Les nuits fauves d'Æriban : I

6 minutes de lecture

L’élégante bête à cornes buvait paisiblement, sans savoir qu’un terrible prédateur l’épiait dans l’ombre. À l’affut près de ce point d’eau depuis plusieurs heures déjà, l’ædhel, sa silhouette puissante et gracile parfaitement dissimulée dans l’arbre, l’observait.

Ialiel Niśven aurait pu éliminer la bête d’un seul coup de canon à gravité, mais cela faisait longtemps que son arme était hors d’usage. Et puis, cela aurait été gâcher et la viande et la chasse. Cette fois, il avait laissé sa grande épée au camp, et même son armure. Il ne portait sur lui que sa lame la plus petite. Il avait défait son chignon serré, et laissé libres ses longs cheveux noirs, comme à la guerre, et comme à l’amour.

Alerté par quelque bruit inconnu – ou une intuition funeste – le daurilim releva sa belle tête dorée de l’eau. Ses grands yeux inquiets se figèrent, et il s’immobilisa, oreilles en alerte, narines ouvertes.

Maintenant, se dit Ialiel. Et il bondit de sa cachette, en une seule détente prodigieuse.

Les deux mètres soixante-six et les quatre-cent-cinquante kilos de l’ældien s’abattirent sur la pauvre bête, qui démarra une course effrénée. Ialiel lui avait saisi le cou, mais, ayant mal affermi sa prise, il fut bientôt obligé de lâcher. Il se mit aussitôt à courser sa proie, faisant jouer ses muscles puissants, qui luisaient comme des rivages de nacre sous la lumière scintillante des trois lunes. Pour être plus rapide et agile, Ialiel s’était débarrassé de son armure et de sa combinaison, ne gardant que le pagne qui faisait office de sous-vêtement. Il avait également troqué la bidépie contre une station plus véloce, à quatre pattes. De toute façon, il n’y avait plus personne ici. Æriban était une planète morte, éternellement coincée dans une dimension morte.

De nouveau, l’ædhel parvint à saisir le cou du daurilim. Il le mordit à la gorge, s’agrippa à lui en se servant de ses griffes comme d’impitoyables piolets. Muscles bandés, il tint bon lorsque sa proie caracola dans tous les sens pour se débarrasser du monstre qui le saignait. Puis, un nouveau choc les fit vaciller tous les deux. Ialiel lâcha. Il roula dans la poussière, et se rétablit, à demi relevé, la bouche maculée de sang, le regard féral.

Le daurilim s’était sauvé, profitant de l’aubaine pour échapper à l’étreinte impitoyable de Ialiel. Mais un autre prédateur était entré en scène. En face de l’ædhel se tenait le fauve le plus célèbre d’Æriban, dont l’énorme tête grimaçante et garnie de crocs effilés avait trôné comme trophée de choix dans bien des cír de sidhe : un mantiflix des collines, qui ouvrait la gueule, crinière gonflée et queue déployée.

Ialiel savait que l’extrémité de la queue des mantiflixes possédait un dard qui distillait un poison mortel. Il ne fallait pas que la créature le touche. Ici, il n’avait pas à sa disposition les moyens qui auraient été les siens à Ymmaril : pas de potions concoctées sur mesure par les hiérarques de Minas Athar, pas de cheptel d’esclaves à consommer pour accélérer la guérison. Dans son cair, il avait un syntoniseur médical ramassé lors d’un raid sur une base d’aios humains. Mais son cair était inaccessible, désormais. Tant qu’il n’avait pas retrouvé le cotre avec lequel les perædhil avaient atteint Æriban, il était coincé à terre, comme un wyrm sans ailes.

En outre, un mantiflix de trois cents kilos lui faisait face. Peu de prédateurs ultari étaient capables de tenir tête à un ældien adulte et en pleine possession de ses moyens, mais le mantiflix, animal rare s’il en faut, faisait partie de cette minorité d’élus. Si les wyrms étaient les rois de l’air, et les illythid les rois de l’océan, alors les mantiflixes étaient les rois des terres.

Pour tout aios digne de ce nom, le combat était une chose merveilleuse. Primaire et nécessaire comme la guerre, puissante comme l’accouplement. Y avait-il meilleure sensation que celle produite par le corps d’un adversaire de force égale contre le sien, l’odeur de la fureur, de la peur, de la douleur, puis celle de la défaite ? Le goût du sang, également. C’était presque plus délicieux que de posséder une proie qui, récalcitrante au début, aurait lutté âprement, avant de céder et de s’abandonner. Finalement, il y avait peu de différence. Dans les deux cas, le jeu était risqué.

Ialiel laissa le fauve venir à lui. Il ne pouvait pas se jeter sur lui toutes griffes et crocs dehors comme il l’avait fait avec le daurilim : le dard de la créature était trop rapide. Mais lorsque la bête bondit sur lui, il déploya les lames tranchantes de ses doigts et visa cette fameuse queue, concentrant toute sa force et sa précision dans son coup. Le dard vola, un liquide orange filant dans les airs, coulant de son extrémité.

Ialiel poussa un cri de rage lorsqu’un mince filet de ce poison toucha son flanc. Puis, cette fois, il chargea, allant à la rencontre de son ennemi. La douleur lui brûlait le coeur, le poussant à donner le meilleur de lui-même. Le dorśari accueillit cette pointe familière avec gratitude et haine, comme une vieille concubine de noble lignée qu’on aurait gardée toute une vie, avec toutes ses cruautés, ses trahisons et mesquineries, incapable de s’en défaire. Ses dents fouillèrent la crinière dorée, ses bras, ses jambes, enlacèrent le corps chaud et compact du félin hybride. Il trouva la veine et y mordit de toutes ses forces. Dans le même temps, sa main ensanglantée gratta la poitrine du monstre, cherchant à localiser le cœur. En une fraction de seconde, ce fut fait. Durs comme des gouges d’acier, les doigts s’y enfoncèrent, fouillèrent, imperturbables, indifférents aux hurlements de douleur de la créature. Puis elles se retirèrent, emportant avec elles un flot de sang. Dans un rugissement de victoire, Ialiel arracha le myocarde de la bête, et, se relevant, il le présenta aux trois lunes d’Æriban. Alors seulement il y plongea ses crocs, et dévora le trophée sanguinolent dans sa totalité. La créature s’était affaissée, morte sur le coup.

Ialiel était couvert de sang. Son propre sang. Celui de sa proie, il ne l’avait pas gaspillé. Son dos avait été lacéré par le monstre, mais il n’y prit pas garde. Il entreprit de dépecer sa prise, calmement. Il découpa, prépara la viande en prenant soin de suivre les lignes des veines et du muscle, mit de côté les os et la peau. Puis il emballa le tout et repartit au camp.

Là, il prit le temps de se débarbouiller à la rivière en contrebas. Après avoir fait quelques brasses dans l’eau glaciale, il revint au bord et lava ses longs cheveux, infusés de poussière et de sang. Il examina la plaie sur son flanc, la brûlure, ne se préoccupant pas des autres. Inspecta ses griffes renforcées de mithrine et de eyn, vérifia qu’il n’en avait perdu aucune. Il se tint un moment sur la berge, bras derrière la tête, alangui sur une longue pierre plate qui dégageait encore la chaleur des rayons brûlants de la journée, nu. Il fixa les étoiles inaccessibles. Une fois sec, il remonta dans sa grotte et entreprit de tanner et de faire sécher la fourrure de sa proie. Sur son armure, cette parure serait du meilleur effet.

La peau mise à sécher sur un étendoir fabriqué de son cru, il récupéra les os et les transporta à quelques mètres de son gîte de fortune. Les griffes du mantiflix, il avait gardé, pour offrir à des cousins, concubines et alliés, décorer ses cheveux ou son pagne d’armure. Il trouva un petit coin bien en vue, et couronné par la ramure verte d’un arbre généreux. Là, mû par le souvenir d’un rite immuable, il commença à disposer les ossements au sol, dans un ordre préétabli, mais improvisé, suivant son instinct. Le crâne fut posé en dernier, au-dessus de la cage thoracique de la bête. Ialiel s’accroupit devant et commença à murmurer.

Père de mes pères, Mère de mes Mères, je vous offre ce sacrifice. Recevez-le.

Il se releva et urina dessus pour parachever le tout, imprimant à la barbare effigie son odeur. Il n’y avait aucun ædhel dans les environs à part lui, mais s’il en venait un… alors, il saurait qu’il y avait un mâle dans les parages. Un mâle qui chassait, et qui était capable d’abattre des fauves de la taille et de la dangerosité de ce mantiflix.

Enfin, satisfait, il repartit vers son campement. Le jour n’allait pas tarder pas à se lever.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0