La Finale
« J'y étais. Même si je meurs aujourd'hui, même si je perds aujourd'hui, les gens se souviendront que j'y étais. Je me souviens de tous ceux qui sont passés avant moi, les prochains se souviendront donc de moi. »
John Long Silver tourna sur lui-même pour admirer le stade en folie. Les gens s'étaient déplacés en masse pour voir s'écharper les deux dernières équipes lors de la finale du sport le plus populaire de cette fin du XXIIe siècle : le Hedgehog-Ball.
Bien sûr, ses adversaires étaient les favoris. Vainqueurs de la compétition depuis plus de vingt ans, ils étaient traités comme des rois : célébrité, richesse. Ils ne participaient pas aux matchs éliminatoires, ni même aux autres matchs. Le seul que TheOne disputait, c'était ce dernier match, celui contre les vainqueurs du tournoi des quatre. L'équipe vainqueur aurait tout, prendrait tout et surtout irait s'assoir dans le carré VIP. Chaque fois que John et son équipe avaient gagné un match de la Coupe, ils se disaient : c'est là qu'on sera.
C'étaient les dernières minutes. Les corps de plusieurs de ses coéquipiers étaient déjà tombés sous les coups de haches ou de lasers de l'équipe adverse. Les règles étaient claires, simples, basiques : tout était permis, seul le résultat comptait, que ce soit par le score ou l'absence de vie dans l'équipe adverse. Ici, les morts valaient plus que les points.
Sous les cris de la foule, John regarda sa main gauche. Dans la paume, son matérialiseur, celui par qui tout était possible. Il permet de matérialiser n'importe quelle arme rien que par la pensée, jusqu'à ce que l'on y insère la sphère de jeu, la sphère d'Hedge rendant son porteur vulnérable. Une bague technologique de trois centimètres de diamètre qui traverse sa main de part en part. Si le bord intérieur est lisse, brillant et arrondi, la jonction métal-chair humaine tient grâce à de petites griffes filées.
Tant de choses lui revenaient à l'esprit. Il avait sacrifié sa vie, il avait sacrifié ses amis et il avait sacrifié sa famille pour être ici. Ses compagnons aussi étaient tombés dans l'espoir vain d'avoir une vie meilleure. Ils gisaient sur le sol, coupés, tranchés, la tête éclatée. Rien dans les règles de ce sport national n'empêchait le meurtre.
John regarda le visage déchiré de Willas. Le premier à être tombé dans ce match. Son cadavre filiforme traînait le long de la ligne de milieu de terrain, le crâne explosé en deux au moyen d'une hache lourde. Trente secondes, il ne participait à cette finale que depuis trente secondes. À peine était apparue la petite sphère d'Hedge que Willas avait plongé dessus, la main tendue vers l'avant. Lorsqu'il la prit en main, annulant tout pouvoir du matérialiseur, il se retourna pour me l'envoyer. Dans son dos, Barbosa, le capitaine de l'équipe des TheOne, une armoire à glace blonde à la barbe bien tressée, s'était aussi avancé vers la sphère mais n'envisageait point de l'attraper. Son matérialiseur avait, sur les quelques mètres qui le séparaient de Willas, créé dans la paume de sa main une hache lourde de plusieurs kilos. À peine fut-elle matérialisée que cette montagne de muscle frappa de tout son corps l'impuissant Willas. Le sang gicla et Willas tomba, la sphère toujours à la main.
John fut pris d'effroi. Il avait lui aussi tué, mais pour récupérer la sphère. Il avait accepté ce mécanisme de mort imminente mais ici, c'était autre chose. Les TheOne n'avaient jamais gagné par les points, seulement par absence de vie adverse. Si toute son équipe tombait, les TheOne gagneraient à nouveau.
Voyant Willas tomber, John avait matérialisé la première chose qui lui était venue à l'esprit : un gun semi-long. Il s'était mis à tirer en criant de rage, mais c'était peine perdue. Les équipiers de Barbossa étaient venus le protéger en faisant apparaître des boucliers transparents. Les balles ne faisaient que ricocher.
Les TheOne, matérialisant au-delà du temps imparti, ne pouvaient plus bloquer le jeu. Ils étaient contraints de jouer. Barbossa prit la balle de Hedge en main, lui enlevant tout pouvoir de matérialisation, tandis que ses équipiers se dispersèrent sur tout le terrain.
John prit Barbossa en chasse, mais son matérialiseur était quasi vide. Il avait tiré tellement de cartouches que l'anneau indiquait qu'il était sur la réserve. Il n'avait pas le choix : il lui fallait le vider complètement et attendre un laps de temps avant la prochaine recharge (ce qui le mettrait en danger), ou bien y aller à l'arme blanche.
Les écrans holographiques ne montraient plus que cela : le combat de titans entre le champion en titre depuis plus de vingt ans et le challenger, chouchou des foules depuis quelques matchs, qui allait se disputer dès la rentrée de jeu.
John, en courant, réfléchissait à ce qu'il pourrait matérialiser. Cela ne pouvait représenter un projectile, plus assez de matérialisant. Mais les armes blanches ne sont efficaces que lorsqu'on surprend l'adversaire. Or Barbossa n'est pas un bleu. Même s'il était sans défense à cause de la Hedge, rien ne l'empêcherait de la lâcher.
Puis lui vint une idée. John, à quelques mètres de Barbossa, se jeta sous le sol et entama une glissade. L'herbe, idéalement humide, pouvait l'emmener loin. Évitant de peu le poing de Barbossa, John matérialisa une lame aussi fine que son matérialiseur pouvait se permettre sans se mettre en recharge. Il entama l'aine de Barbossa qui serra les dents. Trop tard pour s'enfoncer plus loin. Plus de matérialisant. John était nu. Impossible de faire plus.
Il se retourna vers Barbossa. Il n'avait plus la Hedge, il l'avait passée à l'un de ses coéquipiers. De tous ses muscles, il retenait, tout sourire, une masse qui allait s'abattre sur John. Heureusement, un projectile venu de nulle part l'atteint à l'épaule, l'empêchant de finir son geste. Barbossa, blessé à l'épaule, s'écroula sur le côté.
John tourna la tête pour voir qui avait tiré. Azizda lui était venu en aide. Il courait et tirait dans tous les sens sans viser précisément avec deux Glock-17 de la fin du XXe siècle. John, voyant cela, se dit que c'était par chance qu'il avait touché Barbossa.
Barbossa essaya de se relever et de fuir comme il le pouvait pour éviter une balle, mais le terrain plat ne lui offrait aucun refuge.
L'arme qui aurait tué le grand Barbossa, l'arme qui aurait mis fin à vingt ans de règne de ce roi, ne put tirer ce coup fatidique. Elle se dématérialisa sans raison. Azizda ne comprenait rien, ni même John. Puis, reprenant le contrôle de tous leurs sens, ils comprirent que la foule était en délire car un coéquipier de Barbossa avait enfoncé la Hedge dans le piquet, marquant ainsi un point et annulant tous les matérialisés.
Barbossa se releva en ricanant. « Presque ! », dit-il d'un ton hautain.
Il regarda Azizda dans les yeux et ajouta : « Toi, tu ne finiras pas entier. » Puis il s'éloigna pour fêter l'ouverture du score avec ses coéquipiers.
« Qu'est-ce qu'il a voulu dire ? » demanda Azizda à John en l'aidant à se relever.
— Que nous allions tous mourir. Mais ne sommes-nous pas là pour cela ? répondit John en souriant.
— Mouy. Ils ont marqué. Ils sont à deux points de la victoire.
— Le match ne fait que commencer. Et puis regarde, un de leurs gars est mort. »
Au loin, un cadavre de l'équipe des TheOne était entouré des siens. Un cadavre de plus sur le terrain. Barbossa s'approcha des siens. Ils mirent tous un genou à terre et prièrent. Il est plus difficile de perdre un proche quand on fait un match par an. John et ses équipiers avaient déjà tant perdu des leurs depuis le début de la compétition...
« Qui l'a abattu ?
— Cedrarien. Il lui est tombé dessus par-derrière lorsqu'il attendait la Hedge envoyée par Barbossa. Un gros cou de laser dans sa tronche.
— Bien, cela fait six contre six, on est toujours bon.
— Non, cinq et demi contre six. Marv est dans un sale état, il ne peut plus courir. Clairement, il va rester en défense.
— OK. Continuons. Il faut marquer à tout prix. »
Tous étaient réunis au centre du terrain, attendant que la balle de Hedge soit expulsée.
Silence.
Boom !
La Hedge, comme tirée d'un canon, jaillit du sol pour monter à toute vitesse le plus haut possible. Ce qui vint à l'esprit de tous fut de dégainer aussitôt, certains matérialisant des boucliers pour se protéger et protéger leurs coéquipiers, d'autres des armes au recul redoutable.
La finale se poursuivait. Les corps tombaient des deux côtés. Normalement, les finales se déroulaient toujours en faveur des TheOne. Choisis par les élites, ceux-ci ne passaient pas les qualifs ni ne disputaient les finales. Tout était fait pour que ce soit une équipe instituée par le système qui remporte le trône.
John et son équipe tenaient le match, ce qui faisait enrager les TheOne. Dans les tribunes, on entendait le chant du changement. On devinait les discussions dans la room VIP. John était en milieu de terrain. Il n'était plus que six sur le terrain, trois de part et d'autre. Ses deux compères étaient assaillis de coups, se défendant comme ils pouvaient, se refilant la Hedge l'un l'autre pour être en mesure de se protéger.
« J'y étais, même si je meurs aujourd'hui, même si je perds aujourd'hui, les gens se souviendront que j'y étais. Je me souviens de tous ceux qui sont passés avant moi, les autres se souviendront de moi. »
John n'avait presque plus de matérialisant. Quasi plus de force non plus. Que pouvait-il encore espérer ? Quand la Hedge apparut devant lui.
Cedrarien, dans un dernier souffle, lui avait transmis la Hedge avant qu'un sabre laser ne vienne lui couper la main d'un assaut vengeur de Barbossa. Le cri de douleur envahit le stade. Long John regarda la Hedge. Il avait le choix. Soit l'attraper et la planter dans la zone adverse, faisant d'eux les nouveaux TheOne. Mais il fallait impérativement que personne ne lui tire dessus, chose quasi improbable car au contraire, Barbossa lui tirerait dans le dos sans gêne. Non, il avait une meilleure idée. Il attrapa la Hedge et l'envoya à égale distance entre lui et Barbossa.
Ils se regardèrent dans les yeux. Le public attendait, ne comprenant rien à la manoeuvre. Enfin, les deux antagonistes se mirent tous deux à courir en direction de la Hedge, Barbossa en tirant, d'abord à l'arme lourde puis, au fur et à mesure que son matérialisant diminuait, avec des armes plus petites. Long John, utilisant le peu de matérialisant disponible, fit apparaître un bouclier.
Barbossa arriva le premier sur la Hedge mais, comme l'avait prévu John, il ne la prit pas. Non, Barbossa, lance serrée dans ses mains, attendait Long Silver de pied ferme.
John n'avait plus rien. Son matérialiseur était vide. Il fonça tête baissée vers la bête sanguinaire. À son arrivée, Barbossa essaya de le transpercer. Long Silver plongea la tête la première, mais il sentit une douleur aigue à l'épaule droite : la pique avait ouvert une plaie d'une dizaine de centimètres. La douleur le fit tressaillir, mais qu'importe, il devait continuer. Il tendit le bras pour attraper la Hedge. Barbossa reprit son élan pour l'enfoncer plus profondément. John attrapa la Hedge. Il se retourna. En face de lui, Barbossa se dressait, prêt à lui enfoncer sa lance dans la tête.
La lance descendit, rapidement. John revit toute sa vie. Son enfance, son adolescence, ses maigres études, ses camarades de classe, l'implémentation de son matérialiseur, tout y passa très vite. Pourtant, la fin ne vint pas. Barbossa n'avait plus de matérialisant. La lance disparut au fur et à mesure qu'elle voulait s'enfoncer dans la chair de Long Silver. Barbossa fut le premier surpris. Pendant ce cours laps de temps, John attrapa la Hedge. Dans sa main, les piques de la balle s'agrandissaient. John se releva rapidement, faisant fi de sa douleur à la cuisse.
Barbossa n'eut le temps de se rendre compte de rien, il avait dans le cœur une pique de la Hedge. John poussait le plus fort possible avec sa main. Le sang coulait de la plaie. Barbossa, se rendant compte qu'il avait perdu, regarda John et sourit. Long Silver enleva la Hedge du corps de Barbossa. Il le regarda tomber, sourire aux lèvres.
Ses équipiers arrêtèrent de se battre. Leur meneur, leur leader n'était plus. Ils n'avaient plus non plus le courage de poursuivre la compétition, se trouvant, pour la première fois, devant la possibilité de perdre. Possibilité devenant réelle victoire pour John et les rares survivants de son équipe.
Au son de la cloche, Long Silver comprit. Lui et ses coéquipiers avaient réussi l'impossible, réussi ce que tant de participants n'avaient pu faire au fil des tournois. La fortune et la gloire l'attendaient. Le trône l'attendait et, tandis que la foule en délire clamait son nom, John prit conscience qu'il était maintenant devenu le meilleur joueur de hedgehog-ball, et qu'il était désormais entré dans la légende.
FIN
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