Mission de secours : III
— Et donc, c’est à moi que revient l’honneur de faire le gardiennage de ces petites et adorables semi-humaines ?
La voix affectée du troubadour assis en face de moi résonnait désagréablement : j’y discernai un soupçon de gourmandise, comme un loup des anciens mythes se pourléchant les babines. Je relevai sur lui un regard peu amène, quittant momentanément l’observation de ses longues mains blêmes.
Le dénommé « Chamarré » portait bien son nom. Affublé d’un demi-masque aussi effrayant que ridicule sur le visage, qui laissait libre sa bouche carmin et ses joues creuses, il était littéralement déguisé. Sa combinaison était constituée d’une seule pièce collante et moulante, recouverte d’un revêtement qui reflétait la lumière comme les losanges à facette d’un diamant. L’effet était spectaculaire, formant une sorte de camouflage naturel, miroitant à chacun de ses pas : cela me faisait mal aux yeux, mais ravissait les petites, qui, à l’exception de la sérieuse Lalaith, le suivaient partout en gloussant. Les ældiens apprécient particulièrement ce genre d’artifice, qui enchante leur sens de la vision supérieur.
— Nous te demandons seulement de les escorter, Vénéré, fit Ren d’un ton affable en remplissant lui-même la coupe de gwidth de son invité. Il s’agit de les suivre de loin, et d’intervenir en cas de problème.
Chamarré posa sa grande main blanche – la seule partie de son corps visible, hormis le bas de son visage – sur la coupe de verre rouge, empêchant Ren de le servir un peu plus. Pas un merci, ni le moindre « ça ira ainsi » : depuis le début, le barde-guerrier se comportait comme s’il était en terrain conquis. Cela me rendait de voir mon mari, avatar officiel d’Arawn et as sidhe d’Æriban, le servir avec déférence et lui balancer mille honorifiques à la minute.
— Et problème il y aura assurément, eut le mauvais goût de dire Amryliw. Pensez donc, quatre petites femelles en goguette sur la planète du dieu de la guerre… C’est comme envoyer des faux-souris sur le comptoir nekomat !
Il gloussa sans retenue, dévoilant la dentition prédatrice des ældiens. J’y étais peu habituée, Ren souriant toujours gentiment, les lèvres bien fermées.
Je cherchai le regard de mon mari. Mais il m’ignora, préférant se resservir une nouvelle rasade de gwidth.
— Quel est votre statut exactement, sire Amryliw ? m’enquis-je à tout hasard.
Le comédien darda sur moi son sourire carnivore.
— Je suis un barde indépendant, qui voyage de Cours en Cours là où Amariggan m’amène. J’amuse les monarques, fait sourire les Dames, raconte les exploits de nos héros et sers de renfort aux factions prises sur un gros projet, si le besoin est. On peut me donner n’importe quel rôle, et n’importe quel instrument, qu’il chante ou tue : mon répertoire est large.
— Un peu comme l’Étranger, donc, observai-je.
— Un peu comme l’Étranger, oui, fit-il avec un regard ouvertement appréciateur en direction de Ren. Cette jeune humaine est bien au fait de nos coutumes, seigneur Silivren !
— Par bien des côtés, elle est plus ædhel que bien des nôtres, précisa Ren alors que je me renfrognai.
Ce n’est jamais appréciable d’être renvoyé sans cesse à sa condition d’intrus, surtout par un inconnu qui ignore tout de votre histoire et des ordalies que vous avez traversées. Ni très élégant de sa part, d’ailleurs.
— J’ai eu trois portées d’elle, continua Ren en se redressant, du ton lent et posé de celui qui sait avoir quelque motif de fierté. Elle a donné naissance à la première sur un cair de guerre pendant une bataille spatiale contre le clan orc de Brack’thal des Mille Flèches de Fer, juste après avoir anéanti un de leurs vaisseaux. La dernière ne comptait pas moins de cinq petits – dont les ellith que tu vois là – et elle les a mis au monde ici, dans ma demeure, sous l’arbre-lige de ma maison. Elle a consommé le shynawil de cette même portée et a tué notre ennemi, une cheffe de guerre humaine qui n’avait jamais été défaite. Elle s’est également rendue sur Æriban pour aller chercher un wyrm et l’offrir en compensation à mon as ellyn, afin qu’elle accepte de me libérer de mon serment. Je ne connais pas de femelle plus féroce et déterminée qu’elle, humaine ou ældienne. Un célèbre barde a fait sa chanson, le Dit de Baran-la-Brune. Il s’agit de Syandel du Chemin Voilé : tu le connais peut-être.
Amryliw émit un sifflement admiratif.
— Eh bien… Peu d’ellith de nos jours peuvent se targuer de tels faits d’armes !
Il me regarda de nouveau, prenant le temps de me détailler avec ostentation, ce qui chez les ældiens est une politesse. Puis, son devoir dument accompli, il tourna la tête.
— Quant à Syandel, j’ai l’heur de le connaître, oui.
Son sourire machinal avait disparu. Il laissait place à une bouche dure, aux plis mâles et amers.
Ils ne sont pas copains, compris-je.
Cela voulait dire que Ren n’avait pas eu le contact de ce Chamarré par Syandel et sa troupe, les seuls filidhean à qui je faisais vraiment confiance.
— Et les dorśari ? attaquai-je sans transition. Qu’est-ce qui vous qualifie à savoir les gérer ? Tout le monde sait qu’il s’agit de terribles adversaires, qui continuent à mordre alors même que vous vous acharnez sur eux. Ils se targuent d’aimer la souffrance et l’ont même portée au rang d’art. Il y a deux chasseurs de Dorśa sur Æriban actuellement, à la poursuite de mes enfants. Comment comptez-vous régler cette situation ?
Les dorśari – ou unseelie, ainsi que les appelaient les humains – étaient passés du statut de croque-mitaine à celui d’affreuse réalité, pendant les vingt années que nous avions vécu hors du monde, Ren et moi. Revigorés par ses petites aventures avec le Ráith Mebd et visiblement ravis de voir des humains ayant atteint un niveau technologique suffisamment élevé pour pouvoir leur fournir un challenge acceptable, Fornost-Aran et sa clique de frères et de cousins consanguins abattaient désormais leurs légions maudites sur la République. Les comptoirs et stations spatiales étaient toutes dans l’angoissante attente d’être saisies à la gorge par les hordes affamées de Dorśa, et les récits horrifiants de colonies entièrement rasées par les pirates unseelie, hantaient les bars de naute comme une mauvaise histoire de vaisseau fantôme. Leur cruauté était déjà devenue légendaire, même si peu avaient survécu pour en témoigner. Les dorśari étaient connus pour ne rien laisser derrière eux après leur passage. De temps en temps, ils relâchaient un malheureux maintenu en vie après des décennies de tortures pour qu’il puisse témoigner de leurs glorieux accomplissements.
Mais face à cette menace bien réelle, Amryliw se contenta d’un fin sourire.
— Ah, dame… (J’avais désormais droit à ce titre). Parfois, il faut savoir combattre le feu par le feu ! Je me targue d’une certaine expérience en la matière…
— C’est lui qui a puni le seigneur de la guerre Dalachiel Niśven, responsable du vol de milliers d’argonath et de la perte irrémédiable de nombre des nôtres, me précisa Ren, il y a de ça quelques millénaires. Le mystère du vaisseau de la Vallée des Tombeaux Volants… Celle qu’a traversé Caël (à cette évocation de notre fils disparu, je baissai la tête). C’est lui qui l’a résolu, et l’a vengé. Le coupable était un dorśari.
— Ce cher Dalachiel… soupira Chamarré, visiblement ravi par ce souvenir. Il n’était pas le seul en cause, mais le plus impardonnable, et de loin !
— Que lui est-il arrivé ?
— Rien de bien plaisant, j’en ai peur, éluda Amryliw avec un geste de la main.
— Le plus important dans cette affaire reste qu’il ait réussi à résoudre ce mystère sans provoquer de conflit majeur entre les cours, et cela, directement au nez et à la barbe de Fornost-Aran, m’apprit Ren.
— Ah, le pauvre vieux… Il n’était pas en très bon état, à cette époque. Non pas qu’il aille mieux maintenant !
— Mais il était tout autant cruel et calculateur, ajouta Ren. Le vrai danger des Niśven, ce n’est pas tellement leur poids tactique ou leur dangerosité sur le théâtre des opérations : en ces deux domaines, il faut reconnaître que les sorśari et les urdabani sont meilleurs. C’est surtout leur intelligence politique et leur don pour les manipulations retorses qui est à redouter. Là-dessus, Aran est meilleur que quiconque. Avant toi, personne n’avait réussi à le prendre en défaut.
Chamarré sourit.
— Ah, il fallait sans doute être un Niśven ! plaisanta-t-il en reprenant son verre de gwidth.
Là, j’aperçus la longue queue de cheveux noirs et lustrés qui pendait à la base de sa nuque.
Un dorśari troubadour. Cela existait donc.
Bientôt, on verra des orcanides prêtres de la Tempérance, songeai-je en regardant le sinistre personnage tremper ses lèvres vermeilles dans le pourpre du gwidth.
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