Lisette
Dans son sommeil embrumé par le petit cachet bleu qu'on lui donne tous les soirs, Lisette fait un saut dans le temps régulièrement et cette nuit elle est revenue en 1937, juste avant cette maudite guerre, le soir ou son beau Camille lui a déclaré son amour. Lisette avait 19 ans cette année-là lorsqu'elle y repense, elle a l'impression que la jeune fille au teint lumineux, au grand sourire éclatant et au corps si souple et si ferme n'a jamais existé. Pourtant, cette beauté du début de siècle, c'était bien elle et elle en a fait tourner des têtes. Elle vivait dans un petit village dans le sud ouest, de ces petits villages, qu'on disait quand on y pensait un léger sourire béat au coin des lèvres, qu'ils sont charmants. Ces petits villages aux toits pointus, dressés fièrement vers le ciel aussi fiers que leurs habitants souvent rustres mais au coeur doux. Lisette se souvenait avec mélancolie du village de son enfance où la vie était rude mais agréable, où le travail commençait souvent avant le lever du jour et finissait tard mais qu'une bonne soupe au coin du feu faisait oublier les courbatures douloureuses de la journée.
Sa mère était une femme solide, au regard tout doux quand elle était contente mais qui pouvait devenir terrible si on la contrariait, et de ce seul regard foudroyant, elle arrêtait net le plus terrible des marmots, et des marmots elle en avait cinq, autant dire que ce don était inespéré et pouvait aussi servir aux drôles du voisinage.
Son père était un brave homme qui tenait une carrosserie, et avait une passion pour la poésie, ce qui lui valait souvent des plaisanteries ou quolibets de ses clients ou amis le surprenant de temps en temps lorsqu 'il se trouvait une pause à lire du Baudelaire, du Raimbaud ou du Verlaine, ses écrivains favoris. Il s'en fichait, il disait souvent préférer le ridicule à l'ignorance. Depuis petite, au grand dam de sa mère qui pensait qu'il lui mettait des fadaises en tête, il lisait de la poésie à lisi c'est le petit nom qui lui avait donné et qui la poursuivrait sa vie entière et peut être est-ce grâce à lui que elle avait vécu aussi intensément sa vie. Il disait que grâce aux poèmes qu'il dévorait, il pouvait supporter son existence car malgré tout l'amour qu'il portait à sa femme et ses enfants, il ne se sentait pas toujours à sa place, son épouse ne s'en offusquait pas tant qu'il continuait à nourrir sa famille, il pouvait bien avoir des états d'âme.
Depuis enfant, Lisette adorait passer du temps avec son père à la carrosserie et faisait l'attraction des clients, et en grandissant elle l'aidait même dans des petites tâches, à une autre époque elle aurait pu travailler avec son père en apprentissage mais en 1937, les femmes n'avaient pas leur mot à dire dans les petits villages.
Dans les amis de son père qui la connaissait depuis bébé, il y avait surtout Camille qui l 'avait toujours considéré comme sa propre fille et était comme un parrain pour elle. Lisette ne l'avait jamais regardé comme un homme, mais ce matin de mai 1937, lorsqu'il rentra à la carrosserie comme à son accoutumée, elle eut un choc, son coeur ne battit pas la chamade, ce fut pire il explosa en un millier de petits fragments et ne se répara jamais complètement.
Lisette n'avait jamais vu à quel point la beauté de Camille était évidente, il avait environ 45 ans, le cheveu grisonnant en bataille, de grands yeux bleus translucides qui la transperçait de part en part et lui faisait perdre toute l'assurance de ses 19 ans. Il n'avait pas l'air de connaître l'étendue de ses charmes auprés des dames mais avait un succès certain, seule ombre au tableau il était marié et avait un fils de l'âge de Lisette. Ce même fils qui lui faisait une cour assidue depuis quelques années.
Ce même fils qu'elle avait épousé pour sauver son honneur mais surtout l'honneur de sa famille bien-aimée.
Bien entendu le beau Camille avait craqué devant la fraîcheur de sa jeunesse mais malgré les déclarations d'amour, les promesses de l'épouser, il n'avait pas eu le cran d'aller jusqu'au bout, laissant une Lisette effondrée mais surtout grosse de 2 mois. Heureusement son père fin observateur s'était aperçu du manège amoureux et avait laissé l'idylle se faire tout en surveillant de près. Il avait sauvé sa fille en arrangeant le mariage de la honte, et Lisette avait dû vivre avec ce secret toute sa vie, son fils adoré était le fils de son grand-père.
Et maintenant qu'elle avait cent ans, qu'elle était coincée dans son lit à barreau comme si elle en avait deux, les aide-soignantes la trouvaient souvent les yeux pleins de larmes pensant qu'elle pleurait son mari fraîchement décédé, ne pouvant en voyant cette vieille engloutie par les années, deviner une Lisi fraîche et passionnée.
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