Chapitre 31 : Sang et chaleur (3/3)

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Oranne se pétrifia. D’une main elle agrippa son autre poignet. Tout tremblement devait être réprimé. Fragile silhouette soumise aux machinations du destin, la diplomate devait s’efforcer de feindre l’innocence.

Or Clédi éprouva déjà des difficultés à respirer.

— Ne buvez pas ! tonna-t-elle à l’intention de ses protégés.

Dans un rapide réflexe, la nourrice renversa les gobelets des enfants. Désormais elle avait attiré les regards comme elle se courbait et s’étouffait. Ulienik et Renys hurlèrent à l’aide, et les invités se rassemblèrent autour de la nourrice.

Plus aucun musicien ne jouait. Plus aucun noble ne bavardait. Ils assistaient à la géhenne de Clédi, laquelle s’agenouillait, laquelle était tordue en spasmes.

Et quand Amenis se rua vers elle, il était déjà trop tard. À l’instar de l’impératrice et de ses miliciens, elle ne pouvait que déplorer. Clédi s’écroula en crachant d’épaisses gerbes de sang. Elle s’étala sur une mare écarlate sous une pléthore de hurlements. Dans une sinistre atmosphère où chacun se décomposait à la vue du sang.

Toute tentative de l’impératrice s’avéra futile. Elle eut beau être éclaboussée de fluide vital, elle eut beau s’opiniâtrer à endiguer les dégâts, ses larmes chutèrent par dizaines sur le corps de sa nourrice. Des sanglots résonnèrent à travers les jardins.

C’était l’unique rempart contre le silence.

Qu’est-ce que j’ai fait ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Quel horrible poison… Et une innocente tuée ainsi, dans une indicible souffrance. Mon âme est damnée à jamais. Les enfants étaient supposés subir ce sort…

Oranne avait plaqué sa main contre sa bouche. Elle peinait tout autant à se tenir droite qu’à rester fixée sur la scène. Pourtant se peignait-elle dans un contour glaçant, marquée d’une intense coloration rougeâtre, l’impératrice dévastée en son centre. Mais Bennenike se redressa peu à peu : son poing se serra, ses nerfs se crispèrent.

— Elle était innocente, déclara-t-elle d’une voix tremblotante. Clédi Henia était davantage qu’une nourrice. Elle était une tutrice hors pair. Une proche amie. Maintenant, elle n’est plus. Mais elle sera vengée.

Sitôt debout que Bennenike dévisagea les nobles avec hargne. Bien que leurs dents claquassent, bien qu’ils fussent cloués sur place, nul ne se risqua à braver l’autorité de la dirigeante. Les miliciens, armes braquées vers eux, commencèrent à les encercler.

— L’un d’entre vous est coupable, poursuivit l’impératrice. Clédi n’était pas la cible principale mais a payé pour votre perfidie. Dans le doute, vous serez tous enfermés, et vous ne sortirez pas tant que vous ne serez pas innocentés !

Pesait le dédain alors que les miliciens emmenèrent les nobles désemparés. Sayari s’interposa, pointa la dirigeante du doigt.

— Je suis trop âgée pour avoir peur, dit-elle. Alors je vais m’exprimer pour les autres. Vous ne pouvez pas tous nous incarcérer sur base de simples suspicions. Nous sommes des alliés précieux, votre grandeur, l’auriez-vous oublié ? Votre nourrice, paix à son âme, aurait-elle voulu ceci ?

— Elle n’aurait pas voulu mourir dans de pareilles souffrances, répliqua Bennenike. Elle n’aurait pas voulu cracher autant du sang en présence des deux enfants dont elle s’occupait avec dévotion. Mais toi, Sayari Hognamon, tu as toujours manqué d’empathie. Tu étais juste à côté d’elle, par surcroît.

Sur ces paroles, Koulad saisit la tête de Sayari et la cogna contre la table. Du liquide écarlate gicla tandis que la noble fut assommée. Ainsi put-il la traîner par les pieds avec l’accord de son impératrice. Une traînée de gouttes vermeilles suivit ses foulées, traces qu’Oranne voyait en double.

De la paranoïa. De l’irrépressible colère. Des enfermements abusifs.

Il a suffi d’un geste pour que tout bascule.

Oranne chavira à son tour. De la bile remontait de son estomac tandis que sa vision se troublait. Oukrech se précipita vers elle et la rattrapa. Malgré la sévérité de ses traits, il daigna la porter.

— Je vais la raccompagner, fit-il. Il vaut mieux.

— Bonne idée, répondit Bennenike, comme vidée de son énergie. Cette pauvre Oranne méritait mieux comme célébration. Je dois mettre mes enfants en sécurité… Offrir une sépulture décente à Clédi. Oh, oui, elle sera vengée… Badeni, aide-moi.

Transportée, elle se sentait bringuebalée. Conduite, elle craignait la cuite. Oranne observa une dernière fois l’impératrice larmoyer par-dessus son amie, puis Oukrech la guida d’un couloir à l’autre. Dans les entrailles d’un chagrin mué en représailles. Dans les allées aux reflets tamisés, où tintait le métal à abattre.

Les grommellements d’Oukrech s’enchaînèrent en accéléré. La douleur tenailla son crâne au ralenti. Alors qu’elle sifflotait involontairement, agitant bras et jambes, le garde pénétra dans la chambre avec un violent coup de pied. Il la balança sur son lit : l’impact lui foudroya le dos.

Redresser la tête releva de l’épreuve pour la diplomate. Surtout si c’était pour se caler aux traits implacables d’Oukrech.

— Tu es une incapable, tança-t-il.

— Pardon ? bégaya Oranne.

— Et bourrée, en plus ! Tu avais un devoir, un seul ! Tu as encore réussi à tuer la mauvaise personne. Là, tout de suite, Bennenike se contente de les enfermer, alors que si ça avait été ses enfants, elle les aurait probablement exécutés !

— Avec cet horrible poison…

— Non, c’était une formidable préparation ! Il attaque tous les organes principaux en moins d’une minute ! Il n’y avait pas mieux que…

— Parle pas si fort, tu vas nous faire repérer…

— Je m’en cogne. Tu fais honte à notre cause, Oranne. Tu ne mérites pas de partager le pouvoir avec Phedeas. Il est bien plus digne, bien plus honorable, bien plus courageux que toi…

— Je sais, je vis dans son ombre, mais je l’aime donc…

— Ça suffit ! Tu avais peur d’être entourée d’ennemis ? Tu vas être seule, maintenant. Tu ne mérites plus ma protection, ni mes précieux conseils. Je contribuerai mieux que toi à la chute de l’impératrice de mon côté. Adieu, empoisonneuse de pacotille.

Qu’est-ce qu’il raconte ? Pourquoi il part si vite ? Pourquoi il claque la porte ainsi ?

Oranne ne perçut que le vide, le trouble, la confusion. S’appuyant sur ses mains, s’évertuant à maintenir l’équilibre, elle ne réussit qu’à se vautrer à plat ventre sur son lit. Puis elle dégobilla. Même si elle épongea le liquide visqueux avec ses oreillers, les draps restèrent souillés.

À l’instar de son esprit.

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