Doutes

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Je savais que, sur le plan sexuel, les besoins de Ren n’étaient pas entièrement comblés. Il ne m’a jamais fait le moindre reproche, bien sûr. Mais lorsque je le voyais, tous les trois mois, prendre ses affaires et s’enfermer dans son vaisseau, je ressentais toujours une pointe de culpabilité. Ren avait un organisme différent du mien : au cours des milliards d’années de lutte pour la vie dans un système riche et hostile, les méandres complexes de l’évolution avaient façonné son corps de façon à ce qu’il soit capable de partager ses gamètes avec le plus d’individus femelles possible. Et moi, je refusais de le partager. Pire encore : mon corps différent limitait les possibilités. Depuis les débuts de notre relation, l’asymétrie criante dans les relations humain-ældien a toujours été objet de doutes, d’interrogations et de curiosité. Pour faire simple : comment une créature de près de trois mètres, possédant un sexe gros comme un bras d’enfant pouvait l’introduire dans les voies naturelles d’un partenaire humain sans lui causer une grande douleur et d’irréversibles dommages ? Ren et moi avions résolu le problème de plusieurs manières. La première, consistant à utiliser la science des configurations ældienne pour prendre une morphologie adaptée au sexe avec lui, me convenait parfaitement, mais elle frustrait Ren, qui était attiré par mon apparence si différente de la sienne. La seconde, qui avait sa préférence, nécessitait de longs et laborieux préparatifs, ainsi qu’une logistique sans faille. Le sexe pénétratif ne constituait alors qu’une infime partie de nos rapports, et encore le malheureux devait-il réfréner ses ardeurs et se contenter de n’introduire que la partie supérieure de son appendice. Ren faisait ça très bien : il s’était retenu pendant des millénaires, et, comme tout mâle ældien bien élevé, il était habitué à faire passer le confort de ses partenaires du sexe opposé avant le sien. Il ne se plaignait jamais, bien entendu. Et lorsque, repue de plaisir, je roulais sur le côté du lit et lui demandais s’il désirait que je m’occupe de lui à son tour, il répondait toujours « pas la peine ». Mes tentatives pour le soulager pendant le rut étaient systématiquement repoussées avec un sourire gentil, mais ferme. Je n’insistais pas, pour ne pas l’embarrasser : Ren avait sa fierté. Mais j’avais de la peine pour lui. Et parfois, je me prenais à songer qu’il était égoïste de ma part de garder ce partenaire merveilleux pour moi toute seule, en lui imposant tant de limitations. Lathé, lui, était plus libre : il avait des relations avec des femelles dorsari, loin de mon regard. Et, je le savais aussi, avec quelques humaines. À lui aussi, je ne pouvais pas lui donner ce qu’il voulait. Mais Ren… Ren, c’était différent. Je ne m’imaginais pas un instant lui dire qu’il pouvait partir en quête de femelles pendant ses chaleurs comme Lathé l’aurait fait. Et je pouvais encore moins l’imaginer faire l’amour à d’autres humaines, qui seraient plus grandes, plus robustes que moi, ou tout simplement prêtes à se faire charcuter (il y en a).

C’est pourquoi je me sentis si mal lorsque les ældiennes commencèrent à arriver.

Cela commença une nuit d’été. Ren était parti avec Celin et Ninim sur le Mebd, car à cette époque, il était en pourparlers pour les faire entrer en apprentissage sur la colonie. J’étais seule à la maison avec Cael : ses trois sœurs étaient parties avec leur père et leurs ainés. Je regardais une émission sur les chaines républicaines, tandis que Cael jouait avec les restes de sa pizza-burger au poulet frit (je lui avais commandé un KF-Do pour compenser le fait que son père soit parti sans lui). Et soudain, une grande lumière illumina le salon, et tout ce qu’il y avait autour.

— Tiens, c’est ton père qui rentre, lançai-je à Cael. Avec tes sœurs.

Ce dernier boudait. Il me jeta un regard bref, avant de reprendre la construction de son château de frites.

— M’en fiche. Il a qu’à repartir.

Je lui ébouriffais les cheveux en riant. La lumière s’était éteinte : je supposais que Ren n’allait pas tarder à apparaître.

Mais un grand coup résonna sur la porte. Cette fois, Cael releva la tête.

— C’est quoi ?

— Bouge pas.

Je me levais et sortis mon collisionneur du placard. Une visite en pleine nuit, cela ne pouvait pas être une bonne nouvelle. Nos amis, notre famille, ne frappaient pas.

J’ouvris la porte pour me trouver face à une haute silhouette drapée dans un shynawil mordoré, qui épousait tant et si bien le décor derrière elle qu’on n’en devinait que ses contours. Elle eut la décence de rabattre un peu son capuchon afin que je puisse voir son visage : il était d’une beauté inouïe, d’une pâleur de perle, avec des yeux comme des topazes et une bouche qu’on aurait pris pour un morceau de corail d’Oceanum.

— Je m’appelle Im-Irith Nartalys, m’annonça-t-elle tout de go. Je viens voir le gardien d’Æriban.

Le gardien d’Æriban. Le titre que Ren portait autrefois… cela me mit la puce à l’oreille.

— Il n’est pas là. Mais je pourrais lui transmettre un message lorsqu’il rentrera. Pourquoi voulez-vous le voir ?

L’ældienne resta impassible, mais son regard prit une teinte différente.

— Je vais l’attendre, alors. Quand rentrera-t-il ?

— Je ne sais pas. Demain, ou dans trois mois solarien... Dites-moi ce que vous voulez, et je lui transmettrai, répétai-je.

La femelle fit alors une chose hallucinante : elle entra, puis fit glisser son shynawil. En dessous, elle ne portait rien d’autre qu’une crinière spectaculaire et des bijoux somptueux qui mettaient en valeur son corps sculptural : des bracelets qui montaient le long de ses bras et de ses jambes comme des serpents, une chaine autour de la taille, et les habituelles perles de minéraux venus des fin fonds de la galaxie dans le nombril et sur les seins. Derrière, Cael s’était immobilisé, silencieux comme un soroual à l’affût, et les yeux ronds comme des billes.

— Amenez-moi jusqu’à son khangg.

Son khangg… le fameux lit-boîte traditionnel ældien.

— Nous n’avons pas de khangg, répondis-je d’une voix qui sonna bizarrement enrouée à mes oreilles.

L’ældienne m’ignora. Elle passa devant moi en silence, hiératique, puis se dirigea d’instinct vers notre chambre. Cael se leva et suivit, sa boîte de frites à la main.

— Va dans ta chambre, lui murmurai-je rapidement en Commun.

L’intruse ne lui jeta pas un regard. Elle avait disparu dans le fond de la maison, où je la suivis comme un petit chien. Je la trouvais assise sur notre lit, humant les draps.

— C’est donc son odeur, eut-elle l’outrecuidance de remarquer avec un sourire lointain. J’ai l’impression de sentir sa présence… à quoi ressemble-t-il ?

Je la fixai la bouche ouverte, stupéfaite. J’étais tombée dans la quatrième dimension. Une ældienne reniflait les draps de mon mari et me demandait de le lui décrire.

Mais les ældiens ont cette faculté incroyable de nous faire perdre tous nos repères, et je lui répondis, hypnotisée :

— Il est grand, il est noir et il a les cheveux blancs.

C’était sans doute la description la plus ennuyeuse de Ren qu’on puisse fournir. Mais je suis une femme d’action, pas une intellectuelle, et encore moins une artiste.

— On dit qu’il a encore sa queue, ronronna-t-elle en s’allongeant sur le lit.

Pendant un court et embarrassant moment, je pensais qu’elle faisait référence à ce qui sortait de son ventre avant les rapports sexuels. Puis je repris mes esprits.

— Son panache, oui. Il est long et blanc, lui aussi. Avec des rayures noires, une partie de l’année.

La fourrure de Ren perdait en effet ses anneaux noirs pendant la partie la plus froide du cycle pangusien. Dans ces moments-là, il ressemblait plus à Simrod que jamais.

Sur le lit, l’ældienne s’était mis à onduler du bassin. Un parfum lourd et suave avait envahi la pièce, comme si on l’avait remplie de milliers de fleurs de tubéreuses. Des vraies, pas artificielles (elles ont moins de parfum). La main fine et longue de la créature avait migré entre ses jambes, et elle se caressait en attendant Ren, tranquillement.

Pourtant, je n’eus pas la présence d’esprit de dire – ou de faire – quoi que ce soit. J’étais paralysée. Je retournai dans la pièce à vivre, lentement. Cael y était toujours, évidemment.

— C’est qui, la dame ?

Je ne répondis pas. Je posais le collisionneur, m’assis dans le canapé et fixais le vide, en silence. L’idée que Ren s’unisse à la créature qui l’attendait dans notre chambre, sur notre lit, me paraissait soudain être la chose la plus naturelle du monde. C’était normal, logique. Ren était fait pour ça. Avec cette femelle, Ren allait retrouver le plaisir inouï et unique qu’il avait ressenti avec Mana, des mois entiers de jouissance infinie et sans interruption. Il allait être enfin lui-même.

Cael était reparti jouer depuis longtemps lorsque Ren rentra. Et moi, j’étais toujours sur le canapé. Je n’avais pas bougé.

Ren sentit tout de suite qu’il y avait quelque chose de différent dans la maison. Ses oreilles se redressèrent, alertes, alors qu’il humait l’odeur de l’intruse, narines ouvertes. Aujourd’hui, je suis hantée par l’idée de l’effet que ça a dû lui faire, le musc délicat de l’entrejambe de cette femelle en chaleur. Mais sur le coup, je ne pensais rien du tout.

Ren s’accroupit devant moi, posa ses grandes mains sur mes épaules et il me secoua.

— Rika.

Je relevais les yeux sur son visage et me perdis dans ses immenses yeux blancs. Cela suffit à me dégriser.

— Il y a une femelle inconnue dans notre chambre. Une ældienne.

— Je sais. Où est Cael ?

— Il est… chez Keita, je crois.

Cael avait en effet fini par s’ennuyer. Il était donc parti chez son ami, comme d’habitude.

Ren se redressa.

— Reste là.

Pour une fois, je lui obéis. Je me sentais terriblement déprimée.

Je ne sais pas ce que Ren raconta à l’intruse pour la faire partir : en tout cas, il ne la sortit pas de la maison manu militari. C’était une femelle, et lui, un mâle ældien. Porter la main sur une elleth non-combattante, qui ne l’avait pas défié en bonne et due forme, c’était impossible pour lui. Le logiciel de Ren était ainsi fait. Toujours est-il qu’elle disparut, et on ne la revit jamais.

Mais d’autres se présentèrent. Parfois, c’était Ren lui-même qui leur ouvrait. Avec une solennité et un aplomb incroyable, ces ældiennes lui demandaient de les féconder. Elles disaient que c’était son devoir de gardien d’Æriban : elle se disaient elles-mêmes venir ici en pèlerinage, pour s’offrir à l’avatar du dieu de la destruction (l’équivalent mâle de l’offrande de leur corps au dieu violeur consistant à défier Ren en duel, ce qui arrivait aussi fréquemment). Lorsque Ren leur rétorquait qu’Æriban n’existait plus, elles répliquaient que, s’il n’était plus l’incarnation de Neaheicnë ou toute autre entité sacrée, il n’était qu’un mâle et que son rôle était dans tous les cas de leur faire des portées docilement, avec diligence et promptitude. Ren ne s’énervait jamais, ce que je trouvais admirable. Il leur expliquait calmement qu’il s’était voué à une seule femelle, qu’il était « marié ».

— Marié ? Qu’est-ce que cela veut dire ?

Ce mot n’existait pas chez les ældiens.

— Cela veut dire que je suis le mâle d’une seule femelle. Ma femelle, c’est elle, expliquait-il en me désignant.

C’est alors que ces rivales remarquaient ma présence.

— Cette aslith ? crachaient-elles en ældarin avec un ton méprisant.

Elles croyaient que j’étais l’esclave de Ren.

— Ce n’est pas une aslith. C’est mon épouse. Je ne suis plus voué à Neaheicnë ou à Arawn : j’ai renoncé à tout cela. Désormais, mon existence n’est consacrée qu’à une seule chose : cette humaine, et les enfants que j’ai eus avec elle.

Les prétendantes repartaient alors, choquées. Mais d’autres venaient. Et, toujours, Ren les congédiait en répétant inlassablement le même leitmotiv. Je me mis à penser que ce serait sans doute positif pour lui et pour l’espèce ældienne qu’il cède et accepte leurs demandes, mais rien que l’idée de Ren faisant l’amour à d’autres femmes – humaines ou extraterrestres – me rendait malade. Mais pour Ren, élevé dans une société matriarcale où les femelles utilisent les mâles comme des reproducteurs ou des combattants, c’était tout simplement hors de question : épouser une humaine et embrasser les limites de cette union constituait pour lui l’ultime prise de liberté, ainsi qu’il me l’avait expliqué bien des fois. Je le laissais donc souffrir en silence quatre fois par an, prendre sur lui et réfréner ses ardeurs de mâle ældien. Ren était très fier d’avoir réussi à transcender sa condition : je ne pouvais pas, non plus, lui prendre cela.

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