Chapitre 45 : Amour et haine (1/2)
FLIBERTH
Cette nuit-là, rien ni personne n’aurait pu les importuner.
Tant le clapotis de la rivière circonvoisine que les grésillements alentour avaient bercé leurs oreilles. Quelques châtaigniers les entouraient, aussi leurs fruits jonchaient le sol entre touffes d’herbes, humus et racines. Ils avaient posé une couverture sur laquelle trônait leur panier. Depuis lors, leurs cuisses de poulet se réduisaient à des os, leurs tomates fraîches à la feuille couronnant et leur fromage coulant aux restes de sa croûte. En guise de conclusion, ils s’étaient délectés d’une poire dont chaque bouchée les rapprochait un peu plus.
Rassasiés, ils s’étaient allongés. Comblés, ils voulaient admirer. Une voûte piquetée d’étoiles, même tamisée par de rares nuages, suffisait à susciter leur émerveillement.
— Qui sait ce qu’il se trouve là-haut ? avait demandé Jawine, mélancolique.
Fliberth pouvait la contempler en permanence. Ses traits comme son sourire rayonnaient d’autant plus lorsqu’il glissait son doigt dans ses cheveux. La mage avait aussitôt imité son époux.
— J’avoue ne pas saisir du tout ! s’était exclamé. Le ciel se targue de beaucoup de mystères.
— Quand j’ai du temps libre, j’adore me renseigner là-dessus, expliqua Jawine. Les astronomes emploient des instruments de plus en plus sophistiqués et sont ravis de transmettre leur savoir pour tous les curieux ! Certains pensent que si nous tournons autour de notre propre étoile, alors il doit exister un incalculable nombre de mondes semblables au nôtre. Nous n’arrivons juste pas à les discerner. La magie résout beaucoup de choses, mais pas ça, hélas !
— C’est vrai ? Cette perspective est… déstabilisante. Ta beauté est unique, mais ton intelligence m’épatera toujours.
— Oh, Fliberth, tes compliments sont toujours aussi maladroits ! C’est ce qui les rend mignons.
Jawine s’était empourprée au rire de son partenaire. Il s’était allongé davantage auprès d’elle, désireux de lui procurer du plaisir.
Néanmoins avait-il remarqué la brusque disparition de son sourire.
— Tout va bien ? s’était-il enquis. Je t’ai emmenée ici pour te changer les idées… Un repas entre nous deux, dans la pure quiétude, sans les piques humoristiques quoiqu’adorables de Vendri. La fraîcheur de la nuit, la beauté de la nature… Même eux sont inaptes à te combler ?
— Je t’en remercie, avait reconnu sa femme. Je pensais que ça fonctionnerait. Malheureusement, c’est difficile de sortir cette fichue guerre de notre tête.
— Nous y arriverons. Je te le promets.
— Mon amour… Ta volonté est exemplaire, mais quel est notre véritable pouvoir ? Nous sommes une bande de mages et de gardes. Nos deux puissances voisines exercent trop d’influence… Ah, si seulement la Belurdie n’avait pas suivi l’Empire Myrrhéen ! Encore heureux que l’Enthelian ne s’y soit pas mis. Pour le moment.
— Même si nous ne pouvons pas changer le monde, notre contribution est essentielle. Nous avons secouru des dizaines, voire des centaines de mages !
— Pour combien de milliers tués ?
— Tu n’es pas responsable de ces morts. Je t’en supplie, ne culpabilise pas.
Un long soupir avait comblé la sorgue. Tout soupir de Fliberth s’était avéré incapable de raviver cette flamme oscillante. Sa propre mine s’était assombrie.
— Kalhimon, Bennenike et tant d’autres, avait cité Jawine. Ces responsables sont hors d’atteinte. À notre échelle, que pouvons-nous faire ?
— Continuons de sauver des vies. Aussi longtemps qu’il le faudra.
— Fliberth… Ton optimisme me va au droit au cœur. Impossible de renoncer au stade où nous en sommes. Ce serait trahir nos principes. Si mes capacités apportent une misérable flammèche dans cette pénombre… C’est toujours mieux que l’obscurité totale, pas vrai ?
— Voilà ce que je désirais entendre ! Reposons-nous, changeons-nous les idées. Un jour, nous triompherons. Puis notre vie heureuse nous attendra.
Fliberth et Jawine s’étaient coulés un profond regard. Blottis sur l’autre, ils s’étaient imprégnés de la mélodie de la nature. Un instant de bonheur, fût-il fugace, avait été nécessaire.
Douce nuit, où es-tu partie ? Voici que mes songes me hantent…
À peine réveillé, Fliberth se crispa, engourdi de la tête aux pieds. Il était debout dans une froide cellule, enchaîné aux poignets, son corps tailladé. Des rats s’infiltraient sur les anfractuosités du sol, révélés par les rayons se faufilant à travers les interstices.
Ma propre souffrance importe peu. Oh, Jawine…
Conscience ne rimait point avec plénitude. Elle aussi enchaînée, elle aussi meurtrie, elle aussi couverte de poussière et de larmes. Jawine se dressait tant bien que mal, toutefois l’humidité de l’atmosphère et les irrégularités du sol perturbaient sa stabilité.
— Tout est de ma faute, se dolenta-t-elle.
— Ne dis pas ça ! s’égosilla Fliberth en dépit de l’assèchement de sa gorge.
— Nous serions libres si je n’avais pas cédé à la colère…
— Vatuk méritait la mort. Ses projets étaient terrifiants… Et encore, c’est peu dire.
— Peut-être, mais nous nous étions mis d’accord. J’aurais dû mettre mes émotions de côté pour cette mission.
— À ta place, j’aurais fait la même chose.
— Fliberth, ta compassion me touche. Bien sûr que Vatuk était condamnable, ce n’était juste pas notre plan. J’ai tout gâché.
Au rembrunissement de son épouse s’assagit le garde. Quels mots pourraient la consoler ? Peu, je le crains. Notre issue est incertaine. Impossible de savoir si c’était la bonne décision. Mais lorsque se dresse un homme avec de pareilles idées, nourrissant des ambitions génocidaires… La colère est inévitable. Il parvint cependant à redresser la tête, tant que survivait une once d’éclat dans ses yeux humidifiés.
— Nous nous en sortirons, affirma-t-il. Je te le promets. Nous avons survécu à pire, après tout !
— Toujours tes promesses, souffla Jawine. J’ai envie d’y croire ! Mais il faut être réaliste. Lysau est mort. Peut-être que Zech et Janya le sont aussi, étant donné la cruauté de Godéra. Nous sommes enchaînés, à la merci de nos tortionnaires. Car si Vatuk n’est plus, son idéologie persiste. Et puis, Godéra doit être encore là. Très énervée.
— Nos camarades viendront nous délivrer ! Sharic et Carrice les ont sûrement prévenus !
— Tout dépend d’où ils sont… Arriveront-ils à temps ? Avant que nous péririons de faim ou de soif. Voire de la torture.
— Ma chérie…
— Nous sommes livrés à nous-mêmes. Même après avoir tué Vatuk, j’aurais pu nous débarrasser des autres gardes. Je suis une mage, donc je dévaste tout sur mon passage ! Pourtant j’étais pétrifiée. Comme je regrette…
Elle est inconsolable. Son pessimisme est-il de circonstance ? Peut-être. Comment lui donner tort ? Jawine était proche de sombrer en sanglots. Parcourue de tremblements, à l’instar de son mari. Pantelant dans l’air vicié des lieux, où nulle lumière ne s’avérait salvatrice, dans une cavité en lieu de piège. Brûlait le désir de réduire la distance, de l’enlacer, de la couvrir de baisers, là où les mots se révélaient inefficaces.
— Ce sont mes prisonniers ! tonna Godéra.
Un éclair de stupeur frappa le couple. La mage disposait d’une faible vision du couloir mais n’y apercevait aucune âme.
— Et alors ? fit une voix masculine. J’aimerais m’entretenir avec eux. Loin d’ici.
— Décidément, Nerben, tu es impossible à cerner. Tu appartiens à la milice myrrhéenne, d’abord ! Pourquoi as-tu rappliqué à Thouktra ? Nous ne t’avons rien demandé !
— Exclu par Lehold car j’étais considéré trop violent. L’ordre s’est définitivement ramolli durant ma retraite. J’aurais pu corriger cette erreur en revenant. Mais j’ai été écarté dans un intolérable manque de respect. Je suis le vieux de service, dont on se débarrasse sous prétexte qu’on me trouve trop radical. J’ai tué plusieurs des miens dans une mutinerie. Et tu sais quoi ? Je ne regrette rien.
Fliberth et Jawine se fixèrent en frissonnant. Qui est cet homme ? Sitôt qu’on élimine un individu dangereux, un autre se ramène ? La situation est plus désespérée que prévu… Des échos de pas se transmirent dans le couloir. Ils se rapprochent. Nous constituons une monnaie d’échange pour des meurtriers, dont la seule différence est leur vision du monde.
— Je t’ai déjà vu à l’œuvre, dit Godéra. Tu étais très efficace au cours de la bataille. Si Lehold t’a exclu, c’est qu’il était stupide. Il était vraiment le chef de la milice ?
— Malheureusement, confirma Nerben. Je règlerai son compte plus tard, puisque ce bâtard a sans doute survécu. Il est fort, je dois lui accorder !
— Et maintenant, tu souhaites discuter avec cette mage et son mari ? J’ai toutes les raisons de le faire à ta place ! Ils ont tué Vatuk pendant que j’avais le dos tourné ! Cela dit… Par ta violence, par ta présence, tu pourrais être utile. Ta réputation te précède, Nerben Tioumen.
— Je n’en doutais pas. Pour rétablir la sécurité, force et pugnacité sont nécessaires. Ainsi qu’une expérience de terrain similaire la mienne.
— Pas de condescendance. Je te rappelle que tu es un pion isolé, tandis que Thouktra est sous mon contrôle. Il est facile d’avoir de l’expérience, au vu de ton âge.
— Soixante-trois ans, et bien conservé ! Je peux permettre de te juger, puisque tu dois être moitié moins vieille que moi.
— Du haut de mes trente-quatre ans, je dirige une invincible inquisition ! Veille à ne pas me mésestimer, Nerben. Tu préfèrerais m’avoir comme alliée que comme ennemi.
— Je préfère ne pas songer à cette éventualité. De toute façon, tu as ton inquisiteur dont tu dois t’occuper, non ? Plus sa collègue à qui tu accordes apparemment moins d’importance.
— Cela compensera. Impossible d’arracher la mage de sa tête, mais c’était à prévoir. Même sans Aïnore, je dispose d’assez de moyens pour le torturer… Quant à eux, je te les laisse, Nerben. Je suis assez curieuse de savoir ce que tu as en tête. Reviens juste quand le travail sera achevé.
Pauvre Zech… Godéra est particulièrement remontée contre lui, et il doit être en pire état que nous. Que va-t-il devenir ?
Et nous, qu’allons-nous devenir ? Plus j’y réfléchis, plus ce nom, Nerben Tioumen, m’évoque quelque chose.
Sueur et tressaillements atteignirent leur paroxysme au grincement des barreaux.
Un homme chauve et à la carnation ébène se présenta dans une allure triomphante. Il portait une brigandine rouge et noire ainsi qu’une hallebarde. Cela ressemble bien à l’équipement d’une milice, en effet.
Son regard gris était à même de transpercer la roche. Toisant les prisonniers, son sourire s’élargit comme des plis se creusèrent sur son faciès déjà strié de rides. De quoi recroqueviller davantage le couple.
— Vous êtes les meurtriers de Vatuk ? demanda-t-il. Pas très impressionnant. Comme quoi, face aux mages, il est toujours important d’avoir les outils requis ! Vatuk a trépassé par excès de confiance. Une erreur que je ne répèterai pas… Parce que je suis meilleur que lui.
— Tuez-nous, qu’on en finisse ! s’irrita Jawine. Nous n’avons pas peur de vous.
— Votre attitude me révèle le contraire. Vous exécuter serait trop rapide… et pas assez amusant. J’ai besoin d’en savoir plus. Pour être franc, vous m’intriguez.
— J’ignore qui vous êtes, marmonna Fliberth, mais je vous préviens…
— Tes menaces manquent d’autorité ! Vous allez vite comprendre ce que je cherche. En attendant, suivez-moi. Vous n’avez pas vraiment le choix, de toute façon.
— Nous ne fléchirons pas ! vociféra Jawine. Peu importent les moyens que vous employez. Peu importe la force avec laquelle vous assènerez vos coups. J’ai explosé le crâne de Vatuk. Je peux faire de même pour vous.
— Voilà une provocation plus sérieuse ! Je serais presque content d’être libre de mes mouvements, contrairement à vous. Maintenant, en revanche, j’exige votre silence. Nous aurons tout le temps de palabrer par après.
Nulle riposte n’était concevable. Sitôt que Nerben claque des doigts, deux gardes jaillirent dans la cellule, les bras lestés de sacs.
La vision de Fliberth se réduisit à des ténèbres. Ses perceptions à des secousses. Traîné de long en large, le couple ignorait où on les emmenait. Ils gémissaient, ils hurlaient, hélas le sac limitait grandement la propagation de leur voix. Quand des gardes les invectivaient, quand leur résistance s’annihilait, l’échappatoire se présentait comme une sinueuse et étroite voie. Dans laquelle germait peu d’espoir de s’engouffrer.
Pitié, de quoi respirer… Est-ce le signe de notre lente agonie ? Des minutes durant, maintenus sur une structure boisée, Jawine et Fliberth subirent le transport forcé. La nausée me retourne l’estomac. Et ce doit être pire pour Jawine, entravée comme elle est… Où sommes-nous, bon sang ? Régulièrement, ils perçurent le crissement des roues, surtout lorsqu’ils tournaient, ou lorsque le chemin gagnait en rugosité. Sur une charrette. Ce Nerben a bien l’intention de nous éloigner. Et pendant ce temps, Godéra s’apprête à prendre le contrôle de Thouktra. Quel retentissant échec…
Annotations
Versions