Chapitre 48 : Départs par responsabilité (2/2)

9 minutes de lecture

— Ta décision sur quoi ? s’étonna Liliath.

— Il y a deux jours, Édelle a affirmé vouloir se rattraper. Une chance que l’on m’a offerte et qu’ils méritaient donc aussi. Ce qui signifie que je ne peux plus fuir mes responsabilités.

— Docini…, murmura Nidroska.

— Cette vie de pirates était inoubliable. Au-delà de notre soutien aux réfugiés et notre combat contre les inquisiteurs, je m’en souviendrai comme d’une période de détente, où j’ai pu me redécouvrir, où je me suis affranchie de ces chaînes invisibles.

— Tu parles au passé…

— Ce jour devait arriver, capitaine. Je ne peux plus appartenir au même ordre que ma sœur, cela, j’en étais consciente bien avant d’être rossée et laissée pour morte. Mais cette existence en mer, aussi incroyable soit-elle, n’est pas pour moi non plus. Elle vous conviendra très bien, j’en suis certaine. De mon côté, ma place est parmi les inquisiteurs modérés. Tant que Godéra sévira, il me sera impossible de dormir l’esprit tranquille.

Les pirates s’étaient figés. Des larmes s’apprêtaient à naître sur leur visage aux traits tirés, tant ils étaient incapables de s’extirper de son regard. Oh… Ils se sont encore plus attachés à moi que je ne l’avais pensé. Je savais que les séparations seraient déchirantes, mais… Au sein de cet ensemble d’âmes au bord des sanglots, Nidroska s’approcha de sa protégée.

— Je m’en doutais, devina-t-elle. Mon cœur souhaiterait que tu restes à jamais avec nous. Mais ma raison surpasse : ta place est parmi ces bons représentants de l’inquisition.

Faire face à sa capitaine paralysa Docini. Perdue dans ses iris, examinant chacun de ses rictus, la pirate manqua de détourner la figure. Puis elle se raidit, réalisa combien la fixer était important.

— Je suis désolée si l’annonce paraît brutale, souffla-t-elle. Je préconise les adieux sobres. Enfin, ce sont mes premiers adieux…

— Si cette vie de pirates était inoubliable, proposa Nidroska, pourquoi ne pas rendre le départ tout aussi mémorable ?

— Comment ?

— En faisant la fête, bien sûr ! s’ébaudit Liliath. En l’honneur de la brave Docini Mohild !

Du baume satura le cœur de la concernée. Une légèreté la soulageant, un apaisement pour les heures à venir. Une dernière soirée avec eux ? Une proposition qui s’accepte en toutes circonstances. Sur un hochement de tête s’estompèrent les pleurs, fût-ce éphémère.

Bien avant le crépuscule s’entamèrent les réjouissances. Plusieurs pirates s’allièrent pour la cuisine, fort des ingrédients que leur avaient donné les villageois en guise de remerciements. Dorade braisée, tilapia grillé et maquereau nappé de sauce aux aubergines accompagnaient à merveille l’agneau farci et le poulet épicé. De généreuses portions de millets et de semoules complétaient ces plats, agrémentées de pois chiches, disposés sur une fine couche d’huile de tournesol.

La dernière fois que je m’étais délecté d’un tel festin, c’était au sein du Palais Impérial. À choisir, je préfère ici. L’atmosphère y est plus conviviale, et de très loin.

Près d’une heure s’avéra requise afin de rassasier l’ensemble de l’équipage. Rappliquèrent sous peu des salades de fruits, où se mélangeaient abricots, mangues et ananas pour un résultat savoureux. Ils instaurèrent une note de fraîcheur chez des pirates déjà repus et facilitèrent leur digestion.

Tandis que des kyrielles de morceaux avaient été partagées, des rires aux éclats émaillaient de part et d’autre du bateau. Plusieurs avaient tâché leurs vêtements de sauce, ce qui leur valaient de sympathiques galéjades. Nidroska était parmi les premières à y renchérir, bien qu’elle restât à proximité de Docini à l’instar de Decierno et Liliath.

Une courte vaisselle s’ensuivit. À peine la mousse avait fini de s’élever que des farceurs éclaboussèrent leurs congénères. Quelques dommages collatéraux furent à déplorer : d’aucuns glissèrent sur le plancher savonné, et chutèrent maladroitement. Les fracas engendraient de nouvelles salves de gausseries, après quoi plusieurs accouraient pour les relever. Docini elle-même se prit en jeu. Elle ne tomba pas au contraire de ses camarades, car elle se rattrapa à temps en s’agrippant Liliath, laquelle lui pinça la joue en réaction.

Le temps passe si vite dans ces circonstances…

Persistait la soif, arriva le remède. L’on apporta bouteilles de bières, de rhum et de liqueurs fruitées en grande quantité. Aussitôt se rassemblèrent les pirates autour de la boisson, versant des chopes à ras bord, triomphant contre l’assèchement des gorges. Un coutumier parfum se répandit à l’intérieur de la caravelle. Plus les minutes s’écoulèrent et plus la chaleur s’accumulait dans cette pièce dont les occupants exsudaient à grosses gouttes. Ainsi, quand Nidroska initia le mouvement vers l’extérieur, la majorité de son équipage emboîta ses pas.

La fraîcheur de la nuit s’infiltra sous les vêtements de Docini. Elle accueillit ce vent avec plaisir, rivant ses yeux en direction de la voûte céleste, puis les sollicitations de ses camarades se multiplièrent. Des heures entières précédaient encore l’aurore que plusieurs pirates s’étaient déjà effondrés. D’aucuns avaient dégobillé par-dessus le bastingage, enjolivant la plage d’une épaisse couche de vomi.

Je pourrais boire sans modération également. Ce serait du gâchis. Je veux me souvenir de ce jour.

Des paroles dénudées de sens se cumulèrent au zigzag des hommes et des femmes victimes de leur amour de l’alcool. Heureusement, leurs homologues encore sobres se portèrent volontaires pour leur reconduire dans leur chambre. Il fallait traîner certains par les pieds, car même les bringuebalements du navire n’altéraient guère leurs ronflements.

Ils étaient sereins. Ils s’ébaudissaient dans la sorgue, isolés des tracas. Telle fut la transition fixée pour amener des instruments de musique. Tambourins, flûtes, luths et violoncelles se combinèrent en harmonie, dont la longue mélodie rappela à Docini les ballades qu’elle avait écouté pendant son adolescence. Aucune parole ne s’y joignit, au lieu de quoi ils fredonnèrent sur toute la durée, bien que l’ancienne inquisitrice s’incrustât sur les ultimes notes.

À la musique supplanta cris et sifflements comme vint une nouvelle myriade de boissons. Docini s’autorisa des lampées : l’eau-de-vie à la cerise constituait son alcool favori de la soirée. Toutefois son rythme de déglutition s’avéra lent en contraste avec les figures d’autorité. Nidroska et Decierno s’affrontèrent en vidant des chopes de bières à une incomparable cadence. Ils s’arrêtèrent quand hoquets et déséquilibres les envahirent, comme frôlait la crainte de sombrer à leur tour.

Alors l’alcool fut laissé de côté. Les pirates se regroupèrent en un cercle, s’assirent aux pieds du mât, au clair de lune. C’était le moment où ils narraient leurs propres péripéties, et pour cette occurrence, et ils favorisèrent les plus invraisemblables.

Une pirate raconta le jour où ils avaient accosté à la ville portuaire d’Ysdrol, au Pulosia. Elle avait défié aux cartes un chef d’une pègre locale, qui avait envoyé ses subordonnés à ses trousses, leur exigeant de rapporter sa tête. Son unique échappatoire s’était réduite en un tonneau de poissons dans lequel elle s’abrita. En la ramenant à bord par ce moyen, les maîtres de la mer avaient gagné des provisions pour de nombreuses semaines, fussent-elles volées. Ainsi qu’une opportunité de se gausser de leur camarade dont l’odeur mit du temps à se dissiper.

Son confrère éluda l’humiliation ravivée. Lui était un enfant du Dahovin, à l’instar de Nidroska, et avait nourri dès l’enfance l’espoir d’amasser des trésors. Ses aspirations d’aventuriers s’étaient concrétisés lorsqu’un vieil homme masqué lui avait fait miroiter une épée capable de fendre des montagnes. L’objet était censé se situer dans une île au sud. Désireux de le vendre à bons prix, il avait traversé moult refus, affronté maints dangers pour y parvenir. Il avait trouvé l’arme enchantée au fond d’une grotte, où des hordes de crabes lui avaient pincé les chevilles. Hélas ledit trésor s’était disloqué à la première utilisation.

Les histoires se succédèrent. Docini était attentive à chacune d’elle. Savoir que cet équipage avait vécu d’aussi nombreuses et variées péripéties l’émerveillaient. Cette existence bien remplie les avait comblés, jusqu’à cette nuit même où ils pouvaient décrire davantage d’anecdotes que des personnes du double de leur âge.

Je dois prendre conscience que tous les pirates ne sont pas comme eux. Mais ils ont définitivement compris la signification de la liberté.

Ils ne surent estimer combien de temps ils consacrèrent à ces anecdotes. Cependant, ils finirent par s’endormir les uns après les autres. Dans le calme de cet environnement, la coque doucettement ballotée par les vagues, la passerelle leur octroya un surprenant confort.

Pour rêver, Docini n’avait qu’à garder les yeux ouverts.

Elle fut la première à se lever. À l’apparition de l’aube luisait la nitescence matinale, se reflétant sur les vagues de la marée basse. Engourdie, les paupières lourdes, Docini admira leur retrait tout en s’imprégnant du clapotis. De lourds nuages peignaient le ciel, mais les rafales les soufflaient vers l’ouest. La pluie devrait tomber au-dessus du désert. Cela leur fera du bien, même si elle s’abat plus souvent que je ne l’aurais cru.

Sur la plage s’incarnaient ses responsabilités. Les inquisiteurs patientaient au pied de la caravelle, Édelle à leur tête, et firent signe à Docini sitôt qu’ils l’aperçurent. Des frémissements s’accaparèrent d’elle tandis qu’elle les avisait.

Il est temps. Merci pour cette ultime soirée, camarades. Je ne vous oublierai jamais. À présent, il vaut mieux que je m’éclipse discrètement. Ils ne m’en voudront pas, et cela évitera des adieux trop larmoyants.

Un sourire étira ses lèvres à sa contemplation du pont. Dans les bras de son amante, une jambe sur les siennes, Liliath ronflait plus que de coutume. Decierno avait le dos appuyé contre le mât, et était de ce fait le seul assis. Kwanjai était couché au seuil de la porte, gênant tout passage. Des individus formidables, tous autant qu’ils sont. Ils me manqueront.

Sur la pointe des pieds, où frôlaient les grincements, Docini marcha vers la sortie du navire. Elle rejoignit prestement la plage et salua les inquisiteurs, bien qu’elle s’attardât sur Édelle. Cette dernière, bras croisés et sourcils froncés, accueillit Docini d’un air affable. Elle la gratifia d’un timide sourire.

— Prête ? demanda-t-elle.

— Oui, murmura Docini. Je dois l’être.

Édelle s’assura du soutien de ses pairs, puis s’orienta vers le mât en se mordillant les lèvres.

— Pas d’adieu aux pirates ? s’étonna-t-elle. Vous avez navigué à leurs côtés pendant des mois. Et même si nous n’étions pas vraiment dans le même camp, ils m’ont paru fort sympathiques.

— Aucun compliment ne serait suffisant. Ils m’ont secourue, m’ont redonné le goût de vivre, et je ne les remercierai jamais assez. C’est pourquoi je m’éclipse discrètement, je ne voudrais pas qu’ils…

Des impacts résonnèrent sur le sable mouillé. Nidroska avait surgi, Liliath sur ses talons. Toutes deux enlacèrent leur amie. D’abord le contact surprit Docini, mais elle le chérit. Cajolant en continu, fredonnant encore et toujours, la capitaine et sa bien-aimée finirent par se dérober. Demeurait leur sourire. Résonnèrent leurs sanglots.

— Tu as essayé de t’enfuir comme… une pirate ? fit Nidroska.

— Je me pensais silencieuse, admit Docini, se grattant l’oreille.

— Nous avons le sommeil léger ! Et nous t’avons bien entendue : tes louanges nous vont droit au cœur !

— Et pas qu’un peu ! renchérit Liliath.

Devant la main tendue de la capitaine se dressait une jeune femme. Naguère elle cherchait sa place dans un ordre qui la méprisait. Jadis les foudres de la justice auto-proclamée lui provoquaient des cauchemars. Mais dans la pénombre s’était distinguée une chiche lueur. Une caravelle qu’aucun remous n’ébranlait. À son bord vivait une bande particulière, pour qui liberté rimait avec épanouissement. Ils ne collectaient pas les trésors pour voler les richesses d’autrui. Ils n’exploraient pas les mers par désir de conquête. Ils recherchaient plutôt le goût de l’aventure, où parfois s’érigeaient des justices à réparer.

Aujourd’hui, ils saluaient leur camarade depuis leur navire : ni la veisalgie, ni la fatigue n’avaient réfréné cette envie.

— Nous nous reverrons, dit Nidroska.

— Par contre, peut-être que je me serai déjà mariée avec la capitaine d’ici là ! s’écria Liliath.

— Qui sait ? Beaucoup de choses peuvent se passer en si peu de temps. Prends bien soin d’elle, Édelle !

— Pourquoi moi en particulier ? demanda l’interpellée en s’empourprant.

— Certains regards ne trompent pas. Quoi qu’il en soit…

Nidroska fixa Docini du plus profond de son être.

— Puisses-tu arrêter ta sœur. Puisses-tu revenir plus triomphante que jamais. Je n’ai aucun doute sur tes capacités, ni sur tes valeurs. Adieu, chère amie.

Elle lui déposa un baiser sur le front qui la frissonner.

Après quoi ce moment tant atermoyé débuta. Tant de larmes et de sanglots étaient en mesure de la ralentir. Docini marcha avec diligence, cornaquant ses nouveaux camarades dans la direction septentrionale. Elle se retournait après chaque vingtaine de pas. Répondait aux adieux de l’équipage. Essuyait ses propres larmes au moment des séparations.

J’ai retrouvé l’éclat. Il ne tient qu’à moi de le maintenir allumé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Saidor C ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0