Chapitre 40 : Justice impartiale (3/3)
Le groupe s’exécuta et découvrit l’occupant de cette pièce. Assis sur un siège aux accoudoirs rembourrés, il s’imposait derrière le bureau rempli de tiroirs et de documents, une large fenêtre lui offrant un panorama spectaculaire de la cité. Vatuk Locthor avait la trentaine bien entamée, et de petits yeux marrons transperçaient dans la pâleur de ses traits. Il compensait sa courte chevelure brune par une élégante redingote violette accompagnée d’un ample pantalon noir. Malgré son léger embonpoint, il prenait ses aises dans sa tenue, forte présence marquant son empreinte de ses lourdes guêtres.
Il se redressa dès qu’il identifia les prisonniers, plissa les yeux pour mieux les examiner. Il nous a reconnus, évidemment.
— Fliberth et Jawine Ristag, rapporta Sharic. Conformément à vos instructions… et celles de Godéra.
— Très bien, fit Vatuk. Maintenant, dégagez. Je n’ai pas besoin de protection, ils sont déjà ligotés.
Ils ont anticipé sa décision. De fils d’aubergiste à tyran, il reste si prévisible. Carrice et Sharic s’inclinèrent avant d’abandonner leurs amis à leur géôlier. Lesquelles réalisèrent quelques foulées avec circonspection, sans lâcher Vatuk du regard.
— Deux chaises pour vous, proposa ce dernier. Il ne faudrait pas que je manque de considération à votre égard, n’est-ce pas ?
Fliberth et Jawine se fixèrent tout en ravalant leur salive. Est-ce que tous nos ennemis sont dotés d’une pareille arrogance. Ils s’installèrent diligemment, seuls face au chef de Thouktra, qui avait posé ses coudes sur la table.
Ses traits s’aiguisèrent alors.
— De nombreuses années se sont écoulées, déclama-t-il. Tout a changé. Et pourtant, vous voici.
— Votre réflexion est vide de toute profondeur, assena Jawine. Vous n’étiez rien pour nous.
— Est-ce du mépris de classe que j’entends ? En effet, j’étais bas dans la hiérarchie, mais mon père, désormais décédé, était fier de son modeste établissement. Et vous étiez contents de vous biturer chez nous.
— Votre père aurait honte de vous. Regardez ce que Thouktra est devenu.
— Je vous interdis de parler en son nom !
Vatuk fracassa son poing sur le bureau, et des documents chutèrent sur le dallage. Tandis que Jawine l’affrontait du regard, Fliberth s’écartait du conflit, étudiait comment ses rides s’amplifiaient au haussement de son ton. Nous pourrions le faire prisonnier tout de suite. Mais Jawine a l’air de vouloir connaître ses intentions. Rien ne justifiera de pareilles réformes… Comme Vatuk renâclait, comme il grinçait des dents, le garde décida d’intervenir :
— Pourquoi ? demanda-t-il, chevrotant. Qu’est-ce qui vous a motivé à conduire une telle politique ?
— Ha, Fliberth ! s’exclama Vatuk. Tu es si engagé dans la défense des mages que tu ne réalises pas que différentes façons de penser peuvent coexister.
Sa main vola à son menton lorsqu’il se remit debout. Il ignora momentanément ses interlocuteurs, privilégia la contemplation du dédale de rues enchevêtrées en contrebas de sa vision. Un soupir ponctua son silence, durant lequel Fliberth et Jawine suivirent sa gestuelle.
— Restons calmes et courtois, suggéra-t-il. Je ne suis pas comme Godéra. Je ne vous torturerai pas.
— Nous sommes censés vous applaudir ? s’emporta Jawine. Vous nous avez arrêtés sans raison, vous avez ordonné la décapitation de Lysau, et nous devrions nous estimer heureux parce que vous ne nous torturez pas ? C’est une plaisanterie ?
— Jawine… Tu as toujours eu un comportement colérique, même quand tu étais sobre.
— Cessez d’employer ce ton paternaliste.
— Et cessez de me dévisager comme si j’étais un monstre ! Vous croyez que c’est facile pour moi ? Chaque dirigeant doit prendre des décisions compliquées pour lesquelles il sera blâmé. Je tolère les critiques, pas l’insubordination. Vous avez choisi le pire moment pour retourner à Thouktra.
— Vous aviez le choix, rappela Fliberth. L’Enthelian a pour réputation d’être favorable aux mages. Thouktra est la cité la plus influente du sud du pays. Un lieu où les mages pouvaient prospérer, vivre sans craindre que des groupuscules haineux ne les privent de leur liberté. Vous avez tout gâché en les séparant du reste de la population. Vous avez tout ruiné en faisant venir l’inquisition à l’intérieur de ces murailles.
Un hurlement tonitrua dans la pièce. Vatuk balança son siège de l’autre côté, et un fracas se produisit à sa collision contre le mur. Respiration saccadé, visage rougi, il avait plaqué ses paumes contre le bureau. Toutefois le couple ne se courba guère face à ses grognements contempteurs. La rage le submerge ? Elle le peut pour nous aussi !
— Envisagez la situation au-delà de vos simplistes valeurs de solidarité, trancha-t-il.
— Il va m’être difficile d’accepter de tels propos…, grommela la mage.
— Tu es prisonnière, tu n’as pas le choix d’écouter ! L’on raconte que l’Enthelian est une contrée sans identité. Le carrefour des diverses sociétés orientales. Nous avons le calendrier de l’Empire Myrrhéen, la langue de la Belurdie, et les systèmes commerciaux de l’Oughonia, lorsque ce pays n’avait pas encore été annihilé par la magie ! Pourtant, nous n’avons pas suivi quand nos deux voisins de l’est et du sud ont interdit la pratique de la magie.
— Et c’est tant mieux.
— En théorie, oui. Car, croyez-le ou non, je n’ai rien contre la magie. Cependant, cette position soi-disant neutre de l’Enthelian a amené un afflux de réfugiés belurdois et myrrhéens.
— Nous le savons aussi, interrompit Fliberth. Au cas où vous l’auriez oublié, nous avons aidé des centaines de belurdois à traverser la frontière.
Vatuk foudroya le garde des yeux, et ses ongles ripèrent sur la surface boisée. S’il en vient aux poings, Jawine interviendra. Je n’ai pas peur.
— Toujours là pour ruiner mes plans ! maugréa-t-il. Jamais vous n’avez imaginé les conséquences de vos décisions. Ces mages-là se sont entassés dans différentes cités, et surtout dans Thouktra, proche des deux frontières ! Bien sûr, bon nombre d’entre eux ont vagabondé vers les pays occidentaux, mais ce n’est pas le sujet. Le problème est que la seule existence de ces communautés au sein de ces murs va attirer l’attention sur nous.
— Faites bien attention à ce que vous allez dire, menaça Jawine.
— Je prends le risque, n’ayant pas les mains liées. Affirmer que l’Empire Myrrhéen est la nation la plus puissante de cette partie du monde n’est pas une exagération. La Belurdie est son indéfectible allié. Maintenant, imaginez si leurs deux gigantesques armées s’unissent contre nous. Des centaines de milliers de soldats déferlant sur nous. Saccageant nos villes. Brûlant nos fermes. Violant nos jeunes. Égorgeant nos enfants. Une vision cauchemardesque, c’est certain.
— L’empire n’a aucune raison d’envahir l’Enthelian.
— Il n’avait aucune raison d’annexer Gisde. Or nous donnons une raison de nous conquérir, en protégeant les mages.
— Retirez tout de suite ce que vous venez de dire.
— Ou sinon quoi ? Tu vas me hurler dessus ? J’ai l’habitude d’être méprisé. Je dois faire des sacrifices pour préserver la paix dans ces contrées, au contraire de ces instances supérieures qui courbent l’échine face à cette minorité bruyante.
— Mais de quels sacrifices vous parlez ? Réfugié dans votre bureau, vous n’avez aucune idée du combat que nous menons !
— Tout le contraire. Sinon je n’aurais pas fait exécuter Lysau et je ne vous aurais pas arrêté. Évacuer lâchement les mages de Thouktra s’oppose en tout point à mon projet. À votre avis, pourquoi ai-je décidé de regrouper les mages ? Ce sera ainsi plus facile de les rendre à leur patrie. Myrrhéens et belurdois rentreront chez eux, de gré ou de force. Quant à nos propres mages… Hé bien, il faudra réfléchir à une autre solution.
La mage s’était contenue trop longtemps. Désormais tout son corps tressaillait. Bondissant de sa chaise, du sang était monté à sa figure, et ses propos se déformèrent en cris :
— Vous les envoyez à la mort ! dénonça-t-elle.
— Ça ne m’enchante pas plus que toi ! se défendit Vatuk. Mais c’est eux ou nous ! Sacrifier une minorité pour sauver la majorité ! Es-tu une véritable enthelianaise, ou bien ta loyauté se place par-dessus tout chez tes homologues ? Pauvre égoïste !
Une décharge de flux explosa dans les environs, renversa Fliberth de sa chaise, propulsa Vatuk contre le mur derrière lui. Même à terre, recroquevillé sous une perspective réduite, le garde vit son épouse libérée de ses liens sauter par-dessus la table.
La paume de sa main, chargée de magie, se serra autour du cou du chef, si bien qu’il en devint horrifié.
— Vas-y ! exhorta Fliberth. Prenons-le comme otage !
— Gardes ! hurla Vatuk. Protégez-moi !
Le duo surgit aussitôt. Épées au poing, ils se tinrent au seuil de la porte, peu désireux d’approcher du fait de l’emprise de la mage.
— Qu’attendez-vous ? beugla le chef. Libérez-moi !
— On ne peut pas ! fit un des gardes. Elle vous tient en otage.
— Nous sommes dans une impasse… Comment est-ce arrivé ? Ce matériau annihile la magie ! À moins que… Des têtes vont tomber.
— Laissez nos amis en dehors de tout ça ! s’écria Fliberth.
Le capitaine se redressa, seulement pour faire face au duo de gardes. Vatuk est notre moyen de pression. Ils ne feront rien, ils tiennent trop à lui ! Il jeta un coup d’œil de biais, assista à l’accumulation de magie dans cette pièce.
S’imposait sa canalisatrice, dont les iris s’illuminaient d’un éblouissant bleuté.
— Nous emmenons Vatuk avec nous, décida-t-elle. Au moindre geste suspect…
— Impossible de discuter ! se plaignit-il. Votre seule réponse est la violence.
— Parce que vous êtes un lâche ! Au lieu de défendre votre pays comme il se doit, vous préférez envoyer des innocents à la mort !
— C’était leur choix de se réfugier. Ils connaissaient les risques. Rassemblés pour le bien commun ! Des familles au destin certes funeste, mais d’autres prospéreront.
— Des familles ? Vous les avez tous réunis ? Même les enfants trop jeunes pour apprendre la magie ?
— Cela fait partie des risques. Ce monde est cruel, mais au moins, ils périront ensemble.
Une nouvelle salve de flux, bien plus énergétique que la précédente, se coalisa dans la main de Jawine.
Elle vociféra. Attrapa le crâne de Vatuk. Le fracassa contre le mur.
À l’impact explosa sa tête.
Du sang gicla partout, éclaboussa Jawine qui s’était paralysée suite à son geste. Moult fragments de cerveau parsemaient son visage devenu vermeil. Ses lèvres tremblaient, son dos se courba, son corps se courba. À ses pieds s’étendait le cadavre de Vatuk Locthor, anéanti en une fraction de secondes.
— Je ne voulais pas…, regretta-t-elle. Je me suis emportée…
Fliberth et Jawine se regardèrent. Immobiles, impuissants. Inonda le désespoir que les gardes les invectivèrent. Pourtant libre, la mage était trop tétanisée que pour riposter face à l’adversité. Elle comme son mari céda à l’assaut des gardes réclamant vengeance.
Tous deux sombrèrent dans l’inconscience.
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