— Michelle, ton ombre danse mieux que toi.
Sa tête tourne dans tous les sens avant de heurter violemment le garde-corps du pont.
—Arrête, tu me fais peur.
Mes doigts frôlent mes veines qui dessinent un arbre le long de mon bras. Je peux palper toutes les Madeline que je pourrais être.
De toutes ces créatures, j’ai décidé de devenir une affreuse pâte d'argile.
—Est-ce que tu te sens heureuse ?
Michelle lève la tête et sa chevelure rouge accentue ses traits fantomatiques.
—Passe-moi la bière.
Je prends bouteille et la lui versa sur le visage.
—Sale Madeline, grogne-t-elle en riant.
Un orage de sentiments s’annonçe. Elle vomira encore un tas d’insultes avant de me supplier en pleurant d’aller chercher sa drogue préférée.
J’ai tort.
Elle tombe par terre. Je scrute l’arc-en-ciel de ses yeux : le bleu de ses pupilles, le vert de son mascara et le rouge de la fatigue.
—Michelle, you’re a monster from Hell.
Elle sourit.
— Est-ce que je suis belle, Madeline ?
Je bois une gorgée du liquide brun. Et puis...
—Madeline.
Je me mets sur mes pieds chancelants et je marche. Je cours. Je la laisse derrière moi, hurlant mon nom dans le silence sinistre de la nuit.
—Tu es ivre. Reviens, crache-t-elle.
Je ne me retourne pas. L’air brûle mes poumons et je m’arrête lorsque sa voix grinçante s’évanouit à l’horizon. Je suis enveloppée dans la brume. Je m’écroule par terre. Des voitures passent à côté, je les regarde d’un oeil distant.
Je veux y aller. Quelques centimètres et je serais fracassée, jetée à l’oubli.
Tu es dans l’oubli. Tu es l’oubli.
Tu te noies. Tu es l’eau dans laquelle tu te noies.
Je suis seule. Je tombe sur mon dos. J’ai faim mais je me suis déjà rassasiée de mésaventures.
Je me rappelle mes parents, la maison, l'école.
Là-bas, tu es leur fille. A l’hôpital, l’Ambre de Jacques. Ici, l’amie de Michelle.
Tu es toujours quelque chose de quelqu’un. Tu n’es jamais toi.
Il n’ y a pas de toi.
Tu ne peux même pas te définir. C’est comme si tu avais été créee pour être la baguette d’un magicien, l’arme d’un héros, la flûte d’un poète. Tu es ce que les autres veulent que tu sois.
—Je veux être quelqu’un, dis-je en hoquetant.
Toutes les fois, tu te dis que tu n’as plus de larmes à verser. Un mensonge puant le désespoir.
— Je ne veux plus être quelque chose.
Michelle s’approcha avec des pas de loups. Je ferme mes yeux pour éviter son regard perçant.
—Tu veux revenir chez tes parents, petite ?
Je lui crache sur le visage.
—Espèce d'imbécile.
Juste le temps de me remettre sur mes pieds, elle se trouve armée d’un couteau luisant.
—Ne me laisse pas seule. Ne pars pas. Je .. J'ai besoin de toi.
Je la regarde et je chante doucement, avec une voix rauque :
— Michelle, Michelle, you are a monster from hell.
—Tu es le vrai monstre. Tu devrais être morte il y a longtemps.
Elle se rapproche de moi, ses doigts se crispant.
—Tu es un parasite, un infâme. Où tu vas, tu ne sèmes que le chaos. Tu nous as assassiné tous. Que veux-tu maintenant ? Avoir ton histoire à toi ?
Elle rit. Ses dents jaunâtres m’aveuglent avec leur éclat vulgaire.
—Tu es le vrai monstre, chérie. Tu es tout et tu es rien. Je veux te tuer, t’assommer, voir le sang couler de ta belle bouche. Mais je veux aussi que tu sois la plus heureuse des Madeline. Je …
Elle m’enveloppa de ses bras chétifs.
—Je ne veux pas être ton amie.
Ses bras m’étreignent encore mais je me détache d’elle brusquement.
— Je veux être moi.
Le couteau qui pend de sa main danse avec nonchalance dans sa main.
—Il n'y a pas de toi ! Tu es le pendu et la corde. Tu es le condamné et la guillotine. Le couteau et la plaie.
Je me laisse guider par elle une dernière fois.
—Tu es notre cauchemard et notre rêve. On te maudit mais on sacrifiera tout pour devenir comme toi.
Sa main me tire et déchire avec elle la dernière corde qui m’attache à Madeline.
Me voilà.
Je ne suis plus personne.
Un abîme me ronge. Un néant se forme en moi, engloutissant tout ce que j’ai jamais connu.
— Ex nihilo.
Michelle fronce ses sourcils.
Je tends mes bras vers le ciel. Mon cri ébranle la ville.
— Je me recréerai ex nihilo.
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