Chapitre 38 : La fin du voyage (1/3)
JIZO
Des jours durant, ils avaient vogué dans les mers orientales.
Des semaines durant, ils avaient bravé les flots.
Les vagues tumultueuses, frappant constamment la coque, avait cadencé leur trajet. Trois navires s’étaient éloignés de l’empire qui les avait abandonnés, en quête d’un nouveau foyer. Il se situait à des centaines de kilomètres, et pour beaucoup, au-delà de tout ce qu’ils avaient connu. Parmi tous ces réfugiés, Jizo se perdait en particulier dans la contemplation de l’ouest. Plus aucune côte ne s’esquissait dans l’horizon brumeux, aussi s’éteignaient ces repères, aussi marquait la distance.
Mon pays paraît si loin, désormais. Maman, papa, je suis désolé. Puisque vous n’êtes pas venus me chercher, ma destination est ailleurs. Je ne sais même plus depuis combien de temps j’ai été kidnappé et vendu comme esclave. Dans d’autres circonstances, j’aurais peut-être voyagé à l’ouest, et je serais revenu dans mon foyer. Mais vous seriez les premiers à me soutenir dans mes actions. J’ai rencontré tant de gens depuis. Ils méritent le bonheur. Et nous sommes sur le point de leur offrir.
Les journées s’enchaînaient sans véritable disparité. Si Jizo avait fait connaissance avec plusieurs réfugiés, dont les histoires personnelles achevaient de le chagriner, il fréquentait surtout le groupe avec lequel il avait vécu le plus de péripéties. Nwelli et lui avaient insisté au début du voyage pour en connaître davantage sur la place de Larno et Irzine dans les îles Torran. Toute tentative de soulever les mystères se soldait par un échec, comme l’aînée interrompait son cadet chaque fois qu’il se révélait trop loquace. Elle leur donna toutefois quelques informations quant à ce pays :
— Je n’aime pas trop m’attarder dans des explications interminables, mais il faut bien tuer le temps, pas vrai ? Voici comment se partage le territoire : il y a trois îles principales, sans compter toutes les petites aux alentours. Celle de l’ouest s’appelle Ymaldir Hadoan. Larno et moi venons de cette île, et comme c’est la plus facilement accessible, nous accosterons là. Le clan Ematanis la dirige, la reine Lefrid à sa tête, accompagnée de ses deux maris, Dolhain Sano et Febras Bert. Ensuite, vous avez l’île de Den à l’est, sous la tutelle de Thargu du clan Verfor. Et finalement, l’île du sud, Hegisne, qui elle subit la rivalité des clans Wivod et Morn-Dif. Les îles Torran ne sont pas aussi unifiées que l’Empire Myrrhéen, c’est certain. Mais je sens que je vous ai déjà perdu avec tous ces noms. Je vais m’en arrêter là.
Ses prochaines interventions se révélèrent très espacées. De temps en temps, ils tentèrent de prendre Larno en aparté, mais il ne disposait pas d’autant de connaissances que sa grande sœur. Trop jeune, sans doute. D’un autre côté, c’est surprenant qu’Irzine en sache autant alors qu’elle prétendait le contraire. Cacherait-elle quelque chose ?
Jizo et Nwelli n’insistèrent guère en dépit de leur perplexité. Au lieu de quoi l’ancien esclave consacra davantage de temps à Taori, surtout lors de la seconde partie du trajet. Aucun détail ne fut épargné.
Pas sa capture à la frontière, où ses amis avaient été massacré, avec elle seule comme rescapée de cette tragédie.
Ni sur les invectives de Godéra, laquelle avait exhorté inquisiteurs et miliciens à la cogner.
Et encore moins les milieux de journée où elle était enchaînée à un palmier, endurant le supplice d’un soleil brûlant.
La pauvre… Pourquoi ne s’est-elle jamais confiée avant sur sa géhenne ? Parce que c’aurait été douloureux, pour sûr…
C’était une matinée comme une autre, lors de laquelle ils entamèrent leur conversation. Quelques cônes de lumière passaient à travers la lucarne et éclairaient Jizo et Taori. Jambes croisées, le derrière appuyé sur un oreiller, la mage méditait en silence. Si sereine… Sont-ce les pauses dont nous avons besoin ? Vouma se gardait bien de se manifester dans de pareilles circonstances. Ce devrait être ainsi en permanence.
Les iris de Taori perdirent leur éclat pour un retour à la normale. Elle se tourna alors vers son ami.
— J’ai l’impression de trop me victimiser, avoua-t-elle. J’ai détaillé ma condition en tant que prisonnière pendant des jours.
— Parce que je te l’ai demandé, concéda Jizo. Tu as dû t’exprimer sur tes souffrances passées, j’en suis navrée…
— Mais nous avons tous enduré. Avant d’arriver dans l’empire, j’étais une femme libre. Enfin, en quelque sorte. Contrairement à Nwelli et toi…
— Nous avons subi d’autres souffrances. Aucune n’est supérieure à une autre : nous avons tous été victimes d’injustices. Et maintenant, nous atteignons un lieu de paix, bien plus nombreux que je ne l’aurais cru…
— Nous serons bientôt en sécurité, oui. Pourtant, quelque chose semble te préoccuper. Je le lis sur ton visage.
Elle est douée pour déceler mes émotions, je devrais m’en rappeler. Inclinant la tête vers le bas, Jizo agrippa le sommier de son lit contre lesquels ses ongles ripèrent.
— Je me suis déjà épanché à ce sujet, rappela-t-il, mais je regrette. J’étais si désespéré quand j’étais esclave que je priais pour une intervention de l’impératrice. J’ai manipulé son assassin personnelle pour qu’elle nous délivre. Elle était à Doroniak, où j’ai demandé son aide une seconde fois, parce que nos intérêts convergaient. Sachant que c’est la politique de Bennenike qui a légitimé ta persécution. Nafda aurait pu te tuer, alors qu’à notre dernière rencontre, nous étions encore alliés !
— Comme tu l’as dit, excusa Taori, tu étais désespéré. Vouma et Gemout ne sont pas des mages, et même s’ils l’étaient, ils étaient esclavagistes avant tout. Tu n’as jamais été responsable de la mort d’innocents. Et je doute que tu croises Nafda de sitôt.
— Peut-être, mais je préférais exprimer mes regrets. J’étais si préoccupé par ma propre situation que j’oubliais d’avoir une vision globale sur le monde.
Taori posa sa main sur son genou et des frémissements parcoururent son corps. Au relâchement de ses traits, à l’affabilité de son air, elle permit à Jizo de se détendre. Sa magie s’opère au-delà de ses effets évidents.
— Quelles que soient tes erreurs passées, avança-t-elle, tu as évolué. Tu t’es battu comme un forcené pour nous protéger, avant de monter sur le bateau.
— Toi aussi ! Tu as même réalisé le plus gros des exploits. Ta magie est impressionnante, Taori !
— Je te remercie du compliment, mais tu peux me valoriser sans te rabaisser. De plus, cette magie est parfois un fardeau. C’est pourquoi je devrais te raconter mon passé au Diméria… Avant ma capture, j’entends. Je ne me suis pas confiée sur cette partie…
Taori s’éclaircit et garda néanmoins le contact avec son ami. Lequel, tiraillé entre son envie de s’y accorder ou de reculer, finit par la fixer profondément. Chaque chose en son temps, mais j’y suis intéressé depuis un moment. J’espère que ce n’est pas aussi horrible que son séjour dans l’empire…
Au moment où la mage s’apprêta à parler, Nwelli ouvrit la porte.
— L’île Ymaldir Hadoan est en vue ! se pâma-t-elle.
Elle a débarqué à l’improviste. Jizo et Taori se regardèrent, l’impatience au paroxysme. Nous trouverons une meilleure opportunité d’en discuter. Il est temps de retrouver les terres. Il est temps de construire notre nouvelle vie. Sitôt retirés du contact mutuel, leur commune amie dérobant son attention, ils l’accompagnèrent à l’extérieur et rejoignirent la passerelle.
Un avant-goût de quiétude emplissait le navire. Tant le vent que les vagues se manifestaient à peine, aussi se congloméraient les réfugiés sous une myriade de cris de joie. Parmi ces personnes appuyées contre le bastingage se trouvait Larno qui héla ses amis à brûle-pourpoint.
Jizo céda assez d’espace à Nwelli et Taori avant de se positionne. La maîtresse au sourire déployé surgissait où qu’elle souhaitait, mais il l’ignorerait autant que possible. Tout ce qui l’importait était de vivre ce moment avec ses proches. Yeux rivés vers le lointain, où apparaissaient les côtes entre pointes et courbures, s’agrandissant à mesure que la coque caressait les basses profondeurs. Nous y sommes. La fin de nos tourments.
— Exotique, pour sûr ! se réjouit Vouma. Merci, brave Jizo ! Sans toi, je n’aurais probablement découvert d’autres perspectives que l’Empire Myrrhéen. Je parlais souvent de mon admiration pour les pays extérieurs, il est temps de la mettre en pratique !
Sa vision du monde est étriquée. Le monde existe au-delà du prisme du plaisir personnel. Sa soi-disant opinion positive vis-à-vis des étrangers est une collection de préjugés qu’elle utilise pour réaliser ses fantasmes. De la fausse tolérance pour camoufler ses idées toxiques. Comme le frôlait l’envie de répliquer à Vouma, Jizo se relâcha, et se heurta à l’attention de Larno. Le garçon lui saisit l’avant-bras tout en lui prodiguant un sourire. Ma grimace m’a trahi ?
— Merci pour tout, dit Larno.
— Accepte sa reconnaissance, murmura Taori. N’oublie pas ce dont nous avons parlé.
— C’est une réussite collective, rétorqua Jizo.
— Peut-être, répondit l’enfant, mais c’est grâce à vous. Notre rencontre a tout changé. On a affronté plein de dangers pour arriver ici. On s’est soutenus jusqu’au bout. C’est vrai que le voyage était calme, mais je n’ai pas pu m’empêcher de penser à tout ça.
— Vous revenez de loin. Un tiers du continent traversé avant de revenir à votre havre de paix…
— Je ne sais pas si ça l’est vraiment. Mais on s’aide encore, pas vrai ?
Jizo opina, et ses deux amies l’imitèrent.
— Irzine pense la même chose que moi, révéla Larno. Elle est juste trop fière pour l’avouer. Ce n’est pas contre vous : après tout, on était juste nous deux pendant longtemps. Elle n’a pas encore pris l’habitude d’une telle compagnie.
— Ça ira, concéda Nwelli. C’est une grande combattante, elle aussi. Derrière son apparence… particulière, elle est dévouée à notre réussite.
— Il faudra lui dire en vrai, ça la fera rougir ! Enfin, en quelque sorte…
Le groupe se retint de rire nonobstant la remarque. Notamment car ils entrevoyaient Irzine bousculer doucettement quelques réfugiés afin de s’approcher du bastingage. À son tour, elle leur adressa un signe, puis pointa l’île dont les côtes gagnaient en netteté.
— Le fleuve Quava est à portée ! signala-t-elle. J’ai déjà fait signe aux autres navires de prendre cette direction. Il sera assez large pour chacun d’entre nous.
— Donc nous allons suivre le cours de ce fleuve, devina Nwelli. Mais jusqu’où ?
— Pas très loin, je vous rassure. Nous accosterons assez vite à Neledeth. Ce sera notre nouveau point de départ.
Décidément, elle s’y connait en géographie ! Tous les membres à bord se contentèrent de suivre le mouvement, balloté par les marées, dernier navire à s’engager le long dudit fleuve.
Ce fut toute une voie qui se présenta à eux.
Un clapotis berçait leurs oreilles tandis qu’il détaillait les premières terres. Une véritable forêt d’épicéas s’étendait de part et d’autre du cours d’eau. S’élevaient les conifères en une canopée d’autant plus impressionnante qu’elle tutoyait les coteaux. À l’est serpentait le chemin que fendaient les galets. Ils consacrèrent des dizaines de minutes à admirer le panorama, à s’immerger dans ce calme absolu que contrastaient le chant des oiseaux de temps à autre. Plusieurs habitations se manifestèrent dans cette densité.
De densité grandissante, elles finirent par s’imposer.
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