XXVI
En octobre, Jackie fit une mauvaise chute dans un escalier extérieur, celui qui longe le pignon nord pour descendre au jardin en contrebas de la maison. Ce sont des marches dallées de pierre de Solnhofen, rendues glissantes par endroits, au fil du temps, par de la mousse, les lichens et l’humidité. Résultat : fracture de la malléole tibiale droite, mains et nez écorchés.
J’avais ouï dire que la fracture de cette tubérosité osseuse de la cheville était très douloureuse. Je confirme, et les pompiers que j’ai appelés pour secourir Jackie peuvent en témoigner ; elle poussait des cris d’orfraie.
Brancard, transport en clinique, radio, plâtre, six semaines d’immobilisation, autant ou presque de rééducation. On ne promettait à Jackie la guérison complète qu’au bout d’un an ! Quelle tuile !
Par chance, dans cette maison de coteau, le premier étage est au niveau de la rue et c’est par là que l’on rentre, celui du dessous étant occupé par un grand sous-sol, où nous avons garage, atelier, buanderie, abri de jardin. Et comme notre chambre se trouve à côté du salon, Jackie pouvait, en théorie, mener une vie sans confinement, une fois autorisée à se servir de cannes anglaises. Mais il y eut auparavant un mois en fauteuil roulant !
Ma vie changea alors du tout au tout. D’abord, je me sentais moralement responsable du manque d’entretien qui avait causé la chute. C’était un escalier qui ne voyait jamais le soleil et que j’empruntais très rarement, préférant celui du sous-sol. Et puis, je me trouvais dans la nécessité d’accomplir dorénavant la plupart des tâches domestiques. Lever, toilette, habillage de Jackie, courses, cuisine, ménage, lessive, étendage du linge, pliage, repassage, jardinage. La liste était bien longue. Seul l’épluchage des légumes m’était épargné. D’abord, je parai au plus pressé, mais rapidement le besoin d’une aide ménagère se fit sentir. Ce n’est pas facile de laisser rentrer chez soi une personne extérieure pour y accomplir des besognes dont vous vous étiez acquitté seul jusqu’alors. Je ne voulais pas être redevable au service d’aide sociale de la commune. Je fis donc appel à l’ADMR locale, une association qui assurait le même service et me laissait le statut de donneur d’ordre. Nous demandâmes trois heures hebdomadaires de ménage et repassage, dans un premier temps.
L’immobilité ne convenait pas du tout à Jackie. Elle devint irritable et irritante. D’autant plus qu’elle ne pouvait pas manœuvrer la pédale de sa machine à coudre. Rien de ce que je faisais n’était à son goût. Nous vécûmes quelque temps en chiens de faïence. Lorsqu’elle put à nouveau poser le pied par terre, le climat s’apaisa et la vie reprit un cours plus heureux.
C’est durant cette convalescence de Jackie que nous prîmes la décision de vendre. Au lendemain de sa chute, je me rendais déjà bien compte que la vie dans cette maison, son entretien, serait de plus en plus un fardeau pour nous. Et, de jour en jour, de semaine en semaine, l’idée d’un logis plus adapté à nos besoins actuels et futurs chemina en nous. Et un beau jour, alors que nous devisions sur la terrasse, chacun dans notre fauteuil :
— Pierre, ne crois-tu pas que…
— … nous n’allons pas pouvoir rester ici bien longtemps ? Oui, j’en ai peur. C’est trop vaste et avec trop d’escaliers. À nos âges, le plus grand danger, c’est la chute, c’est bien connu.
Trois mois auparavant, elle aurait protesté contre cet amalgame de ma part ; elle n’en fit rien.
— Alors, tu veux faire quoi ? Louer ? Vendre ?
Je connaissais trop les soucis des loueurs avec les mauvais payeurs pour devenir bailleur à mon âge. Et puis, si je voulais définitivement tourner la page écrite avec Jeanne, peut-être le temps était-il venu d’aller résider sous d’autres cieux. L’idée du Croisic refaisait surface.
Mais, avant de vendre, il fallait débarrasser. Tout un programme !
(à suivre)
©Pierre-Alain GASSE, 3 mai 2020, 47e jour du confinement.
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