Yamfa : sauvée III
— J’avais pas le choix, lui dit-il plus tard. C’était ça, ou la mort.
La voix de Ciann, maintenant qu’elle pouvait l’entendre à nouveau, semblait à Yamfa beaucoup plus froide que dans son souvenir. Avec le sang et les radiations, elle avait pris un petit goût métallique. Lorsqu’il évoqua ce « choix » qu’il avait dû faire, Yamfa se demanda s’il parlait des militaires qu’il avait saignés à blanc ou de ses dents limées.
Ciann voulut faire l’amour à peine rétabli, mais Yamfa devina que c’était surtout un prétexte pour boire son sang. À l’époque, c’était plutôt elle qui insistait pour avoir des rapports intimes avec lui… et maintenant, il venait la chercher, ronronner dans le creux de son épaule comme il le faisait dans cette grotte perdue dans les nuages, sous sa forme de grand stryge noir. Elle se laissa faire, cependant. Mieux valait ça plutôt qu’il s’attaque à des infirmières, ou, pire encore, à des militaires. Leur survie en dépendait. Mais maintenant que Ciann n’avait plus ses crocs, la morsure était plus douloureuse. Il s’en rendit compte, et la nuit suivante, il produisit un petit scalpel, qu’il avait volé dans les fournitures médicales et ouvrit juste sous son nez dans un éclair d’argent.
— Tu n’as plus besoin de ça, gémit Yamfa alors qu’il pompait sa jugulaire pour la troisième nuit consécutive – cette fois, il n’avait même pas fait semblant de vouloir lui faire l’amour. On nous donne à manger, ici !
— Si, gronda-t-il sur sa gorge, j’en ai besoin. C’est vital, pour moi.
Yamfa le repoussa. Il la regarda.
— Pourquoi ?
— J’en ai besoin pour maintenir ma forme humaine, lui expliqua-t-il avant de replonger dans le creux de son épaule.
— Hein ?
— J’ai choisi cette forme définitive lors du Jour du Choix : celle que tu vois là est une configuration.
Yamfa eut l’impression que son cœur descendait d’un étage.
— Tu veux dire que tu ne seras plus jamais humain ?
— Non.
Et de nouveau, il plongea sur sa gorge.
— Eh bien, sa rémission est spectaculaire, à celui-là ! s’écria l’infirmière lorsqu’elle revint le voir.
La soignante, un solide cyborg portant les tatouages faciaux typiques de l’école de guerre martienne, dissimulait ses modifications tactiques sous un foulard et un tablier de nourrice de crèche gouvernementale. Yamfa s’en méfia instinctivement, mais Ciann, lui, répondit à sa remarque par un petit sourire que la jeune fille trouva terriblement insolent. C’était indéniable : Ciann avait quelque chose de changé, un petit air vicieux dans le regard, ou un pli cruel dans la courbure des lèvres.
— C’est une bonne chose, continua l’infirmière sans se préoccuper du silence des deux jeunes. Une patrouille a repéré un autre groupe, à quelques centaines de kilomètres d’ici… mais j’imagine que cela n’a rien à voir avec vous.
Yamfa échangea un regard discret avec Ciann.
— Un autre groupe ? Vous voulez dire, des humains ?
— Humains ou pas, on n’en est pas encore sûrs, répondit la soignante en changeant la poche de plasma de son patient. La patrouille a signalé trois silhouettes thermiques qui avaient forme humaine, mais la quatrième ressemblait à une sorte de gros saurien… il est possible que ce soit une créature dangereuse. On a envoyé un contingent d’élimination au cas où ils représenteraient un danger.
De nouveau, Yamfa et Ciann échangèrent un regard silencieux. Ils avaient pensé tous les deux à la même chose. Kael.
— En tout cas, il semblerait que Befana ne soit pas aussi dépeuplée que nous l’avions pensé de prime abord, continua la femme d’un ton faussement jovial qui alarma Yamfa. C’est étrange, tout de même… personne pendant des années, puis vous, et eux, apparus de nulle part, comme vous ! D’ailleurs, vous ne nous avez toujours pas dit comment vous aviez attiré ici ?
— On ne s’en souvient plus, murmura Yamfa.
Ciann lui coupa brutalement la parole.
— On est tombé dans un trou de ver, avoua-t-il.
La femme se redressa.
— Vous vous souvenez de votre matricule ?
Sa voix avait totalement changé. Elle avait perdu cette espèce de fausse jovialité, pour prendre un ton posé et plus grave. Yamfa devina qu’avant d’être une infirmière, cela devait être une enquêtrice chargée de leur tirer les vers du nez, comme seule la République savait produire.
— Oui. Mais je vous le donnerai plus tard… quand vous aurez secouru et ramené le reste de notre équipage.
L’infirmière se leva de toute sa hauteur. Yamfa jeta un regard blasé à ses avant-bras mécaniques, qui tranchaient sur son tablier blanc.
— Je vais transmettre l’information à la patrouille sur le champ. Vous deux, ne bougez pas.
De nouveau, Ciann échangea un regard avec Yamfa. La jeune femme ne put s’empêcher de ressentir un sombre pressentiment : qu’est-ce que Ciann avait derrière la tête ?
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