Anguel : et merde I

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On tient ! On ne lâche rien !

La voix de stentor du chef de bataillon, le centurion Ulf Ydin, suscita une vague de rugissements, qui couvrirent momentanément le pilonnage incessant de la faction adverse.

— Vous n’êtes que des louveteaux ! les exhorta-t-il encore en levant son épée tronçonneuse bien haut. Montrez-moi comment hurle un loup céleste !

De nouveau, les voix s’élevèrent. Elles étaient surtout écorchées, mais toujours vaillantes. Anguel sentit son cœur battre à l’unisson de ces hommes. L’ennemi était supérieur en nombre, et en force, probablement… mais pas en valeur. La volonté, l’esprit de corps de la légion allait le balayer. Personne ne résistait aux armées de la République, personne.

Le jeune artilleur se sentait rasséréné par le charisme guerrier de son mentor et chef de corps, le célèbre Ulf Ydin. Avec son menton carré, ses cheveux longs d’un blond presque blanc et son imposante silhouette, qui dépassait les deux mètres vingt, leur centurion ressemblait à un ange vengeur envoyé par l’Unique pour punir les hérétiques. Les rumeurs les plus folles couraient sur son compte. On murmurait qu’il n’était pas humain ; que son corps était entièrement cybernétique ; ou encore, qu’il était un clone non-officiel du président Singh. Anguel savait que tout était faux. Il avait touché la peau de Ulf Ydin, avait vu son sang couler sur le champ de bataille. Pour avoir aperçu le président Singh une fois, il savait, en outre, que son centurion n’avait rien à voir avec lui. Enfin, Ulf Ydin était sans aucun doute possible humain… et, même, surhumain.

La dernière rumeur, la plus folle, lui prêtait une liaison torride et secrète avec une exogène. C’était probablement la plus absurde de toutes. Jamais un tel homme de guerre, l’esprit même de la légion, n’allait se corrompre avec des exos… Il était d’ores et déjà certain que, à chaque retour de la cohorte sur Arkonna, Ulf Ydin était convoqué pour donner ses gamètes, et produire une nouvelle génération de super-soldats comme lui. Copuler avec une exogène… Et pourquoi pas avec un autre homme, pendant qu’on y était !

Et pourtant… pourtant…

— Anguel.

La froide de Cerin tira l’ex-aspirant légionnaire de ses souvenirs. Au-dessus de lui, la perædhelleth le regardait, de ses yeux emplis d’or liquide.

— L’aube va bientôt se lever, lui indiqua la semi-ældienne en indiquant du menton la crête des montagnes qui se détachait dans le levant, nimbée d’une lueur rose.

Le deuxième soleil d’Æriban. Ce n’était pas le plus virulent, mais il était déjà fort.

— Il faudrait être à couvert dans cette gorge avant qu’il soit au zénith, lui rappela Cerin. C’est ce qu’on avait décidé.

Anguel hocha la tête.

— Je sais. Allons-y.

— Ça va aller ?

Anguel posa une main concernée sur l’épaule de Cerin. Depuis leur départ du temple, il trouvait sa compagne fébrile, comme un feu mourant. La matinée de marche à pas soutenu semblait avoir aggravé ce phénomène.

— On dirait que tu as de la fièvre, reprit l’ancien légionnaire. Pas étonnant, avec toute cette sècheresse… Attends. Je crois qu’il me reste des capsules d’H2O.

Cerin balaya l’offre d’un geste las.

— Je n’ai pas soif, Anguel, lui répondit-elle. Et je vais bien. Je t’assure. J’ai juste voulu m’asseoir un moment. On peut reprendre la marche.

Le vétéran ne sembla pas convaincu.

— Tu es sûre ?

— J’en suis sûre. Allez.

Anguel l’aida à se relever, avant de scruter les environs d’un air préoccupé. À perte de vue, on ne pouvait voir que cette terre jaune, sèche et aride. Puis des montagnes, comme celles d’où ils venaient, et d’autres montagnes, en face, vers lesquelles ils se dirigeaient à nouveau.

Anguel savait qu’ils auraient du mal à les traverser. En admettant qu’ils y arrivent, cela leur prendrait des semaines. Et rien n’indiquait qu’ils retrouveraient la trace de Ciann et Yamfa dans ce massif… En réalité, l’objectif lui paraissait inatteignable. Mais il était un légionnaire. Aspirant, certes, mais toujours, dans son cœur, membre de la légion. Alors, il fallait continuer.

Pendant la marche, Anguel se surprit à repenser à son rêve. C’était étrange que ces souvenirs, qu’ils croyaient avoir bien enfouis dans les strates les plus inaccessibles de sa mémoire, lui reviennent justement maintenant… Alors qu’il était avec Cerin.

Le jeune vétéran tourna un œil discret vers sa compagne. Sa longue tresse blanche se balançait sur ses hanches, dépassant du voile opaque dont elle s’était recouverte pour affronter le soleil d’Æriban. D’après ce qu’il savait des ældiens, peu d’entre eux appréciaient l’exposition directe à la lumière du jour. C’était une espèce de chasseurs nocturnes qui se fiaient à la lumière des étoiles, bien plus adaptée à l’espace que les humains ne le seraient jamais.

Le profil racé de Cerin ne se devinait qu’à peine sous le voile, donnant une aura encore plus mystérieuse à la jeune semi-ældienne déjà si secrète et réservée. En la voyant ainsi, Anguel pensa que sa compagne ressemblait à la gisante qu’il avait vu dans l’Arche des Mémoires d’Arkonna, des années auparavant. L’amiral Priyanca Varma, représentée allongée sur un tombeau et recouverte d’un voile tel que celui-là.

Anguel fut soudain saisi par la tentation d’arracher sa protection à Cerin. Il voulait voir son visage. Il en avait besoin.

— On est suivis, finit par lâcher cette dernière avant qu’il ne puisse accomplir le moindre geste.

Furtivement, elle lui jeta un regard de côté. Le jeune homme comprit qu’elle avait en quelque sorte senti son malaise.

— Je sais. Depuis le lendemain de notre départ du village.

En parlant, Anguel réalisa qu’il était complètement déshydraté. Sa bouche lui semblait être du papier noirci et crissant de sable.

— On devrait peut-être s’arrêter et boire un peu d’eau, proposa-t-il.

Cette fois, Cerin s’arrêta.

— Tu vois cette ombre, là-bas ? Les gorges. On y est presque. Il y aura de l’eau, là-bas. Et on sera à l’ombre, abrités pour la nuit.

La perspective d’être surpris par l’obscurité dans ce désert plat, alors qu’ils étaient pistés par un inconnu, n’enchantait guère Anguel. Contrairement à Cerin, il n’avait pas la vision de nuit : il avait déserté avant que son unité n’obtienne cette modification.

Le vétéran hocha la tête.

— D’accord. Allons-y. On boira plus tard.

Le duo parvint dans l’ombre salutaire des rochers après une heure d’efforts sous les rayons éreintants de l’impitoyable soleil d’Æriban, qui leur avait gardé ses feux les plus brûlants pour la fin, en une apothéose incendiaire.

— Ton père est un exogène nocturne à la peau noire comme l’obsidienne, non ? s’enquit Anguel en s’écroulant à l’ombre d’un gros bloc de silice. Comment a-t-il pu supporter cette fournaise ?

Cerin, qui avait enlevé son voile, darda son regard polaire sur lui.

— Comment sais-tu qui est mon père ?

Sa voix parut encore plus rafraîchissante à Anguel que le rocher froid contre lequel il s’adossait.

— Eh bien… C’est probablement l’ældien le plus connu dans la Voie, actuellement. Le seul qu’on connaît, d’ailleurs…

Cerin s’était tournée pour lui faire face. Droite comme un piquet de punition militaire, elle s’avança vers lui, son voile gris roulé en boule dans ses longues mains blanches. Ainsi, il n’était pas plus gros qu’une toile d’araignée.

— Cela ne m’explique toujours pas comment tu as su que cet ældien connu des tiens était mon père.

Anguel baissa la tête.

— En fait, je m’en suis douté dès que j’ai aperçu ton frère en train de se battre, dans cette ruelle. Au vu de sa chevelure argent, si longue et pleine de tresses, de ses crocs et de ses oreilles pointues, mais surtout de l’éclat terrible de ses yeux, j’ai tout de suite compris qu’il était semi-ældien. Même un aveugle l’aurait vu – sans mauvais jeu de mot, parce que c’est justement ce qui s’est passé. Ensuite, aucun fils d’exploitant agricole normal ne se serait jeté, armé de ses seules griffes et dents, sur un chef de bordel patenté lors de sa première sortie dans un astroport. Alors, je me suis rappelé de ces deux célébrités qu’on nous dépeignait lors de nos cours d’histoire comme les figures de proue du terrorisme anti-républicain, Rika Srsen et l’ældien Ar-waën Elaig Silivren. Les perædhil ne courant pas les astroports de nos jours… J’ai tout de suite fait le rapprochement. Tout cela a été confirmé par la suite, avec l’intervention de ton père sur l’écran holographique.

— Tes cours de propagande mensongère, tu veux dire, corrigea Cerin avec sévérité.

Anguel haussa les épaules.

— Si tu veux. Toujours est-il que si je croisais ton père et son bâtiment sur une zone de guerre, je prendrais la tangente sans demander mon reste. On ne peut pas dire qu’il soit connu pour donner des bourrades amicales, dans la légion. Pas plus qu’aucun ældien, d’ailleurs… Ça aussi, c’est une réalité.

Cerin ne trouva rien à répondre à la remarque du vétéran. Jamais elle n’avait considéré la situation du point de vue des humains.

Remis un peu de son coup de chaud, le jeune homme se décolla de son rocher. Il dépassa sa compagne et s’enfonça un peu plus dans la gorge, pour aller s’agenouiller près du cours d’eau qui scintillait sur son lit de cailloux. Recueillant de le liquide précieux dans ses mains, il se mit à boire à grandes gorgées, alors que Cerin, à côté, s’était fendue à quatre pattes dans une position aussi inhumaine qu’impossible, pour tremper délicatement sa langue rose et pointue dans l’eau. La semi-ældienne croisa le regard de l’humain, visiblement interpellé par sa façon de boire.

— Qu’est-ce qu’il y a ? fit la jeune perædhelleth en se redressant, sur la défensive.

— Je me disais que nos deux espèces auront un long chemin à faire pour se pardonner l’une à l’autre et parvenir enfin à se comprendre, répondit gaiement Anguel. Mais je suis sûr qu’à terme, elles y arriveront.

Puis, saisissant la jeune femelle par la taille, il l’attira à lui.


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