Chapitre 49 : Tempête avant le chaos (2/2)
Un vent de panique soufflait sur la débâcle. D’ici Nafda percevait les battements de Dénou lorsqu’elle s’époumonait en appels. Il s’agissait pour elle de trouver au moins un survivant. Pas une respiration ni de pouls ne semblait émaner de ces malheureux : corps après corps, l’adolescente s’évertuait, glissant sur la route à force de se précipiter.
Puis un toussotement la braqua. En-deçà d’une façade se réveilla une femme d’âge moyen, une estafilade striant sa figure. Elle peinait à réaliser le moindre mouvement, ce qui exhorta Nafda à la soutenir. Une gourde salvatrice la désaltèrerait pendant qu’elle l’installait contre le mur. Déglutir de grandes gorgées ne préservait pas la femme de cette vision d’horreur, contre laquelle ses traits se creusèrent. Il lui était ardu de s’en détourner.
L’horreur absolue. Quand les meurtres sont injustifiés, quand des innocents sont massacrés par centaines, comment peut-on prétendre à une quelconque justice ? Je me sens atteinte… Je n’ai donc pas un cœur sec.
— Sombre éclat ! jura Dénou. Vous allez bien ?
Aucune réponse, sinon une cornée imbibée. Nafda l’examina, et ne nota nulle blessure dangereuse, juste de bénignes éraflures. Seul son visage portait les stigmates du massacre. Un genou à terre, dos aux dépouilles à déplorer, l’assassin s’ankylosa néanmoins face à cette abondance de violence. Les sanglots de Dénou accompagnèrent ceux de la femme.
— Vous survivrez, rassura Nafda.
— À quoi bon ? articula la femme. J’en vois pas d’autres… Je vais devoir vivre avec ça sur la conscience… Pourquoi moi ?
Comment lui donner tort ? Aucun mot ne saurait la réconforter. Hélas, nous avons besoin de son témoignage. Comme Dénou continuait à larmoyer, Nafda entreprit d’essuyer la trace, seulement pour aviser le regard désespéré de la victime.
— Pouvez-vous décrire ce qui est arrivé ? demanda Nafda. Je sais que c’est difficile, mais…
— Ça dépend, hésita la femme. Est-ce que vous pourrez le transmettre ? Les gens ont besoin de savoir. Avant que cet ouragan ne s’abatte sur eux…
Un hochement de tête rassura la jeune femme, même si son corps s’ébranlait encore par-devers la morbidité des alentours.
— C’était si rapide, rapporta-t-elle à un lent débit. Pour nous, c’était une journée comme les autres. Garamor est un village paumé, aucune raison que l’armée s’y arrête ! Puis quand leur meneur s’est présenté, nous avions compris.
— Comment s’appelait-il ? questionna Nafda.
— Phedeas Teos. Neveu de l’impératrice, et d’après lui, futur empereur au lieu de « l’usurpatrice ».
Les nerfs de Nafda se durcirent tandis que ses yeux se plissèrent. J’en étais sûre. Maintenant qu’il est repéré, ce félon s’assure de laisser des traces de son passage. Mais c’est la première fois qu’il dévaste un village tout entier. Je crois. Elle maintenait le contact visuel avec la femme qui menaçait de vaciller.
— Il a dit…, bredouilla la femme, envahie de larmes. Qu’il avait assez recruté. Que c’était un avertissement. Des mages se sont mis à brûler nos maisons… Je ne savais pas que ça existait encore. Nous sommes sortis en panique. Vous comprenez ? Pas que nous sommes des lâches, mais pas des guerriers non plus.
— Le peuple ne devrait jamais avoir à se battre, affirma Dénou.
— Ils ont encerclé Garamor. Et quand on peut plus s’enfuir, qu’est-ce qu’il reste ? La mort. Peut-être qu’il y a d’autres survivants, je sais pas. Peut-être que la plupart ont succombé à leurs blessures quand ils sont partis. Dites… Ils vont pas atteindre Amberadie, pas vrai ?
— J’ai bien peur que si au vu de leur rythme, dit Nafda.
La mine de la femme s’assombrit davantage. Dénou foudroya l’assassin du regard, mais Nafda haussa des épaules, assumant ses propos.
Je préfère l’honnêteté. Que va-t-il advenir d’elle ? Même si ses blessures ne la tueront pas, le traumatisme la suivra toute sa vie. Si cette catastrophe n’a pas su être évitée, il nous reste encore la vengeance. Cette consolation fonctionne souvent.
En pleine réflexion, Nafda ne perçut pas tout de suite le bruit en provenance du sud. Ce pourquoi Dénou dut la secouer, pointer du doigt l’armée en marche synchronisée. Avec leur distance, cumulée à la pluie, elle échouait à discerner leur identité. L’adolescente était paralysée, pressée de se réfugier une fois encore auprès de sa protectrice.
— Ils sont revenus achever leur travail ! craignit-elle.
— Je les attends de pied ferme, s’impatienta Nafda.
— Inconsciente ! Tu n’as aucune chance face à eux ! Souviens-toi de la dernière fois !
— J’en avais tué une quinzaine à moi toute seule. Ce même si je suis spécialisée contre les mages, et même si je suis plus douée pour les assassinats discrets que les assauts frontaux. Je suis prête pour une deuxième salve.
Mais alors que Dénou s’apprêtait à hurler, et Nafda sur le point de dégainer, elles se rassérénèrent une fois les troupes reconnaissables. Des brigandines rouges et noires se distinguaient parmi des équipements plus solides, là où lances, cimeterres, haches et hallebardes se succédaient par centaines. Miliciens et soldats réunis annoncent sans équivoque une bataille. À leur tête guidait Koulad dont le faciès affichait une expression grave. Voilà qu’il redevient meneur, libre de l’influence de Nerben.
Les militaires se dispersèrent de part et d’autre du village. Ils se mettaient en quête de survivants, s’assuraient que plus aucune flamme ne grésillait sous les amas de fumée. Ainsi répartis, ils mirent du temps avant de remarquer la présence de Nafda et Dénou. Jusqu’au moment où une stupéfaite soldate les désigna, incitant Koulad à les interpeller.
— Vous ici ? s’étonna-t-il. Je ne comprends pas…
— Nous pourrions vous retourner la question, rétorqua l’assassin.
Koulad arqua des sourcils, mains posées contre ses hanches.
— Si vous êtes ici, dit-il, vous êtes au courant. L’armée de Phedeas afflue telle une vague vers Amberadie. Pauvre Garamor, c’était un patelin si sympathique… Il faudra du temps pour le reconstruire.
— Bien sûr que nous savons ! s’exclama Dénou. N’avez-vous eu aucune nouvelle de l’ouest ?
— Il paraît que Phedeas a divisé ses forces pour créer un autre front. Des renforts ont été demandés près des montagnes d’Ordubie. Nilaï nous a promis d’en dépêcher. Après tout ce temps à ignorer cette région, ça pourrait nous être profitable. Les rumeurs sur les nomades abritant des mages fugitifs est légion.
— La priorité est d’arrêter Ruya zi Mudak, affirma Nafda. Nous l’avons croisée et elle est dangereuse. Quoiqu’énervée que son cher amant, Phedeas, l’ait envoyée dans la direction opposée à la sienne.
— Amant ? Cette pauvre Oranne doit déjà vivre avec le fait que son fiancé intente contre le pouvoir. Si elle apprend qu’il la trompe… Elle risque de ne pas s’en remettre.
Oranne ? Je l’avais oubliée, celle-là, mais elle m’avait intriguée. Donc Phedeas l’aurait envoyé en Amberadie en guise de bonne volonté, et de diversion, pour rassembler son armée ? C’est une hypothèse. Il en existe d’autres.
Pendant que Nafda songeait à cette évocation, Koulad remarqua seulement la femme blessée adossée contre le mur. Il ne lui prêta cependant guère attention, et se focalisa derechef sur Nafda et Dénou.
— Aux dernières nouvelles, se souvint-il, vous étiez prisonnières. On nous a rapportés la trahison de Nerben et sa fuite, tout comme la renonciation de Lehold. Je savais que mon oncle était un enfoiré, mais Lehold était un ami fidèle. Rah, tant de choses se passent en même temps !
— À qui le dites-vous ? persiffla Dénou. Nous avons encore été prisonnières un bon moment avant de nous libérer. Niel et Leid, vous vous souvenez ? Ces loyaux espions qui étaient en réalité des mages sous couverture, et dont les intentions sont sibyllines. Maintenant ils sont de nouveau introuvables !
— Inutile de me le reprocher, je ne les supervisais pas. L’important, c’est que vous en soyez en vie, non ? Je parie même que cette épreuve vous a endurcies.
— Plus que si j’étais restée dans un palais luxuriant, c’est certain.
— Est-ce encore un reproche ? On ne m’a pas laissé le choix ! En tant qu’époux de Bennenike, j’ai des devoirs, même si mon cœur veut m’emmener sur le champ de la bataille. Quoi qu’il en soit, l’impératrice sera heureuse de te voir, Dénou. Tu t’es retrouvée dans un sacré pétrin. J’envierais presque Renzi, aussi futile soit sa passion.
Dénou fit la moue en guise de réplique. Une mine à laquelle Koulad pouvait se raccrocher, occupé à vérifier les actions de ses subordonnés. Malgré leur fouille efficace, la survivante paraissait bien seule, ce qui la plongea dans les ténèbres de ses perspectives.
Nafda jaugea Koulad avec distance. Il a une telle… désinvolture. Déplorer un tel massacre ne l’affecte pas tant que cela. On parle d’une guerre mettant l’empire en péril ! Il le remarqua aussitôt, et haussa alors des épaules.
— Quelque chose ne va pas, assassin ? s’enquit-il.
— Vous paraissez tout sauf inquiet, avisa-t-elle. Autour de vous se présente pourtant la preuve de la menace que représente Phedeas.
— S’il s’imagine que s’en prendre à plus faible lui confère un avantage, il se trompe lourdement. À ton avis, pourquoi nous sommes ici ? Les remparts d’Amberadie ne se briseront pas sous une magie destructrice, aussi puissante soit-elle, comme les murailles fragiles de Doroniak. L’avancée de Phedeas est si prévisible qu’il sera facile de le piéger. Déjà, s’il s’est séparé des indépendantistes, moins de mages le suivent, même si ça implique d’envoyer des renforts ailleurs. Quant à moi, j’ai reçu l’ordre direct de Bennenike de contourner par le sud afin de l’assaillir par derrière. Et en guise d’aide supplémentaire, des troupes belurdoises les attaqueront par le nord, scellant encore plus notre alliance. Cette guerre sera pliée en un rien de temps.
Nafda porta sa main à son menton, se prémunit d’examiner Koulad malgré la tentation. Sans trop de pertes militaires, peut-être. Et les civils, alors ? Les néglige-t-il volontairement ?
Soudain la femme blessée toussa derechef : le cœur de l’assassin rata un battement. Ses borborygmes attirèrent l’attention des militaires alentour.
— Il a parlé d’un tunnel, se remémora-t-elle. Phedeas…
— Un tunnel ? s’écria Koulad. Pourrais-tu être plus précise ?
— Si je me souviens bien… Au sud de la capitale. Près de roches coupantes, sous des palmiers.
— Pas vraiment convaincant. Probablement une de ses diversions.
La femme baissa la tête, comme déçue de ne pas être prise au sérieux. Le scepticisme n’a pas sa place ici ! Nafda agrippa l’épaule de Koulad sitôt retourné, et aussitôt lances et cimeterres l’encerclèrent.
— À quoi rime cette agression, assassin ? fit Koulad.
— Il serait peut-être prudent de l’écouter, suggéra-t-elle. À force de trop le sous-estimer, il finira par gagner.
— Et que serait ce tunnel, d’après toi ?
— Une galerie souterraine reliant Amberadie à l’extérieur. Une issue de secours pour que la famille impériale puisse s’enfuir en cas de danger. Si c’est vrai, alors d’une manière ou d’une autre, le plan de Phedeas serait de les coincer vers la sortie. Pure hypothèse, bien sûr.
— Justement, cela relève de l’hypothèse. J’aurais été informé de l’existence de ce tunnel, proche de l’impératrice que je suis.
— Réfléchissez un peu, bon sang ! Aussi étrange soit sa stratégie, Phedeas ne laisse rien au hasard. Ils ont commis tant de dégâts ici qu’il devait penser, presque à juste titre, avoir massacré tous ses habitants. Ce qui lui a permis de dévoiler les dernières étapes de son plan. Il n’avait pas prévu qu’il y aurait au moins une survivante. Ni que ses ennemis apprendraient ces informations par cette manière.
Nafda fixa intensément son interlocuteur. Il a intérêt à me prendre au sérieux. Je n’en démordrai pas. Un duel de regards s’opéra, durant lequel Dénou trembla le plus. Finalement, Koulad claqua des doigts, hélant ses subordonnés autour de lui.
— Apportez de quoi boire et à manger pour cette survivante, ordonna-t-il. Nous n’allons pas l’abandonner à son sort.
— Vous avez donc cédé ? espéra Nafda.
— À moitié. Hors de question d’envoyer toute mon armée dans ce tunnel, s’il existe. Mais puisque tu tiens tant à l’explorer, voici ce que je te propose. Cent de mes soldats, pas plus, t’accompagneront. Des précautions supplémentaires ne nous coûtent rien.
Traits et muscles se détendirent sur ces propos. Enfin des paroles sensées ! Une centaine de militaires sous mes ordres, donc ? Je suis assassin, pas sergente. Je m’adapterai, je suppose. Immobile sous la pluie, Nafda flanqua un clin d’œil à la femme blesse, laquelle échoua à lui rendre un sourire. Une demi-dizaine de soldats la transportèrent à l’écart où, espérait Nafda, elle recouvrait une once de bien-être.
Nafda entreprit de s’engager. Se heurter à une telle scène avait ravive cette flamme intérieure, qui s’était éteinte à force de séjourner trop longtemps dans le désert. Pourtant entourée d’un grand nombre de soldats, sa perspective se réduisit à Dénou. Une lueur inconnue jusqu’alors l’habita.
— J’ai pris ma décision, déclara-t-elle.
— Vraiment ? fit Nafda.
— J’ai risqué ma vie, et la tienne, en étant la première à attaquer Phedeas. Je veux terminer ce que j’ai commencé. Je veux porter une arme. Je veux être présente lorsque mon frère mourra.
— Voilà une belle ambition.
Un sourire de fierté emplit Nafda lorsqu’elle lui tapota le crâne.
Après quoi l’assassin et la jeune fille déplorèrent une dernière fois ces pertes à Garamor. Partout où leur regard se perdait, ils avisaient ces hommes et femmes emportés dans une indicible souffrance, pions d’une guerre qu’ils ne savaient appréhender. Leur sang bouillonna.
Il me reste de nombreux ennemis.
Phedeas Teos est à éliminer en priorité. Pourtant il n’est pas le plus important.
Annotations
Versions