Chère Patrie
« Chère Patrie,
Pour toi, je suis parti en guerre cet automne. J'ai rencontré des gens, j'ai bu, j'ai ri. La fleur au fusil, la vie était belle. Nous avons fait un bout de chemin, et visité le pays. Pour nous, tu sais, c'était une plaisanterie ! Aucun de nous n'avait jamais fait la guerre : c'était un jeu, une broutille. Une bagatelle. Et puis, il y avait, tu sais, ce sentiment, celui d'accomplir son devoir avec fierté.
Pour toi, j'ai bu à ta santé. J'ai chanté. J'ai dansé. On était beaux, avec nos armes. Invincibles et immortels face à la nuit et à l'aube qui se levait parfois trop tôt. On était là, debout sur nos deux jambes, plein d'espoir et de rêves de gloire.
Pour toi, j'ai tout quitté. Ma femme, ma fille, ma maison... Les larmes ont coulé, laissant place aux promesses : celles de s'écrire, celles de se revoir bientôt. Tu m'as fait mentir, Patrie, est-ce que tu le sais ?
Pour toi, j'ai eu peur dans les tranchées, aplatis dans la boue, les vêtements détrempés. Mon fusil n'était plus aussi beau, mais c'était une bouée à laquelle je m'accrochais. Après tout, ma vie en dépendait.
Pour toi, j'ai tué. Tué ces gens, devenus cadavres. Sans doute étaient-ils, comme moi, venus ici pour t'honorer.
Pour toi, j'ai bu. Mais pas à ta santé. J'ai bu pour ne plus avoir peur de tirer.
Pour toi, Patrie, je suis mort.
Mort en ton nom, ne laissant pour vestige qu'un nom parmi des milliers. Gloire, honneur... Nous avons tout reçu, là, sur ces moments de pierre. Nous avons gagné, parait-il. Gagné des abstractions contre toutes ces vies décimées. Pères, maris, fils, frères...
Chère Patrie, je ne comprends pas. Pourquoi m'as-tu volé mes années et ma vie pour m'obliger à m'armer d'un fusil ? »
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