Bilingue
La façade vitrée des bureaux de Doidolho luisait comme le cristal sous le soleil rosé. Marion soupira. Elle ajusta d'une main moite le nœud de sa cravate, chassa les plis qui froissaient les manches de sa chemise, puis de son chino. En ce premier jour de stage dans la maison d'édition, il fallait faire bonne impression.
La villa de ses parents étant trop reculée sur la côte atlantique, l'étudiante louait un petit studio, à un quart d'heure à peine en tramway. Autour de la grappe de bureaux, le quartier animé fourmillait de petits commerces, de bars à tapas et à petiscos.
Elle consulta le téléphone qui venait de vibrer dans sa poche.
Pam :
Bonne chance pour ton premier jour princesse ! ♥
Les joues de Marion s'empourprèrent, un peu à cause de la chaleur, un peu à cause de son ex. Si elle ne répondait pas, peut-être que Pamela lâcherait l'affaire. Mais elle avait sûrement payé la peau des fesses pour ce SMS envoyé à l'étranger, alors la jeune femme la récompensa d'un modeste « Merci ».
Bientôt, elle passa les portes automatiques de Doidolho, la boule au ventre. Avant l'arrivée du reste de l'équipe, elle fit rapidement le tour des locaux, repéra la cantine, la salle de repos et, surtout, les toilettes – qu'elle ne tarderait pas à visiter, si les crampes continuaient de lui nouer l'estomac.
Dès qu'elle retrouva son maître de stage, pourtant, l'angoisse s'évapora. On lui présenta des collègues bienveillants, tous enclins à lui proposer leur aide. Elle rencontra ensuite son binôme, la jolie Dulce : cheveux noirs comme l'encre coupés à ras des épaules, rouge à lèvre assorti à son vernis carmin. Elle aussi stagiaire l'année précédente, elle venait de signer un premier CDD comme secrétaire d'édition.
Ses quelques cours en tête, et fortes des notions de portugais durement parfaites pendant l'été, Marion tâcha de seconder au mieux cette partenaire. Le premier jour, Dulce l'encouragea avec une familiarité sororale que l'étudiante, enfant unique, entrevoyait tout juste.
Dès le troisième jour, elle confia à Marion la relecture préliminaire d'un recueil de poèmes au vocabulaire élaboré, qui lui donna bien du fil à retordre. Mais, armée de ses leçons et du dictionnaire qui ne la lâchait plus, la stagiaire noua ses cheveux blonds en chignon, ajusta ses lunettes toutes neuves et s'attela à la tâche. Par peur de déranger, elle ne quémanda aucune aide. Dulce avait bien assez à faire avec les manuscrits.
Bonne élève, Marion s'en tira quand même sans trop de peine. Son maître de stage salua quelques unes de ses corrections et, très vite, tout ceux de l'étage voulurent travailler à tour de rôle avec la petite française. Plus critique qu'eux, Dulce ne rechigna pas à leur céder sa collègue. Elle n'aurait jamais l’œil suffisamment avisé, ni la sensibilité portugaise, répétait-elle à tous ceux qui louaient les efforts de la jeune recrue.
Baladée de bureau en bureau, de nouveau superviseur en nouvelle mission, Marion se sentit bizarrement rattrapée par une drôle de solitude. Elle n'avait jamais été populaire à l'école. Les adultes la complimentaient désormais pour son travail, mais elle n'avait toujours aucun ami. Elle partait tôt, rentrait tard, mangeait seule. Elle ne répondait plus aux messages de Pamela, pour qui un simple « Merci » portait déjà trop d'espoirs.
C'est en salle de repos, alors qu'elle s'installait pour prendre son déjeuner, seule, que Marion fit la rencontre de Cíntia. Elle débarquait dans la boîte au début du mois de décembre pour son stage d'étude en comptabilité. Elle n'avait pas grand-chose à voir avec les stéréotypes de comptables que connaissait Marion. Cíntia étincelait, de sa chevelure d'argent aux piercings doré qui constellaient sa figure. Bonne vivante, elle aimait la musique et sortait tous les soirs faire la fête.
Les semaines qui suivirent, les repas de Marion furent bercés de rires et d’anecdotes de soirées. Plusieurs fois, Dulce lui remonta les bretelles sous prétexte qu'elle regagnait son poste en retard. En vérité, elle cessait simplement d'y revenir en avance. Marion n'en avait cure : les beaux yeux et les playlists de la charmante Cíntia valaient bien les remontrances de sa collègue aigrie.
Puisque Marion s'en était retournée dans sa famille pour les fêtes et qu'elle n'avait pu la traîner de force à une soirée de nouvel an, un beau jour de janvier, son amie insista pour l'emmener danser. La française eu beau décliner, Cíntia ne voulut rien entendre et, le soir même, voilà qu'elles pénétraient l'un des bars du quartier.
Après une premier verre, Marion se détendit et se réjouit de partager enfin quelques heures hors du boulot en agréable compagnie. Mais ladite compagnie s'évapora bientôt, alpaguée par une foule d'amis et d'amants plus entreprenants que la blonde. Restée seule à table, elle noya la solitude dans les tapas. Elle profita que l'ambiance s'intensifiait pour s'éclipser sans un au-revoir, le cœur et l'estomac en vrac.
Comme malheur n'arrive jamais seul, la stagiaire se leva le lendemain du pied gauche, le feu aux intestins. Incapable pourtant de manquer à son poste, elle prit un antidiarrhéique et le chemin du bureau.
Marion mangea seule ce jour-là, non surprise de constater que Cíntia, elle, s'était fait porter pâle. Elle mangea peu, en fait, tant ses boyaux les tiraillaient. Lorsqu'elle regagna son poste avant l'heure, Dulce l'attendait d'une moue impatiente et lui colla dans les bras une pile de synopsis « à traiter urgemment ». Marion déglutit, mais ne dit rien. Elle ne demanda pas d'aide, pas d'indulgence. Rattrapée par les infâmes gargouillis qui lui brûlaient le ventre, elle ne demanda pas non plus la permission de s'enfuir aux toilettes.
Ces lieux, parmi les premiers qu'elle avait repérés à son arrivée chez Doidolho, elle les visitait étonnamment pour la première fois. D'ordinaire, elle ne s'accordait jamais de pause-pipi, accaparée qu'elle était par le travail ou par Cíntia.
Elle ne prit pas le temps d'inspecter la cabine. Elle se rua à l'intérieur, déboutonna son pantalon et s'écroula sur la cuvette juste à temps pour que son postérieur y déversât toutes les humeurs macérées de la veille. Les larmes giclèrent elles aussi, d'abord à cause de ce flux corrosif, puis par pur désespoir. Seule, recluse sur l'unique trône qui ferait jamais d'elle une princesse, Marion ne pouvait plus nier l'évidence : elle était au bout du rouleau.
Le papier-toilette également.
— Fait chier ! Putain ! Bordel de merde !
La colère à peine déversée, elle se mordit la langue. Puis elle se rappela qu'aucun de ses collègues ne parlait sa langue.
— Olá ! Está alguém ?
Un silence absolu suivit son appel à l'aide. Marion patienta une minute, deux minutes. Ses fesses la piquaient atrocement. Combien de temps devrait-elle attendre que quelqu'un s'en vînt pour lui passer le rouleau d'une cabine voisine ? Trop longtemps déjà.
Elle poussa un soupire, et le verrou dans la foulée. Tant qu'il n'y avait personne, que risquait-elle ? Le pantalon baissé, elle tendit le buste vers l'extérieur de la cabine, passa prudemment le visage au-dehors, puis la main. Elle ouvrit la porte du toilette voisin, prête à tendre le bras vers le papier rêvé.
Les pleurs affluèrent à ses yeux lorsqu'elle aperçut le distributeur, vide.
— Caralho ! Filho da mãe de condenado papel !
— Marion, o que está fazendo ?
À la seconde où Dulce foula le sol des sanitaires, Marion recula dans sa cabine et referma la porte dans un violent fracas. L'avait-elle vue ? Et à quel point ?
— Marion ? insista sa collègue. Está tudo bem ?
Rouge de honte, l'étudiante ne trouvait même plus les mots pour demander du papier. Dulce l'avait vue, à moitié à poil. Elle avait dû sentir aussi, comme l'endroit empestait. Plus jamais Marion ne serait capable de la regarder en face.
Elle se laissa de nouveau tomber contre la cuvette, la tête entre les mains. Au son de ses talons, elle devina que Dulce s'éloignait.
— C'est ça, laisse-moi dans la merde, sale...
— Marion ?
Elle était de retour. Impossible à confondre. Elle ne roulait pas son r comme les autres, n'appuyait pas non plus le n. Elle l'appelait par son prénom, pas par son étrange déformation portugaise.
— Tiensse...
La main soigneusement vernie brandit un rouleau par-dessus la porte.
— On dit « tiens », le s ne se prononce pas, la corrigea machinalement Marion en se saisissant du Graal.
Triple épaisseur, senteur fleurie. Pas le genre de papier premier prix que l'on trouvait sur les chariots du personnel d'entretien.
Marion fit bon usage de ce précieux cadeau. Soulagée, elle sortit de la cabine où l'attendait, bras croisés, son intransigeante binôme. Dulce tendit la paume, bien décidée à récupérer son rouleau personnel.
— Merci, balbutia la stagiaire en retournant le trésor de son aînée.
— Quel bar ? demanda Dulce.
Marion tressauta. Elle avait dû mal entendre. Non. Les grands yeux bleus de sa collègues mendiaient une réponse. Aussi bleus que le ciel de Lisbonne...
— Constelação.
— Que porcaria ! jura la brune. Pardon. C'est... ah... très mauvais. Lé stomak né lé digèr pas.
À cette curieuse tentative de français, un sourire béat s'installa sur les lèvres de Marion. Comme elle ne lâchait pas le rouleau, les phalanges de Dulce effleurèrent les siennes.
— Pardon ! s'écrièrent-t-elles de concert, dans le même sursaut gêné.
Lâché de toute part, le papier-toilette s'envola, se déroula et rebondit sur le carrelage, déployant jusqu'à la porte ses feuilles comme un tapis. Dulce se mordit la lèvre. Confuse, Marion se figea, les yeux rivés sur le ce terrible gâchis.
— Dé-d-désolée, bégaya-t-elle.
Sa collègue la poussa sans ménagement jusqu'au lavabo, lui flanqua la savonnette entre les mains. Les bras de nouveaux croisés, elle frappa des doigts d'impatience.
— Je me dépêche, l'assura Marion en se rappelant la pile des synopsis.
À peine s'était-elle secouée les mains, sans rien pour s'essuyer, que Dulce l'attrapa et l'aspergea de son Lolita Lempicka.
— Aqui está ! se félicita-t-elle en rangeant du bout de l'index une mèche échappée du chignon de Marion.
Ce n'était plus la honte qui colorait les joues de celle-ci.
— Peônia, l'appela l'autre d'un air taquin.
Marion la suivit jusqu'à leur bureau et le travail reprit, comme si de rien n'était. Quand son ventre recommença à gronder, Dulce lui recommanda gentiment de rentrer chez elle, ce qu'elle fit. Une telle clémence était trop rare pour ne pas y céder.
Le lendemain, pour se faire pardonner du laisser-aller de la veille, Marion, revigorée, arriva à Doidolho en avance. Bien décidée à ne pas se laisser devancer par la nouvelle stagiaire, Dulce se montrait cependant plus ponctuelle encore. Il n'était pas huit heures quand l'étudiante trouva sa collègue plongée en plein labeur et, sur son bureau, un coquet rouleau de papier-toilette.
Sourire aux lèvres, Marion s'installa à sa chaise. C'est alors qu'elle remarqua que la première feuille avait été griffonnée au stylo :
« Authentiques petiscos après le travail ? Je connais un endroit bien. Aucun risque. Moi aussi je suis sensible. »
Elle releva la tête et rencontra alors les yeux lagon, fixés sur elle. Soudain, l'azur remué d'un clin d’œil. Marion, incrédule, tenta de dissiper ce qu'elle prenait pour un malentendu :
— Sensible... Cólon ?
— Não. À toi, Peônia.
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