Yamfa : sauvée I
Yamfa avait cru qu’elle ne reverrait plus jamais d’être humain. Elle s’était habituée au visage sauvage et aux yeux rouges de Ciann, au point d’oublier sa propre humanité. Et pourtant, ce fut bien un visage humain qui était au-dessus d’elle lorsqu’elle ouvrit les yeux.
— Elle se réveille, souffla quelqu’un.
Ils étaient trois à la veiller. Tous en uniforme. Au départ, leur coupe réglementaire, leur costume interchangeable et les multiples utilitaires incorporés qu’ils arboraient – un à la place des yeux, l’autre sur le côté du crâne, un autre au niveau de la bouche : cela voulait-il dire qu’il n’avait plus de dents ? – les rendaient tous étrangement semblables, comme les pions dans ce jeu auquel jouait la famille de Cael. Mais bientôt, Yamfa fut à même de distinguer une femme, et deux hommes.
— Comment vous sentez-vous ? Parlez-vous le Commun ? D’où venez-vous ?
Les questions s’enchainaient comme une rafale de mitraillette. Yamfa battit des paupières, puis elle quitta les trois silhouettes pour scanner la pièce. Elle aussi, ne ressemblait à rien. Sur le mur du fond, une vieille affiche holo clignotait comme un film malade. Elle représentait trois pilotes, homme, femme et intersexe, qui regardaient fièrement vers l’avenir, leur casque de pilote sous le bras, tandis qu’une salve de jets décollaient vers les nuées noires de l’espace derrière eux. L’état déliquescent de la holo, et du décor en général, démentait tristement cette promesse d’avenir radieux.
Yamfa décolla ses lèvres craquelées pour articuler son premier son.
— Où est-ce qu’on est, ici ?
— À l’avant-poste de Befana. Je ne peux vous dire où exactement pour des raisons de sécurité militaire, mais sachez que vous êtes en sécurité. Que vous est-il arrivé ?
Sécurité militaire. Yamfa fixa le sol. En partant chercher de l’aide, c’était donc l’armée qu’elle avait trouvé. Comme la plupart des colons de Pangu, ses parents étaient des anciens de la 19° légion spatiale de la République. Yamfa savait parfaitement comment les choses fonctionnaient, dans l’armée. Si elle parlait des ældiens, on allait la mettre au secret, la presser de questions. Et elle allait perdre toutes ses chances de revoir Ciann ou de retrouver ses amis.
— Je ne sais pas, mentit-elle alors. Je ne me souviens de rien…
— Mais d’où venez-vous ? Et comment êtes-vous arrivée ici ? Il n’y a rien que nous n’ayons exploré, dans les environs. Et aucun vaisseau n’aurait pu franchir notre protection aérienne. Sans compter que nous n’avons retrouvé aucun astronef…
Ils avaient donc fouillé la zone.
— Qu’est-ce que vous avez trouvé d’autre ?
— C’est à vous de nous le dire.
La femme avait croisé les bras. Yamfa se mordit la lèvre, soudain inquiète. Leur plan n’avait peut-être pas fonctionné. Ciann avait dépensé beaucoup d’énergie pour la déposer ici, et elle lui avait donné les dernières gouttes de son sang avant l’anémie pour lui permettre d’accomplir ce qui représentait pour eux l’ultime tentative, celle de la dernière chance. Et s’il avait échoué ? Et s’ils l’avaient trouvé, là-haut, dans les hauteurs glacées ? Le cœur de Yamfa s’emballa, et cela fut signalé sur les moniteurs. Le regard que s’échangèrent les deux femmes ne lui échappa pas.
— Calmez-vous, lui murmura l’une d’elles en la repoussant doucement sur le lit.
— Est-ce que… est-ce qu’il est mort ? Est-ce que vous l’avez tué ?
Elle criait presque. De nouveau, on la repoussa en arrière sur le matelas, mais le visage de celle qui l’interrogeait s’était détendu. Elle avait toute de suite compris qui était ce « il ».
— Non, quelle idée ! Il est sous bons soins. Il ne s’est pas encore réveillé : il était en plus mauvais état que vous. L’équipe médicale s’occupe de lui en ce moment.
Yamfa se laissa enfin retomber dans le lit. Ciann. Il avait réussi. S’ils l’avaient récupéré lui aussi, c’est qu’il avait enfin réussi à reprendre forme humaine !
Les larmes se mirent à couler le long de ses joues. Leur plan avait fonctionné. C’était Ciann qui avait repéré cette station lors de l’une de ses sorties désespérées pour trouver de la nourriture. Plus Yamfa s’étiolait au fond de la grotte, plus il partait longtemps. La jeune fille avait cru un moment qu’il allait finir par l’abandonner, ne jamais revenir. Il aurait pu, avec ses ailes qui lui permettaient de voler si loin, et ses capacités à la chasse. Lors de sa plus longue sortie, la dernière, elle l’avait vraiment cru. Puis, alors que la nuit tombait, amenant avec elle ce froid glacial qui lui faisait claquer des dents au point de manquer se les briser, le froissement d’ailes familier se fit entendre à l’entrée de la caverne. La silhouette déliée de Ciann se découpait devant l’immense lune rouge, image parfaite de ces statuettes de démon ailé qu’on trouvait il y a si longtemps sur Vieille-Terre. Pendant des millénaires d’histoire terrienne, les gens avaient pris ces êtres pour des démons… mais pour Yamfa, c’était l’espoir, sa dernière chance de survie.
Elle s’était trainée péniblement pour aller le retrouver. Ciann l’avait aussitôt enveloppée de ses ailes pour la réchauffer, et il avait fait mine de la nourrir de son sang, comme il faisait toujours. Elle lui donnait le sien, puis il le lui redonnait… c’était un cercle vicieux et vain. Alors, elle avait repoussé son poignet, qu’il venait d’ouvrir d’un coup de griffe.
— Non, avait-elle articulé d’une voix qui n’avait désormais plus rien d’humain, déformée par la fatigue, la faim et la soif. Dis-moi que tu as trouvé quelqu’un. N’importe quoi !
C’est alors que Ciann lui avait montré ce qu’il tenait collé contre lui. Une combinaison anti-radiations keihilin. Il l’avait passée sur les épaules de Yamfa, doucement, puis il l’avait regardée avec intensité qu’elle ne lui avait pas vue depuis leur première nuit.
— Tu les as trouvés, avait-elle murmuré. Les humains !
Il les avait trouvés, en effet. Mais pour les rejoindre, il fallait traverser des milliers de kilomètres de désert brûlant, en s’exposant aux rayons destructeurs du fantôme de Sibalba – Yamfa savait que c’était lui, désormais, cet astre maudit qui, dans ses ultimes convulsions, rôtissait jusqu’à l’évaporation toute vie non abritée au fin fond des cavernes où ils se terraient présentement. Ciann avait volé de nuit, s’enterrant dans le sable avec elle pendant la journée. Jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus. Une nuit – l’objectif était en vue, une construction humaine, enfin ! – il avait perdu de l’altitude, et, dans une tentative désespérée, il était parvenu à la déposer au sol. Il s’était effondré plus loin comme une pierre. Une fois de plus, il avait protégé Yamfa à son propre détriment.
Le jour suivant, elle avait subi les terrifiants assauts des vagues radioactives du soleil mort. Sa combinaison usée par les tempêtes de sable réduite à une loque noire et informe, aussi abrutie qu’un zombie, elle était parvenue à se diriger vers la haute tour en forme de champignon qu’elle avait aperçue au loin. Le bâtiment apparaissait et disparaissait tour à tour, au point qu’elle s’était demandé si ce n’était pas une illusion due à la chaleur et aux radiations, une sorte de mirage nucléaire semblable aux hallucinations des mourants. Elle n’avait pu le vérifier, car elle avait perdu connaissance avant de l’atteindre.
Et Ciann ? Comment avait-il résisté à ces assauts sans pitié ? Et dans quel état se trouvait-il.
Yamfa sentit l’énergie refluer dans son corps comme des vagues de sang chaud irriguant ses veines. Il y avait encore de l’espoir. Résolue, elle planta son regard dans celui des trois soignants.
— Je veux le voir.
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