Chapitre 39 : En territoire inconnu (2/2)
Une rivière s’écoulait paisiblement entre des frênes : sur leurs rives, des ours pêchaient truites et saumons, aussi Horis se détourna de ce chemin et la nature fit son œuvre. Restait l’agréable clapotis à laquelle ses oreilles vibrèrent, et la persistance du pollen qui, sans lui arracher des éternuements, chatouillait ses narines.
Plus loin s’ouvrait un bois dans lequel il s’engagea. Une arche de feuillage épais le priva alors de la vue du ciel. De successives foulées dans cette opacité, et ses chaussures s’enfonçaient dans le humus. Tant les branches que les feuilles mortes craquaient sous ses semelles par surcroît. Un amalgame de bourdonnements et de grésillements rythmaient son passage où il prenait soin d’éviter les piqûres d’insectes, de buissons et d’orties.
Je me suis peut-être trop éloigné des routes, en fait. En dépit de ses doutes, Horis s’installa là pour cette nuit, et à défaut d’être confortable, savourait toujours autant le saucisson. C’est un mets qui devrait s’importer davantage dans l’empire. Chaque fois que j’en prends une bouchée, je regrette cette ferme, cet accueil, même si je n’avais pas le choix de partir… Où es-tu, Nerben ?
Il s’efforça de chasser ses pensées le temps de son sommeil. En vain. Néanmoins il fut court à défaut d’être réparateur.
Dès l’aube, Horis était paré à poursuivre son trajet.
Mais à peine s’y était-il engagé que des frissons remontèrent à sa nuque. Que moiteur et tressaillements le lancinèrent. Un bruissement de perçu, et sa vigilance s’accrut. Arbres et la canopée l’empêchèrent d’obtenir une perspective correcte, mais il n’en avait cure. Il courut malgré la pointe à sa poitrine. Il sprinta nonobstant la douleur vrillant ses jambes. Luisait une clairière à quelques centaines de mètres : quitte à s’exténuer sur le trajet, il atteindrait cette aubaine.
Et il y arriva.
Toutefois des claquements de sabots retentirent par-delà le cercle de lumière.
En quelques secondes, Horis fut cerné par des inquisiteurs.
Bien sûr. Je ne suis plus sur la terre des miliciens, mais des inquisiteurs. Même dans un pays où la magie est légale, je ne suis pas tranquille.
Mais ici, je ne suis pas dans mon rêve. Je peux employer ma magie.
Horis dévisagea la quinzaine de personnes armées autour de lui. Chacune de leur lame vibrait à l’unisson. Une femme aux cheveux noirs noués en chignon, probablement leur meneuse, braqua son épée à ras le cou du jeune homme. Ses traits se déformaient comme elle beugla à l’intention de ses subordonnés.
Je ne saisis pas ce qu’elle raconte, mais elle veut sûrement ma mort.
Tant pis, je me défendrai jusqu’au trépas.
Je n’ai pas parcouru tout ce chemin pour périr ici.
Ils sont une quinzaine, tout de même.
Écartant ses bras, ployant les genoux, le mage s’était positionné pour déployer son flux. Muscles et nerfs se tendaient sous la présence adverse. Il pouvait crouler sous le poids des montures. Il pouvait calancher sous le tranchant des lames. Chaque seconde à hésiter le rapprochait de la fatalité.
Une nuée de cris, et l’assaut s’entama.
Horis cligna des yeux, s’apprêta à décharger sa magie, mais un sifflement brisa son élan.
Un carreau d’arbalète transperça le cou d’un inquisiteur qui chuta à terre, son cheval fuyant en hennissant.
Frappa un mélange de projectiles et de sorts. Si les inquisiteurs étaient capables d’absorber ou de désaxer des jets de foudre et des flammes, bloquer des traits semblait hors d’atteinte. Mages, archers et épéistes surgissaient de chaque côté, bondissaient sur eux, assaillaient avec détermination. Très vite encerclèrent-ils les inquisiteurs, d’où s’amenuisa leur domination.
L’une tomba d’une paire de flèches dans le dos.
Un autre reçut un coup de hache dans le crâne.
Un autre encore fut transpercé d’un rayon lumineux.
Face à la détresse de ce groupe pris au dépourvu, la meneuse appela ses survivants dans un hurlement de panique. Il n’en resta qu’une poignée qui décanilla sous son commandement. La force salvatrice, malgré sa bonne volonté, n’avait aucune monture pour les rattraper.
Tout s’était déroulé si rapidement que Horis en resta bouche bée. Il était au centre du cercle de dépouilles, désireux de triompher de son essoufflement. Parmi ce groupe d’une trentaine de femmes et d’hommes se distinguaient des profils variés. Broignes, mailles et pièces d’armures constituaient l’équipement des guerriers tandis que les mages portaient de longues tuniques ou robes adaptées aux combats. Je n’avais plus été sauvé ainsi depuis… Depuis l’intervention de Khanir. Je ne peux pas partir aussi pessimiste parce que la dernière alliance s’est mal finie. Ils m’ont sauvé la vie. Je leur suis redevable.
— Je vous remercie, dit-il, mais qui êtes-vous ?
S’imposa un jeune homme aux longs cheveux noirs et attifé d’une veste en velours au milieu de ses camarades. Sitôt qu’il reçut leur approbation, il atteignit sa hauteur et le salua.
— Saulen Diasan ! se présenta-t-il. Et toi, comment t’appelles-tu ?
— Horis Saiden. Je…
Ces simples paroles estomaquèrent l’ensemble des mages. Saulen particulier recula de deux pas, puis ses yeux se mirent à briller.
— Le célèbre Horis Saiden lui-même ? demanda-t-il.
— Célèbre ? Hé bien, je ne savais pas que mon nom était connu aussi loin…
— Il l’est, bien sûr ! Tu es un symbole de la résistance contre l’oppression des mages ! Apparemment, tu as été proche de tuer l’impératrice Bennenike elle-même !
— Proche, oui, c’est ce qui fait toute la différence.
— Nous ne savions pas que c’était toi. Sinon nous aurions agi autrement.
— De quoi parles-tu ?
— Nous traquions cette patrouille d’inquisiteurs depuis des jours. Nous ne voulions pas nous risquer à une attaque frontale. Et puis ils ont détecté ta magie et t’ont poursuivi, donc nous leur avons tendu une embuscade. Ce qui a fonctionné. Mais quand même, ce n’était pas très réglo. Se servir de toi comme appât…
Horis examina les cadavres autour de lui. Fauchés dans l’exercice de leur devoir, les inquisiteurs avaient été exécuté brutalement, et pourrissaient désormais au centre de la clairière. Quelle ironie. Il n’empêche que c’est la deuxième fois où je suis secouru en si peu de temps. Comme si j’étais incapable de me débrouiller moi-même… Il croisa les bras, arqua un sourcil, soupira.
— Dans ce contexte, dit-il, le résultat importe avant les moyens. Surtout que j’ai déjà affronté des inquisiteurs par le passé.
— Ha oui ? fit une mage. Quand ? Où ?
— Au cours de la bataille de Doroniak. J’ai notamment affronté leur cheffe. Ils opèrent donc dans d’autres pays que la Belurdie, même dans ceux où la magie est légale.
— J’ai bien entendu ? tonna une voix féminine.
Des mèches corbeaux étaient plaqués sur sa figure, toutefois Horis parvenait à identifier ses yeux plissés. Une brigandine céruléenne soulignait sa sveltesse tandis qu’une cape azurée, rabattue à hauteur de ses épaules, soutenait chacun de ses pas. Elle retroussa ses manches tout en dévisageant Horis. Lequel recula d’instinct, et Saulen se plaça alors entre eux deux.
— Hé, du calme ! plaida-t-il. Nous sommes du même côté.
— Peut-être bien, dit l’épéiste. Mais j’aimerais savoir, Horis ! Si tu as affronté Godéra, pourquoi elle est encore vivante ?
— Vivante ?
— Oh, tu ne le savais pas ? Elle a attaqué notre base ! Elle a tué tant de nos alliés… Et tranché la langue d’une amie, désormais muette. Godéra Mohild, si impitoyable qu’elle nous a forcés à revoir tous nos plans.
— Je suis désolé… Tout se déroulait si vite. Au moment où je l’ai faite tomber de son cheval, mon ami avait été attaqué. Il agonisait. J’ai juste eu le temps de l’accompagner pour ses derniers instants…
Aussitôt se relâcha le doigt contempteur. La femme se rembrunit, tête baissée, pendant que Saulen s’écartait.
— Je juge encore trop tôt, regretta-t-elle. Pouvons-nous repartir sur de bonnes bases ?
— Volontiers, accepta Horis.
— Je m’appelle Vendri. J’appartiens à une unité spéciale de gardes. Nous étions chargés d’aider des mages à travers la frontière de la Belurdie à l’Enthelian.
— Et c’est une tâche exceptionnelle ! salua Saulen. Ils ont sauvé des centaines, voire des milliers de vies !
— Ce qui nous a aussi attirés pas mal d’ennemis. Godéra Mohild est son ordre sont en tête, même avant notre alliance avec la branche modérée des inquisiteurs. Mais quelque chose de plus terrible se trame…
— J’ai du mal à suivre, avoua Horis.
— La plupart des mages ici viennent de Thouktra, expliqua Saulen. Autrefois une cité rayonnante… avant que Vatuk accède au pouvoir. Il mène une politique contre les mages. Il les a rassemblés dans des mêmes quartiers, les isolant du reste de la population, et les traite comme des citoyens inférieurs. Et ce n’est que le début.
Bras suspendus le long du corps, le jeune homme peinait à digérer ce qu’il entendait. Il demeura néanmoins silencieux afin d’appréhender la totalité de la situation.
— Le temps presse, enchaîna Saulen. Évacuer les mages de la cité marche sur le court terme mais finira par attirer les suspicions. Je sais que j’ai plus de libertés ici, mais je m’inquiète pour mon père… Il n’est plus en très bonne forme.
Vendri le gratifia d’une tape sur l’épaule et d’un faible sourire.
— Fliberth et Jawine le protègeront ! garantit-il. Tout comme Zech et Janya, espérons.
— Qui sont-ils ? questionna Horis.
— Fliberth est le capitaine de notre unité de gardes. Jawine est sa femme, ainsi qu’une puissante mage. Ils sont mes meilleurs amis, et accessoirement un couple adorable. Quant à Zech… C’est un représentant de ces inquisiteurs modérés.
— Vous êtes bien entourés.
— Est-ce que ça suffira ? Horis… Notre rencontre est peut-être le plus grand des hasards, mais c’est peut-être une opportunité. Ton aide nous serait utiles, même si tu te bats pour l’Empire Myrrhéen.
— Je me bats pour tous les mages injustement traités. Si j’ai traversé la frontière, c’est parce que je traque quelqu’un.
— Qui ?
— Nerben Tioumen, membre de la milice impériale.
— Ça ne me dit rien.
— Il est dangereux, instable et imprévisible. Il faut l’éliminer en priorité.
Au-delà de ses tremblements, au-delà de ses frissons, Saulen plongea son regard vers l’est. Après un instant de mutisme, il examina ses alliés, lèvres pincées, avant de revenir auprès de Vendri et Horis.
— Si nous nous rassemblons entre alliés, expliqua-t-il, alors il doit sûrement avoir un même objectif. Et il se situe à Thouktra.
— Par où puis-je atteindre cette ville ? Tout ce que je sais, c’est qu’il est à cheval, il a donc une avance considérable ! Je n’ai pas de temps à perdre !
— Pas de précipitation ! Unissons nos forces, c’est ce que je propose. Nous avons une nouvelle base, pas loin d’ici. De là nous pourrons établir un plan d’attaque. Nous sauverons Thouktra avant qu’il ne soit trop tard. Qu’en penses-tu ?
Sur ces mots, Saulen tendit sa main à Horis. Bientôt l’imita Vendri, de même que bon nombre de mages et de gardes. Implorer un tel soutien exige beaucoup de courage. Des étincelles de détermination emplirent le jeune homme comme son flux gagnait en intensité à l’intérieur de lui.
Il hocha la tête avec résolution.
— Je vous suis, déclara-t-il.
Car la dernière fois que j’ai essayé de renverser une tyrannie à moi tout seul, j’ai échoué.
Car je sais que nous avons les mêmes ennemis.
Car si nous n’intervenons pas, la magie finira par devenir un crime partout sur le globe.
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