Scène 5
Dolores observe la porte se refermer lourdement ; elle attend quelques secondes avant de se redresser. Un sourire s’étend sur son visage.
DOLORES, euphorique
Quand vous serez remise, sortez ! Quand vous serez remise, sortez ! Sortez ! Ah, quels doux mots à écouter ! Cela fait des années que je me languissais d’une telle injonction ! Sortez ! Ah, Mort ! Appelez-moi Lazare, car je suis à quelques heures de retrouver la vie !
Monsieur Mort sort de l’ombre.
MONSIEUR MORT
Je réitère ma question : que s’est-il passé ? Quelle était cette farce à laquelle je viens d’assister ? Et un sourire ! Ah, un sourire sur vos lèvres ! Quelle épouvante !
DOLORES
Ah, Monsieur, quelle joie ! Tout vient de se renverser.
MONSIEUR MORT
Je ne me suis jamais senti aussi ignorant qu’à vos côtés ; j’ai toujours cru être omniscient, omnipotent, mais que sais-je finalement ?
DOLORES
Ah, Mort, quel doux sentiment ! Enfin pouvoir me venger, enfin pouvoir contrôler !
MONSIEUR MORT
Vous venger ?
DOLORES
Ces gardes, ces gardes ! Toutes ces années sur ordre de mon mari m’ont gardée enfermée. N’étaient-ils pas cruels ?
MONSIEUR MORT
Mais méritent-ils une vengeance ? N’obéissaient-ils pas seulement à leur roi ? Les ordres ne sont-ils pas sur Terre absolus ?
DOLORES
Aucun ordre n’est absolu. Ils ont accepté ces commandements, tout en connaissant leur cruauté. Pire ! Ils ont décidé d’être zélés ; leur loyauté à leur roi était telle que, comme lui, ils ont décidé de faire souffrir sa reine, là où on ne leur avait demandé que de la garder. Nulle moralité, nulle pitié ; aucun d’entre eux ne peut être pardonné. Tout comme je l’ai été, ils passeront le reste de leur vie enfermés, avec pour seule compagnie le cadavre pourrissant de mon immondice de mari. Complices complaisants, ils deviendront cette fois captifs croupissants.
MONSIEUR MORT
Dois-je donc en déduire que ce cercueil ne court aucun risque d’être pillé ?
DOLORES
Ça, je n’en sais rien ; au contraire, il s’agirait de quelque chose que j’apprécierais ! Mais voyez-vous, la voix d’une femme n’a nul pouvoir, nulle force. Pour me libérer, je dois trouver quelqu’un prêt à me protéger, à me représenter.
MONSIEUR MORT
Ce Serviteur qui semble tant idolâtrer votre mari.
DOLORES
Oui ! Son crime est d’être naïf ; de mon mari il me croyait aimée. Son roi ? Monstrueux ? Ah non, il doit y avoir quelque erreur ! N’était-il pas gentil avec lui ? Quelques mots doux et le voilà amouraché. C’est un enfant, pensant certainement servir l’élu d’un dieu. Pourtant, jamais ne m’a-t-il voulue du mal ; c’est pourquoi je vais l’utiliser, lui donner la chance de se faire pardonner. Quand ma position sera assurée, je pourrai sûrement commencer à lui enseigner la vérité. Pour l’instant, c’est cette candeur qui lui est propre que j’utiliserai.
MONSIEUR MORT
Alors vous le manipulez ?
DOLORES
Ai-je seulement le choix ? Ma situation est bien fragile, et je dépends de tous ceux que je peux mettre de mon côté ; il s’agit là d’une question de survie. Certaines femmes ont été enterrées vivantes avec leur mari !
MONSIEUR MORT
C’était donc cela…
DOLORES
Oui ! Vous les avez rencontrées, sûrement !
MONSIEUR MORT
Oui, mais je ne m’étais jamais posé cette question. Que les hommes sont bêtes ! Ne suis-je pas censé vous effrayer ? Pourquoi entre vous vous condamner ? Elles n’étaient ni souffrantes ni criminelles.
DOLORES
Elles étaient criminelles, si ! Coupables d’être nées femmes ; condamnées au mépris et à l’injustice, avec pour seul chef d’accusation leur sexe ! Les voilà seulement bonnes à porter la progéniture : et quel crime si elles n’arrivent pas à remplir cette unique fonction.
MONSIEUR MORT
Et si je ne me trompe pas, ceci était votre cas ?
DOLORES
Je suis brisée, voilà ce qu’ils disaient. Voilà pourquoi ils m’ont enfermée.
MONSIEUR MORT
Vous êtes donc prisonnière pour un crime pour lequel vous n’avez aucune responsabilité ?
DOLORES
Plus maintenant ! Je suis mon juge, et me voilà acquittée ! Dans quelques instants je sortirai et je retrouverai ma tant attendue liberté ! Je serai reine, et j’accomplirai ma destinée. Je ne me suis jamais sentie aussi en vie qu’aujourd’hui. Ah, Mort, je ne vous serai jamais assez reconnaissante d’exister !
Dolores se tourne vers le public, debout, le visage illuminé. La lumière s’allume petit à petit.
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