Chapitre 35 : Réémergence (1/2)

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DOCINI


La mélodie s’entonne. S’amplifie. Vrille les tympans Songe d’un impérissable souvenir ? Il est récent. Brûlant. Persistant.

Là où sombrait l’abysse se terraient les maléfices. Quand Docini coulait, elle percevait très bien les chansons. Au-dessus de son corps courbé, enfoncé petit à petit dans la noyade, les ondes circulaires se mêlaient aux ricanements. Aussi l’eau se troublait davantage, diminuant l’intensité de son bleu profond.

Ces créatures marines ne sont peut-être pas que des légendes, finalement. À l’aise dans leur environnement, elles attendent qu’une proie s’immerge, dépossédée de tout son être, entraînée par la densité de l’eau. Elles s’amusent de sa faiblesse. Puis elles la dévorent à pleines dents : lorsque leurs crocs déchiquètent sa peau, lorsqu’elles se repaissent au milieu des giclées de sang, leur rire en devient plus sinistre. Sitôt que leur appétit est comblé, les souffrances de leur victime s’apaisaient. Elles n’ont plus qu’à attendre la suivante.

L’illusion avait duré et pourtant se dissipa en un clignement d’yeux.

Émergeant de son sommeil, Docini exsudait, la respiration saccadée. Elle recouvrit cependant vite ses esprits, consciente de côtoyer la mer sans en être submergée. Un solide sommier sur un souple matelas, surmontant un stable plancher, la soutiendrait. Seuls les bringuebalements du navire cumulé avec le fracas des vagues sur la coque lui rappelaient sa position.

Ma zone de confort. Aucune raison de la quitter. Mais si je lambine ici, je deviens encore plus inutile. Je ne devrais pas être effrayée de par ces légendes. Des menaces plus réelles planent, abattent leur épée. Il serait lâche de ma part de m’en détourner… Les affronter ne suffit pas, il faut triompher.

Pour l’heure, néanmoins, Docini était ankylosée. Étendue par-dessus ses couvertures, yeux rivés sur le plafond. Sa cabine était si peu meublée qu’il lui serait futile de se perdre en contemplations. Elle s’enfermait dans ses propres pensées, où réminiscences et prédictions s’emmêlèrent disgracieusement. De telles projections l’embrumèrent. Bientôt ébranlée de spasmes, elle se fendit de lentes inspirations, et ses paupières se dilatèrent sous la lumière vacillante de la pièce.

La peur ne doit pas me transformer en lâche. Ici, je suis en sécurité. J’ai des amis sur qui compter, prêts à se sacrifier pour moi. Je ne dois pas les décevoir. Adelam court toujours, et il exécutera sans sourciller la volonté de mon aînée. Suis-je trop peu entraîné pour le vaincre ? En tout cas, me lamenter ne changera pas quoi que ce soit…

À force de rester allongée, elle se sentait assaillie. Non par un danger tangible, plutôt par d’éparses sensations. La moiteur de ses mains. Les frissons le long de ses jambes. La nausée qui lui donnait envie de dégobiller. Tout ce qu’elle désirait était de quérir une once de repos, et seulement après retrouverait-elle ses forces de naguère.

Le bruit en provenance de la porte réduisit sa volonté à néant.

— Hé ! s’écria Liliath. Ça va, là-dedans ?

— Cela pourrait aller mieux, confessa Docini à mi-voix.

— Ta motivation ne transparaît pas. Allez, ouvre-nous, que l’on puisse te parler, c’est important !

Puisqu’il le faut… Engourdie, la pirate abandonna son lit et déplissa ses vêtements. Elle atteignit rapidement la porte en dépit de son allure modérée. Derrière se tenaient Liliath, mains jointes derrière le dos, dodelinant la tête. L’accompagnait Kwanjai : bien que son visage s’éclaircissait aussi dans la semi-pénombre des lieux, il était davantage en retrait.

— Notre capitaine aimerait te voir, annonça-t-il.

— Qu’a-t-elle à me raconter ? demanda-t-elle.

— Beaucoup de choses ! lança Liliath. Mais tu le sauras en t’y rendant immédiatement, je suis sûr qu’elle sera ravie de…

— De me voir sortir de ma chambre ? Oui, je suis consciente que j’y passe trop de temps.

— Pas d’offense, surtout ! C’est juste que depuis l’affrontement conte les miliciens, tu es plus distante. Qui suis-je pour juger, moi qui me contentais de surveiller le bateau à ce moment-là ?

Docini se renfrogna, et persista malgré l’admiration que lui vouait Liliath M’encourager en se rabaissant n’est pas la meilleure des idées. Alors constata-t-elle combien son amie disait vrai. Elle ne comptait plus les heures à s’isoler dans sa chambre. De temps en temps, cependant, elle s’en extirpait pour s’aventurer sur le pont. Même là, humant des bouffées d’air frais, elle ignorait quiconque l’interpellait. Observer le flux et reflux des vagues lui paraissait plus intéressant : quand son regard s’y plongeait, ses pensées se décuplaient. Mon esprit bouille sans interruption.

Comme la réalité lui échappait encore, Liliath lui flanqua un coup de coude contre son torse.

— Doucement ! suggéra Kwanjai. Il ne faudrait pas la maltraiter.

— C’est juste une tape amicale ! plaida Liliath. Il en faut plus que ça pour abattre quelqu’un d’aussi costaude qu’elle !

— Je ne crois pas mériter tant de valorisation, clarifia Docini. Adelam était plus petit et moins musclé que moi, pourtant il m’a vaincue, et j’ai frôlé la mort. Vous, au moins, avez remporté votre combat.

— Cette victoire est partagé, rectifia Kwanjai. Tu t’es dressée face à l’adversité comme personne d’autre. Grâce à toi, la plupart des réfugiés ont réussi à s’enfuir, et le village de Nobak a été sauvé !

— En plus, ajouta Liliath, tu as affronté d’anciens alliés. Ce ne devait pas être facile.

Docini soupira. Elle ne pouvait que céder face aux louanges des pirates.

— J’imagine que vous avez raison, concéda-t-elle. Mais…

— Pas d’opposition ! réfuta Liliath. Rends-toi fissa chez notre charmante capitaine, elle saura trouver les bons mots ! Tu as ma bénédiction.

— Ta bénédiction pour quoi ?

Liliath lui flanqua un coup d’œil sans piper mot.

Très bien. J’espère que ce sera utile. J’ai trop peu parlé avec Nidroska ces derniers jours, alors qu’elle m’a sauvé la vie… Sous l’impulsion de ses compagnons, Docini passa outre ses hésitations et marcha d’un bout à l’autre du bateau. À chacune de ses foulées grinçait le plancher comme des éclats scintillaient aux oscillations du vaisseau. Plus d’une fois effleura l’envie de se retourner, toutefois se motiva-t-elle jusqu’au bout, fût-ce pour honorer les exhortations de Liliath et Kwanjai.

La porte était déjà entrouverte. Elle poussa le battant avec délicatesse et pénétra à l’intérieure une fois que la capitaine opina du chef. Nidroska était affalée sur sa chaise, pieds posés sur le bureau, un gobelet à la main. D’ici Docini sentait le parfum de l’alcool. En effet, elle prend ses aises.

— Te voilà ! se réjouit-elle. Assieds-toi donc.

Docini s’exécuta. Dès qu’elle observa sa capitaine, elle se remémora leur première discussion céans. Souvenir si proche et si lointain, comme tout avait évolué mais rien n’avait changé. L’ancienne inquisitrice peina à se sentir confortable. Ce pourquoi Nidroska lui tendit une bouteille si poussiéreuse que les inscriptions étaient illisibles.

— Du rhum de Dahovin ! présenta-t-elle. Je n’en bois que lors des rares occasions !

— En quoi est-ce une rare occasion ? fit Docini, perplexe. À moins que vous ayez quelque chose de particulier à me raconter… Je devrais arrêter de me morfondre, je suppose ?

— Ton rapport avec la réalité est étrange. Tu es capable de bravoure, mais tu manques de confiance en tes propres capacités. Tu visualises notre dernier combat comme une défaite, pas vrai ?

Docini acquiesça. Elle ne remarqua pas tout de suite qu’elle frottait ses genoux avec ses poignets. Les mauvais réflexes ne disparaissent pas !

— Liliath et Kwanjai ont déjà insisté là-dessus, rapporta-t-elle. Selon eux, je ne devrais pas être traumatisée ainsi.

Avalant une lampée de son rhum, Nidroska posa son gobelet comme son coude sur la table. Elle fixait tant sa protégée qu’une puissante lueur jaillit de ses yeux.

— Ce n’est pas toi qui décides, dit-elle. Plutôt ton subconscient. Après tout, tu fais face à d’anciens alliés, qui t’ont méchamment rossée en plus. On ne veut pas trop exiger de toi…

— Je ne souhaite pas être prise en pitié… Des réfugiés sont morts. Certains de nos compagnons, aussi. Nous étions tous dévastés à leurs funérailles.

— À ce propos… Tu mérites de savoir pourquoi je m’attache si facilement à mon équipage. Je parle rarement de mon passé, mais tu as prouvé que je pouvais me confier à toi.

— Votre passé ? Qu’entendez-vous par là ?

Comme Nidroska se rembrunit, Docini voulut reculer, néanmoins tendit-elle l’oreille. La capitaine se resservit un gobelet entier de rhume dont elle déglutit deux grandes gorgées. Pourvu qu’elle ne finisse pas saoule de chagrin…

— Mon teint basané et ma fière bouteille indiquent déjà mes origines dahoviennes, déclara-t-elle. Enfin, plus précisément d’une île non loin des côtes sud, mais rattachée au territoire. C’est que toutes ces étendues d’eau me donnaient envie d’explorer ! Mes parents n’appréciaient pas trop l’idée.

— Vous aviez une famille rigide ? s’étonna Docini.

— Pas qu’un peu. À la base, ils sont originaires du continent, mais avaient émigré sur ladite île pour fuir les problèmes du monde. Ils désiraient un cocon de tranquillité. Leur devise, c’était qu’il valait mieux vivre un siècle en sécurité que vingt années en liberté ! Tu te doutes donc bien qu’ils me réprimandaient dès que je m’éloignais un peu de notre foyer…

— Oh… C’était horrible, je suppose.

— En un certain sens, oui. Ils me gâtaient beaucoup, mais pas seulement par gaieté de cœur. Selon eux, je ne connaîtrais jamais rien de mieux que notre village paisible au milieu de la mer. Un peu comme s’ils m’avaient au défi. Alors, ce qui devait arriver était inévitable : j’ai fugué à mes seize ans.

— Par quel moyen ? Et comment l’ont-ils pris ?

— Simplement en m’infiltrant sur un bateau marchand ! Il m’a emmené jusqu’à la ville portuaire de Hejendor, où je suis restée un bon moment. Quant à mes parents, je peux résumer assez facilement : ils étaient assez en colère pour me semoncer, mais pas assez pour venir me récupérer. Il faut croire que leur mode de vie les a ironiquement empêchés de m’aimer comme il se doit… Quoi qu’il en soit, j’ai bien goûté à cette liberté, à ma jeunesse enfin conquise. Mais je vais être aussi honnête : j’ai parfois galéré. Bagarres de tavernes par-ci, pertes d’argent en paris par-là, j’enchaînais les petits travaux sans ambition. Je savais que je ne pouvais pas rester coincée dans cette cité pour toujours. Et puis j’ai rencontré Unthae.

— Qui était-ce ?

Les doigts de Nidroska glissèrent de son gobelet. D’abord un sourire élargit ses lèvres, puis au grand dam de Docini, des larmes roulèrent sur ses joues.

— Mon premier amour, dévoila la capitaine. Un jeune homme merveilleux, empathique, toujours prompt à la plaisanterie et à des folles aventures. Il était un marin bien sculpté que je reluquais toujours depuis les quais, mais nous avons fait plus ample connaissance dans les tavernes. Nous apprenions alors un grand point commun : nous détestions l’immobilisme. La mer nous appelait, mais nous devions y voyager à notre propre façon, loin des contraintes que l’on nous imposait. Nous avons économisé de l’argent, acheté un petit bateau, et nous étions partis, prêts à conquérir le monde !

— Comment cela s’est passé ?

— Au début, extrêmement bien. Nous voguions d’îles en villages, et de villages en cités. Rien ne pouvait nous arrêter ! Bien sûr, entre les marées parfois tumultueuses, les monstres marins et autres indésirables sur notre chemin, notre existence était jalonnée d’épreuves. Mais ça ne la rendait que plus excitante ! Des mois à ses côtés, et je me sentais moi-même, épanouie, amoureuse… J’ai cru que cela durerait pour l’éternité.

— Vous portez tant d’émotions dans votre voix. Mais si vous aimiez Unthae, où se trouve-t-il désormais ?

La mine de Nidroska s’assombrit davantage. Oh non…

— Mort, dit-elle. Un matin comme les autres, je l’ai retrouvé pendu.

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