exergue pour l’événement. À droite, un homme grand et grêle, dont la peau cuivrée et les yeux émeraudes reflétaient la même origine qu’Oranne. À gauche, une femme petite et rondelette, dont la blouse immaculée révélait son métier.

Déjà l’impératrice les désignait avec triomphe. Fière posture à même d’ancrer sa stature. Fluides mouvements certifiant son jugement.

Au moins-je un bon aperçu de ce qui nous attend. D’ici quelques mois, dans un an tout au plus, Phedeas et moi occuperons la même position. Nous nous targuerons de notre propre lignée. Nous esquisserons notre propre symbole. Achevée sera l’époque de la violence et la confusion. Obtenir paix et prospérité ne sera pas facile, mais nous nous y tiendrons. Si une telle impératrice est capable de susciter l’admiration de ces quidams, nous le sommes également.

— Voici le visage de nouveaux héros ! présenta-t-elle. Il est toujours important d’honorer les contributions de nos compatriotes. Le bien ne vient pas seulement des illustres figures, mais aussi des personnes ordinaires, désireuses d’améliorer le quotidien de tout un chacun. Pour que leur nom soit connu au-delà d’Amberadie. Pour que leurs actions, estimées petites, se portent sur une plus large influence. Je vous demande en premier lieu d’accueillir Inaya Dendret !

Une pluie d’acclamation porta l’avancée de la concernée. Comparée à l’impératrice, de pleine aise face à son peuple, Inaya était en retrait, peinant à se tenir droite. En voilà une peu habitée à paraître en public. Comme je la comprends. Elle se redressa néanmoins ainsi que Bennenike le lui suggérait.

— Chaque médecin mérite la reconnaissance, reprit cette dernière. Il serait hélas irréalisable de tous les récompenser. Inaya mérite sa place parmi les citoyens d’honneur car elle s’est particulièrement illustrée. En plus des consultations coutumières à son métier, et donc de nombreuses vies sauvées, elle a aussi travaillé de son côté pour comprendre l’origine des maladies. Imaginez qu’elle a empêché la propagation de plusieurs infections, qui seraient à terme devenue des épidémies ! Peut-être que nombre d’entre vous en auraient péri ou auraient perdu plusieurs proches sans son intervention. La propagande mage prétend que sans eux, la médecine n’aurait pas progressé aussi rapidement, que notre espérance de vie serait moindre. Inaya Dendret incarne la preuve du contraire ! Gloire à elle !

L’ovation s’intensifia de plus belle. Nombreux furent les citadins à la couvrir de compliments, voire même à lui lancer des fleurs. Inaya les reçut avec plaisir, quoiqu’elle rougît à la perspective de recevoir autant de soutiens. Aussi recula-t-elle sitôt que la clameur perdît un peu de son ampleur.

Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Pourquoi se sent-elle le besoin de rappeler que les mages sont ses ennemis ? Sinon la population n’aurait plus de responsable à blâmer pour les maux de notre société ? Quoi que cette Inaya ait fait, cela reste flou. Il est aisé de déclarer qu’elle a sauvé de nombreuses vies sans preuve concrète. Mais bon, c’est une nouvelle positive, peu importent nos opinions personnelles.

Par contraste s’imposait l’autre figure du jour. Sur les traits de l’homme se lisait l’ambition, comme il balayait la foule d’un regard résolu. Posture empesée, il croisait les bras et relevait la tête, alors plus assimilable à sa dirigeante.

— Perden a excellé différemment. Il apparaît comme un travailleur ordinaire, sans jugement négatif bien sûr, mais a entrepris de mieux repérer les criminels. En l’occurrence, il représente nos yeux dans ces rues peu fréquentées d’Amberadie, là où notre garde et notre milice ne mettent que peu souvent les pieds, sauf quand il s’agit de montrer l’exemple. Récemment, il a dénoncé deux mages qui avaient commis l’audace de se cacher dans les profondeurs de notre propre capitale ! Un frère et une sœur, jeunes et naïfs, apprenant quelques arcanes par curiosité mal placée. Il n’était point question de les brûler sur la place publique. Non, au vu de leur immaturité, j’ai écouté ma clémence et leur ai accordé une grâce. Ils iront dans un camp de rééducation dans lequel nous leur enseignerons la haine de la magie, notamment en leur rappelant toutes les tueries perpétrées par leurs porteurs. Mais restons positifs ! Perden est bel et bien le héros de notre quotidien. Acclamez-le comme il se doit !

Une vague supplémentaire s’empara de la multitude. Des mains claquées au gré du soutien, où l’individualité comme la dissidence se perdait. Où l’on enjoignait tous à se fendre d’un mouvement généralisé, même à contre-cœur, pour que la justice fût reconnue.

Arrêtez de congratuler ! Arrêtez de présenter des délateurs comme des modèles ! Tel est l’empire de Bennenike l’Impitoyable ? Un territoire où la sécurité est enforcée, mais où, paradoxalement, nul n’est sauf ? Je n’aperçois aucune mansuétude dans la décision d’envoyer deux pauvres jeunes dans des camps ! Ils se feront laver le cerveau, jusqu’à répugner qui ils sont, jusqu’à suivre la seule voie qu’autorise la despote. Je les plains. C’est pour ces innocents que les choses doivent être changées.

La cérémonie s’acheva à la lassitude du public. Assez de panégyrique avait été délivré : une fois comblés par leur titre et les encens, Perden et Inaya se retirèrent, assurés qu’ils seraient reconnus partout dans la cité.

Dès la foulée dispersée, vaquant bientôt au quotidien, Bennenike ordonna le rassemblement de ses troupes. Oranne hésita à se conformer, puis un grognement d’Oukrech lui suggéra d’atermoyer toute rupture. Patience, Oranne, patience. Rêver de grandeur et de justice est futile si tu gâches par précipitation.

Contre toute attente, Djerna interpella son impératrice avant de partir, paupières plissées et narines retroussées.

— Puis-je me permettre une remarque ? se risqua-t-elle. Elle pourrait paraître déplacée.

— Bien sûr, consentit Bennenike. Toutes les opinions sont bienvenues.

— Je trouve que vous avez été indulgente. L’impératrice que j’ai connue aurait exécuté ces rebelles sans sourciller.

— N’ai-je pas le droit d’évoluer ? Pondère bien tes propos, Djerna. Me manquer de respect n’est pas tolérée.

— Loin de moi cette idée ! Je suis curieuse. Évoluez-vous… ou êtes-vous influencée ? Je me rappelle d’une autre personne qui avait préconisé l’enfermement des mages plutôt que leur mise à mort. Docini Mohild.

Qui est-ce ? Le nom résonna entre les miliciens et leur impératrice. Tandis que Bennenike sévit son regard, s’interdisant de grommeler, Xeniak se plaça à hauteur de sa conjointe en vue de supporter ses idées.

— Docini m’a influencée, admit Bennenike. Désormais, elle ne peut plus. Les inquisiteurs ont disparu juste après la bataille de Doroniak. Il paraît que Godéra a été aperçue au nord. Elle est sans doute retournée auprès de son ordre, mais elle aurait pu nous prévenir ! J’ignore si Docini est avec elle. Ou si elle a pris un autre chemin. Dans tous les cas, elle n’est pas ici.

— Ils ont donc arrêté de nous aider lorsque ça ne les arrangeait plus ! critiqua Xeniak. Et vous vous inspirez de leurs méthodes ?

— Ils ont des choses à nous apprendre. J’ai pour coutume de faire subir la torture aux mages que je ne tue pas. Or les inquisiteurs semblent plutôt l’utiliser pour les persuader d’abandonner la magie. J’applique le même principe pour ces deux jeunes.

— Je doute que ça fonctionnera ! protesta Djerna.

— Ton avis est louable, et j’y accorde une certaine importance, mais je préfère écouter le mien. Je reste sur ma décision. Le sujet est clos, tu es désormais libre de te taire.

Bennenike progressa vers Koulad, triomphante de l’argument. Quelle outrecuidance ! Vous pouvez berner les vôtres, mais je vois clair dans votre jeu. Élargir votre soutien en prétendant être une modérée. Vos victimes souffriront quelle que soient la méthode employée. Son mari opina du chef avant même qu’elle le sollicitât, s’amusant des grognements des miliciens contestataires.

— Pas de repos pour nous ? devina-t-il.

— Pas encore, dit Bennenike. En plus de l’escorte des mages, et du budget que je souhaite allouer pour qu’Inaya se constitue une équipe, nous avons une fête à préparer.

— La fête des instaurateurs ?

— Oui. Ce qui implique de dresser une liste d’invités. Allons-y.

Encore une différence marquante entre ma région et ici. De nouvelles coutumes à découvrir, j’imagine. Tandis que l’impératrice et ses suiveurs entamaient leur retour vers le palais, Oukrech adressa un sourire en coin à Oranne, qui se crispa aussitôt. Il souhaite me parler ? Mais de quoi ?

Un jeu de coups d’œil et de discrètes évocations s’installa d’une rue à l’autre. Comme Oranne s’était habituée à être dévisagée par une myriade de citoyens, elle se focalisa plutôt sur son groupe. Éviter les traits rigides d’Oukrech la conduisait à se prêter à la raide démarche des miliciens ameutés autour de Bennenike. Même eux se voyaient scandés par leurs compatriotes, recevant les éloges avec déférence.

Oranne avait déjà envoyé la lettre à ses parents. Elle avait discuté avec quelques nobles. Bennenike lui consacra donc un peu de temps libre durant lequel elle quémanda le repos. Au moment de se séparer, si l’impératrice et son époux restaient souriants à son égard, plusieurs miliciens bougonnèrent sans subtilité, en particulier Djerna et Xeniak. Je dois définitivement les tenir à l’œil.

Assise sur son lit, tentée de contempler les jardins, Oranne avisa l’empressement d’Oukrech. Un air grave déparait son faciès, quoiqu’elle y décelât une étrange lueur.

— Une première opportunité pour nous ! se réjouit-il.

— Laquelle ? s’enquit la négociatrice.

Soudain Oukrech s’arrêta. Mains jointes derrière le dos, il examina Oranne du plus profond de ses yeux.

— C’est évident, déclara-t-il. Notre chemin vers la victoire.

— La fête des instaurateurs ? En quoi ?

Oukrech porta sa main à son menton, jaugeant son interlocutrice qui inclina la tête. Je dois avoir l’air idiote à ne rien comprendre. Il tendit l’oreille vers l’extérieur, s’assurait qu’aucun bruit de pas ne résonnait dans le couloir contigu.

— Pour affaiblir l’impératrice, dévoila-t-il à voix basse. Phedeas m’a donné quelques instructions, tu sais.

— Pourquoi n’en ai-je pas été informée plus tôt ? demanda Oranne à semblable tonalité.

— Chaque chose en son temps. Là où je voulais en venir, c’est qu’assassiner ses miliciens n’aurait aucun intérêt, elle les remplacera aussitôt. Si on veut éveiller sa colère, lui faire perdre sa rationalité, on va devoir s’en prendre à ses proches.

— Hein ? De quelle façon ?

— Lors de cette fête, justement ! Il sera facile d’être discret juste en se noyant dans le nombre. On pourra agir avec subtilité, et après, Bennenike sera si dévastée qu’elle accusera forcément les nobles sur place.

— J’ai le contexte, mais je n’ai pas la manière, ni les détails !

— Tu es impatiente, je comptais tout te révéler au fur et à mesure. La fête des instaurateurs est générationnelle, ce qui veut dire que les enfants de l’impératrice seront forcément là. Je connais une alchimiste dans la capitale, silencieuse opposante du pouvoir. C’est avec plaisir qu’elle concoctera un poison que tu verseras dans leur verre. Sans être vue, ça va de soi.

— J’ai dû mal entendre. Tu viens de me proposer d’empoisonner des enfants ?

— Je ne te le propose pas. Je te l’exige.

Oranne étouffa. Paralysée, tressaillante, inondée de sueur, elle évita à tout prix la sinistre détermination inscrite dans le visage d’Oukrech. Son sourire s’étendait tant que ses mains s’agrippèrent à la couverture. Dans une vaine tentative de réprimer ses tremblements, elle s’attira ses foudres.

— Quel est le problème ? s’irrita-t-il.

— Je…, bredouilla Oranne, incapable de le fixer. Je ne peux pas.

— Tu plaisantes ? Nous avons voyagé des centaines de kilomètres pour que tu te rétractes à notre première occasion ? Phedeas se serait-il fiancé à une faible doublée d’une lâche ?

— Ce n’est pas ça ! Il y a bien d’autres solutions !

— Naïve, en tout cas. À ton avis, que se passerait-il si Phedeas devenait empereur alors que ses cousins sont toujours vivants ? Sa légitimité sera questionnée. Il ne restera pas dirigeant longtemps. Et tu seras victime d’une cruauté qui te manque clairement.

— Nous pourrions les écarter, les déshériter ou…

Du sang emplissait la figure d’Oukrech tandis que ses traits se déformaient. Il saisit le col d’Oranne avec une violence inouïe et la toisa tout en grognant. Incapable de bouger, la marchande s’écrasa sous la force de son propre garde.

— Tu veux rendre nos risques inutiles ? fulmina-t-il. Notre mission exige des sacrifices. Tu as été envoyée ici car Phedeas a confiance en toi. Prouve que tu es digne !

— Nous valons mieux que Bennenike ! plaida Oranne. À quoi bon vouloir prendre sa place si c’est pour employer ses méthodes ?

— Parce que nous tuons pour de bonnes raisons ! Tu crois que ses enfants sont innocents ? Non ! Ils sont coupables de l’avoir comme mère ! Ils ne pourront que devenir comme elle en grandissant, souviens-toi de Dénou qui ne l’a pourtant même pas fréquentée ! Alors tu vas te soumettre à ton devoir, sinon Phedeas ne sera jamais empereur et ce sera de ta faute !

Elle était secouée de sanglots moites. Réduite à une silhouette fragilisée, qu’Oukrech jeta sur son lit une fois lassé de la réprimander. Le garde du corps tourna le dos à Oranne, ne lui toucha plus un mot, mais resta sur ses paroles.

Recroquevillée, Oranne sentit d’inexistantes invectives l’asséner. Elle était l’ombre d’elle-même, illuminée par l’éclat de l’étoile diurne, piégée dans d’inextricables desseins.

Je ne peux pas tuer des enfants…

Mais je le dois !

Non, je ne peux pas…

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