Anguel : féroces et anthropophages

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Le lendemain de l’arrivée de Ialiel, Anguel le trouva en train de découper l’homme qu’il avait tué la veille. Il l’avait cloué par les mains sur un arbre et le dépeçait méthodiquement.

— Hé ! hurla le vétéran en sautant sur son couteau. Qu’est-ce que tu fais ?

L’ældien tourna un œil noir et brillant sur lui.

— Quoi ?

Anguel se remémora le comportement des frères Uathna à bord de l’Ama no kawa. Eux non plus ne comprenaient pas les interventions horrifiés de l’équipage face aux horreurs qu’ils commettaient.

— C’est un homme, que tu es en train de dépecer comme une bête. Un homme, qui mérite une sépulture !

— Une sépulture ? Je lui en donnerai une, comme un chasseur le fait toujours, une fois que j’aurais terminé, lui apprit Ialiel. Bien que cette faible proie sans prestige le mérite peu… mais pour l’instant, je dois séparer sa peau de sa chair. Elle nous sera utile, et cette dernière est consommable. C’est ce que nous mangerons ce soir.

Les pupilles de l’ex-aspirant légionnaire rétrécirent.

— Tu veux nous faire manger de la chair humaine ?

L’ældien lui jeta un regard en biais, un léger sourire plissant ses lèvres pâles.

— Toi qui a dédié ta vie à Neachneainë, tu n’en as jamais consommé ? C’est la meilleur viande qui soit !

Il ponctua sa diatribe d’un coup de dague habile, qui ouvrit le cadavre comme une outre. Les intestins se déversèrent, dégageant un fumet épais et odorant qui mit à Anguel le cœur au bord des lèvres.

— Ils sont encore frais, murmura Ialiel, que l’odeur faisait visiblement saliver. On voit qu’ils ont gardé tout leur suc ! Le cuisinier de mon cousin faisait justement le meilleur ragoût d’abats humains de tout Ymmaril. C’est ce que je préparerai ce soir, en l’honneur de lui.

Anguel recula, livide. Il avait envie de vomir.

Il alla trouver Cerin, qui se baignait dans la rivière. Le vétéran marqua une légère hésitation en apercevant la jeune semi-ældienne, nue comme une sylphide, en train de nettoyer ses longs cheveux blancs. Il déplaisait à Anguel de la surprendre dans ce moment intime, mais elle devait absolument savoir quel plat ignoble l’ældien leur préparait.

— Cerin ! l’appela-t-il.

La perædhelleth se retourna. Ses petits tétons roses pointaient sur sa peau blanche, comme des baies sur la neige. À cette seule vue, le vétéran sentit la sève gonfler son sexe, mais il parvint à se calmer. Il était plus en colère qu’excité. Et lui, contrairement à cet unseelie qui s’adonnait sans restriction à ses plus vils instincts, il n’était pas un animal.

— Ton ami Ialiel est en train de dépecer l’homme qu’il a tué, annonça-t-il froidement. Il veut nous le servir en ragoût !

Cerin garda son regard minéral sur le sien.

— Ialiel n’est pas mon ami.

Anguel se retint de lui demander qui l’ældien était pour elle, dans ce cas. Parfois, mieux valait rester ignorant de certaines choses.

— Qui qu’il soit, ce qu’il cuisine est répugnant. Sans être dogmatique, manger de la chair humaine est un péché, Cerin... un crime innommable.

— Qu’est-ce que tu proposes d’autre ? le coupa sèchement la semi-ældienne.

Le vétéran garda le silence. Effectivement, il n’y avait rien à manger.

— Ialiel et moi pourrions aller chasser. Il doit y avoir des animaux, par ici.

— Tu sais bien que non. Cela fait plusieurs jours que nous errons, sans rien d’autre à se mettre sous la dent que les maigres provisions que nous avions amené du village. Et nous les avons toutes consommées. Or, nous sommes loin d’être sortis de ce désert. Et ensuite, nous aurons encore les montagnes à franchir. Il nous faut conserver nos forces, si on veut y arriver !

Anguel n’avait rien à objecter. Il savait que sa compagne avait raison. Il revint donc au camp, trouvant Ialiel assis sur un rocher, en train de refaire ses tresses. Du corps du vagabond qui avait agressé Cerin, il n’y avait plus trace.

L’ældien tourna son visage d’oiseau de proie vers le vétéran et lui sourit, ses trois yeux de plomb fondu dardant sur lui leur regard cruel et inhumain.

— Tu ferais bien d’apprendre à rester à ta place, faux-singe ! lui lança-t-il avec son accent guttural. N’importe quelle autre elleth t’aurait tué, pour l’avoir surprise au bain sans shynawil ni masque.

Anguel ne répondit pas à la provocation. Il était un soldat, habitué à obéir sans rechigner. Cerin – qui était visiblement à la tête de leur groupe – avait pris une décision. Quoiqu’il arrive, il la suivrait, dans la limite de ce qui lui était autorisé, bien entendu. Et manger de la viande humaine était une hérésie qu’il n’était pas prêt de commettre. Il s’était bien assez compromis comme ça.

Le vétéran releva ses iris marrons sur l’ældien, dont la combinaison ouverte pendait jusqu’à la taille. D’un œil clinique, il détailla la musculature longiligne – mais sèche et puissante – de la créature en face de lui. Ialiel ne s’occupait plus de lui. Concentré sur l’opulente chevelure noire qu’il venait de laver, il regardait dans le vide. Ses doigts arachnéens — le vétéran en compta six — couraient sur les mèches à une vitesse difficile à suivre, et, comme lorsqu’il avait vu Cerin boire au ruisseau, Anguel trouva ses gestes aussi éloignés de l’humanité que pouvaient l’être ceux d’un homoncule. Sauf que les homoncules ne se faisaient pas de tresses.

— Qu’est-ce que tu regardes, humain ?

La voix caverneuse de Ialiel tira à nouveau Anguel de ses pensées. Comme ce dernier ne disait toujours rien, l’ældien lui octroya un sourire carnassier. Il ramassa ses cheveux nouvellement tressés en arrière, dégageant les deux côtés rasés de son crâne et ses oreilles chargées d’anneaux d’iridium.

— T’es muet, maintenant ? C’est moi, qui te fais cet effet là ? C’est la première fois que tu vois un ædhel digne de ce nom, ou quoi ?

Le vétéran secoua lentement la tête.

— Contrairement à ce que tu penses, j’ai vu de nombreux membres de ta race, avant toi. Les deux que tu as tué, pour commencer.

— Je ne les ait pas tués, coupa Ialiel. Le panaché s’est crashé sur notre bouclier déflecteur, volontairement. Quant à l’autre, c’est mon cousin Asdruvaal qui l’a tué, en combat singulier.

— D’accord. Ça ne fait rien. Tu n’es pas le premier ældien que je rencontre, ça non.

Ialiel releva le menton.

— Mais c’est la première fois que tu vois un noble dorśari d’Ymmaril, hein ? s’enquit-il en refermant sa combinaison. Alors ? Quel effet ça te fait ? Impressionné ?

— Plutôt dégoûté, à dire vrai. Avec les khari, je trouve que vous êtes les ylfes les plus éloignés de l’humain qui existent. Trop d’yeux et de doigts à mon goût.

Ialiel planta son regard noir pétrole dans celui du vétéran.

— Tu faisais moins la fine bouche quand tu sautais ma femelle !

— Cerin n’est pas une unseelie. Et ce n’est pas ta femelle, Ialiel. Enfin, je ne la sautais pas. Je lui faisais l’amour.

Le dorśari s’était levé, soudain menaçant du haut de ses presque trois mètres.

— L’amour ! Encore un mot adannath vide de sens. Cerin est devenu ma femelle à partir du moment où j’ai planté mes dents en elle. Je l’ai marquée. Et tu prends de bien grands airs pour un faux-singe dont l’attribut fait la longueur de mon petit doigt… ! Tu ne la sauteras plus jamais, humain. Tu en as suffisamment profité ! Et qui te donnes le droit de m’appeler par mon prénom ?

— Je t’appelle par ton nom si je veux. Tu connais également le mien, pas vrai ?

Ialiel s’était penché dangereusement près de son visage.

— Je le connais. Tu t’appelles Anguel, prononça-t-il de son accent guttural. Anguel Karn… Je retiendrai ce nom, humain !

— C’est Anguel Tharn, pas Karn, corrigea le vétéran d’une voix égale.

Ialiel plissa les yeux de rage, mais ses lèvres esquissaient un rictus entre le mauvais sourire et le jeu, dévoilant un croc renforcé d’iridium.

— Ne me provoque pas, Anguel Tharn, susurra-t-il dans un grondement de fond de gorge.

Anguel ne lâcha pas son regard. S’il se soumettait devant lui maintenant, c’était foutu, il le savait. C’était comme avec les bêtes sauvages.

L’ældien murmura quelque chose dans sa langue, qu’Anguel ne comprit pas. Puis il rompit de lui-même le contact et tourna la tête, avant de rabattre son masque de guerre en grommelant.

Cerin était déjà remontée de la rivière. Elle jeta un coup d’œil aussi rapide qu’indifférent aux deux mâles, et se dirigea vers le camp.

— J’ai faim, dit-elle de sa voix cristalline. Vous avez préparé à manger, finalement ?

Ialiel échangea un regard rapide avec Anguel.

— L’humain et moi pensions aller attraper quelque animal. Il paraît qu’en temps que perædhelleth, tu ne goûtes guère la chair humaine.

— C’est vrai. Si vous pensez pouvoir en attraper dans ce désert, allez-y. Je fais du feu pendant ce temps-là.

— On trouvera bien quelque chose, intervint Anguel, soulagé.

Ainsi, il n’aurait pas à rompre son vœu.

Finalement, au grand soulagement d’Anguel, la chasse s’avéra fructueuse. Comme tous ses pairs, l’ældien était un prédateur né. Il n’eut aucun mal à dénicher une proie : une sorte de muscidé de grande taille et au poil ras, qui somnolait imprudemment sous un rocher. Ialiel le tua à mains nues, en lui brisant le cou.

— Comment savais-tu qu’il était là ? demanda Anguel, circonspect.

L’ældien lui renvoya son plus beau sourire.

— L’odeur, fit-il en touchant son nez.

L’odeur. Bien sûr.

Une fois leur prise ramenée au camp, Ialiel s’affaira au dépeçage. Point de lame cette fois : accroupi par terre, il découpa un petit trou dans la peau d’un coup de dent hâtif, puis passa son index dedans. Sous l’impulsion de ses doigts tranchants et puissants, elle se détacha toute seule.

— Tiens, l’humain, conclut Ialiel en dépliant sa haute silhouette. Fais-le cuire.

Anguel s’exécuta en silence. Pendant toute l’opération, Celin avait bu l’ældien des yeux. Le sang la fascine, comprit le vétéran. Comme les autres.

Quant au corps de l’homme mort, il avait disparu. Celin avait fait le ménage. Anguel préféra ne pas demander ce qu’elle en avait fait.

Le repas fut vite expédié. La viande avait un goût correct, mais elle n’était pas non plus extraordinaire. Ialiel ne l’avait pas quitté des yeux.

— Alors, comment c’était ? s’enquit-il une fois le dernier os nettoyé.

Anguel comprit ce que l’ældien lui demandait. Mais il fit semblant du contraire.

— Je parle de ta première proie, insista Ialiel. Tu n’avais jamais consommé de chair, n’est-ce pas ?

— La consommation de la chair des mammifères sentients est interdite par les lois de L’Holos, répéta Anguel du ton le plus monotone qu’il pouvait produire.

— Bien sûr, bien sûr. Et par votre dieu. Mais qu’en as-tu pensé ?

— Il y a de nombreuses sectes chez les humains, répliqua Anguel. La plupart ont plusieurs dieux.

À travers les flammes, l’ældien lui jeta un regard brillant. En dépit des mains croisées qui cachaient à moitié son visage blafard, Anguel aurait juré qu’il souriait.

— Je parle de la seule qui compte. Celle de l’Unique.

Anguel garda le silence. Il attendait la suite.

— Tu ne consommeras point la chair des créations à quatre pattes et à la chair rose comme la tienne, récita-t-il presque parfaitement. C’est dans le Lévitique, il me semble ?

Anguel jeta son os dans le feu.

— Je n’en sais rien. Je n’ai pas été à l’école longtemps : je me suis engagé très vite.

Ialiel se laissa aller en arrière, appuyant ses coudes sur le banc rocheux derrière lui.

— On dit les légionnaires très religieux. D’après ce que j’ai compris, un certain nombre d’entre vous se sont convertis à la foi de l’Unique, ces derniers temps. Je me trompe ?

— Peut-être. Je suis pas au courant. Pas resté assez longtemps.

Ialiel émit une sorte de claquement dubitatif. Il continua à la fixer, avec ce demi-sourire goguenard qui lui mettait les nerfs en pelote.

— Laisse-le, murmura alors Celin.

C’était la première fois qu’elle ouvrait la bouche depuis leur retour. Et depuis tout ce temps, elle n’avait fait que dévorer l’ældien des yeux.

Ce dernier n’était pas aveugle. Il s’était bien rendu compte de la fascination qu’il exerçait sur la jeune demi-sang, surtout depuis l’épisode du dépeçage. Écœuré, Anguel réalisa que l’ældien savait mettre cette opportunité à profit. Il lança à la jeune fille quelque défi dans sa langue, excluant l’humain de leur échange.

Pendant la nuit, Anguel les entendit faire l’amour. Ou plutôt s’accoupler comme des bêtes. Les cris et les halètements évoquaient les grands félins en chaleur dans un documentaire animalier. Anguel en avait beaucoup vu, petit. Sur sa colonie, on cultivait la nostalgie de la Terre, de son biotope disparu et de sa technologie. À une certaine époque, ces documentaires passaient pour édifiants. Jamais il n’aurait cru s’en rappeler dans de telles circonstances, sur une planète inconnue, avec deux non-humains !

Il finit néanmoins par s’endormir.

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