Acte III - Monsieur Mort, encore.
Dolores est assise dans le fauteuil. Il y a un autre fauteuil vide à côté d’elle. Elle est vieille. Elle semble fatiguée, et est immobile. Le cercueil est toujours là, mais l’horloge ne fonctionne pas. Entre Monsieur Mort, côté cour. Il semble guilleret.
MONSIEUR MORT, à part
Hé, quelle belle journée ! Je m’en vais aujourd’hui retrouver l’une de mes plus vieilles amies. Cela fait bien longtemps que je ne l’ai pas vue ; nous ne nous étions pas quittés dans d’admirables conditions. Je m’en souviens comme si je venais à peine de quitter ses côtés. J’ai entendu quelques mots à son propos ; certains étaient emplis de rancœur, d’autres de reconnaissance. Elle est reine ! Et la voilà bientôt morte. Je me demande quelle sera sa réaction, en me voyant. Se souviendra-t-elle de moi ? Me serrera-t-elle encore dans ses bras ? Ou bien, comme tant d’autres, me suppliera de ne pas l’emporter ? Je la crois moins candide que cela ; pourtant, je ne dis pas que je n’apprécierais pas. Jour bienheureux, jour bien triste ! J’ai hâte d’aller m’enquérir de ses nouvelles, mais n’ai-je pas été débordé, ces dernières années ? Entre maladies, guerres et criminalité, j’ai le sentiment que tous les hommes m’idolâtrent en secret. Gare à celui qui ne reste pas chez lui ! Gare à celle qui reste chez elle ! Le danger est partout, et j’apparais n’importe où. J’apparais dans cette salle à nouveau ; la décoration n’a qu’à peine changé. Je suis déjà revenu sur cette scène à quatre occasions, mais je n’avais encore jamais revu la reine. Ce coffre n’a pas changé, toujours inviolé. La reine n’a-t-elle pas tenu sa promesse ? Voilà une femme honorant bien ses mots ! Aucun pardon, nulle clémence ; un criminel impuni dans la vie est châtié dans sa mort. Justice bien tardive. Il était roi ! Et il est mort. Et le même sort attend notre reine.
Monsieur Mort s’avance d’un pas guilleret vers Dolores. Une fois devant elle, il soulève son chapeau.
MONSIEUR MORT
Ma reine, quel plaisir de vous revoir.
Il baisse les yeux vers le fauteuil et un sourire ravi s’étend sur ses lèvres.
MONSIEUR MORT, a parte
Hé ! Quelle attention ! Un fauteuil pour la mort. Sûrement, elle se doutait que j’arrivais. Je savais qu’en secret elle m’appréciait.
DOLORES
J’ai le sentiment d’avoir déjà vécu cette scène.
MONSIEUR MORT
Cachez donc votre enthousiasme ! N’êtes-vous pas heureuse de me retrouver ?
DOLORES
Heureuse, je l’ignore. Mais je vous attendais.
MONSIEUR MORT
N’êtes-vous pas théâtrale ? Vous voilà mystérieuse et étrangère ; je nous croyais amis !
DOLORES
Pardonnez ma froideur mon ami ; je suis seulement bien fatiguée.
MONSIEUR MORT
Hé, vous voilà toute pardonnée. Maintenant dites-moi ; voilà des années que nous ne nous sommes pas vus-
DOLORES
Vous étiez partis sans une salutation, sans un mot de soutien.
MONSIEUR MORT
Pardonnez mon impolitesse ; j’avais cru bon vous laisser seule alors que vous étiez en deuil de votre propre vie. Vous viviez un sentiment que je ne pourrais jamais expérimenter, j’ai donc cru bon de me retirer.
DOLORES
C’était donc cela ! Toutes ces années je me suis questionnée. Mais pour sûr, vous avez bien fait.
(Dolores fait mine de se redresser, les mains sur les genoux ; Monsieur Mort l’en empêche en barrant son chemin avec son bras)
MONSIEUR MORT
Hé ! Que faites-vous ; vous voilà vieille, vous devez vous reposer !
DOLORES
Ne devons-nous pas y aller ? N’êtes-vous pas venu m’emporter ?
MONSIEUR MORT
Certainement ! Mais cela ne veut pas dire que nous n’avons pas le temps de discuter.
DOLORES
Ah ! Mais n’avez-vous pas d’autres vies à ôter ?
MONSIEUR MORT
Elles peuvent attendre à votre profit, ma chère amie ! Sûrement je n’aurai pas l’occasion de vous parler avant longtemps ; j’aimerais donc profiter encore un peu de votre compagnie.
DOLORES
Vous êtes bien aimable.
MONSIEUR MORT
Allons, allons, dites-moi plutôt : quand nous nous sommes quittés vous étiez dans un état déplorable. Qu’est-il de vous advenu ?
DOLORES
Guidée par mes obligations, guidée par ma condition, je n’ai guère eu le choix. Je suis devenue reine, comme je l’entendais ; mais en mettant au monde un enfant, je suis redevenue simple femme. Toujours condamnée, j’ai toutefois tenté de réparer les horreurs des précédents dirigeants.
MONSIEUR MORT
Comment ?
DOLORES
Je ne sais si j’ai été une reine juste, mais il me plaît de le croire. Sûrement, dans mon règne, j’ai eu nombre d’ennemis, mais j’aime à penser qu’ils étaient nécessaires.
MONSIEUR MORT
Vous êtes bien mystérieuse. Y a-t-il une chose telle que des ennemis nécessaires ?
DOLORES
Certainement, car aucun dirigeant n’aura l’approbation de tous. Tout le monde ne sera pas d’accord avec ses décisions, qu’elles soient bonnes ou mauvaises. J’estime avoir tant d’ennemis car les miennes étaient bonnes. Mais n’est-ce pas ce que pense tout dirigeant, tout humain ? Tout le monde se croit bon ; je n’ai qu’à espérer que c’est mon cas.
MONSIEUR MORT
Vous me semblez sage dans votre vieil âge.
DOLORES
Je ne peux être ma propre juge ; j’ai seulement essayé de faire de bonnes choses, éviter que d’autres aient à vivre ce que j’ai moi-même enduré durant tant d’années. J’aurais voulu faire plus, mais il n’est pas aisé de tout réformer seule et si mal entourée ; sûrement, j’aurais pu réaliser bien plus si mes compagnes d’infortune avaient conscience de leur propre unité.
MONSIEUR MORT
Avez-vous des regrets ?
DOLORES
Hélas !
MONSIEUR MORT
Pardonnez ma curiosité, mais je me demandais… qu’est-il arrivé…
DOLORES
À l’être qui en moi grandissait ? Je n’ai guère eu de choix ; j’ai été forcée d’enfanter, de donner naissance à un héritier. Quelle joie dans le royaume : un enfant ! Et pourtant, quelle tristesse : une fille. J’avais entendu autrefois qu’une mère aimait toujours ses héritiers ; je n’ai jamais su m’y résoudre. On peut forcer à enfanter, mais ni à materner ou affectionner. J’ai rempli mes devoirs ; je ne l’aime pas, mais je ne la veux pas malheureuse. J’ai changé les lois ; elle pourra être une reine sans roi. Je l’ai éduquée, pour que dans son approchant rôle de reine elle soit juste et qu’elle défende les plus miséreuses.
MONSIEUR MORT
Il me semble que vous avez fait du mieux que vous pouviez.
DOLORES
Ah ! Peut-être. De ma froideur elle me tiendra sûrement rigueur. Mais être une mère ? Jamais je n’en ai eu le cœur. Je ne sais si une génitrice peut dire cela de sa progéniture, mais parfois elle me terrifie. Ses yeux ne sont pas les miens ; quand je les croise ils me rappellent ceux du précédent roi. Son existence même me fait souffrir. Elle enfantée, je n’ai jamais su trouver la paix.
MONSIEUR MORT
Connait-elle la vérité…
DOLORES
Sur son père ? Des années durant, j’ai tenté de la taire. Mais un jour, elle est venue me demander : « reine, pourquoi ne m’aimez-vous pas ? ». Et elle me fixait. Ses yeux ! Oh, ses yeux ! Ils ne me quittaient pas. Et soudainement c’était lui qui était en face de moi. Il me disait ses mots cruels, et tentait de m’étrangler. J’aurais voulu être plus forte ; j’aurais voulu résister. Être une reine ! Incoulable, inébranlable. Mais me voilà en pleurs, incapable de respirer. Elle tente de m’aider, et son toucher me fait m’hérisser. D’elle, je fais tout pour m’éloigner. De lui, je veux m’échapper. Face à sa tristesse et son incompréhension, je me suis trouvée forcée de lui donner une explication. J’ai dû lui apprendre la vérité. Quelle peine ! Voilà des années qu’elle voyait son géniteur adulé. Elle m’a alors demandé : « reine, regrettez-vous que je sois née ? ». J’aurais pu lui dire tout ce que je pensais. Mais elle était encore une enfant. Alors je me suis contentée d’un humble acquiescement. Je n’ai pas su mentir. Qualifiez-moi de cruelle, mais je me sentais enfin libérée. Enfin, je pouvais dire la vérité !
MONSIEUR MORT
Ne l’aviez-vous donc jamais révélée ?
DOLORES
C’est un secret bien gardé ! Ne pas aimer sa fille… quelle idée !
MONSIEUR MORT
Il ne vous faut pas sentir criminelle ; n’ayez nuls remords, car cela n’est pas votre faute. Peut-on vous imposer des sentiments, là où vous ne ressentez que terreur ? On vous a retiré tous vos choix ; dans une telle situation, personne ne pourrait être parfait, pas même moi ! Malgré l’horreur, malgré le dégoût, vous n’avez pas abandonné. Vous avez continué d’exister, malgré le fait qu’un homme ait violé toute votre intégrité, vous ait retiré toute liberté. Avez-vous seulement eu un instant pour vous reposer ?
DOLORES
Jamais.
Monsieur Mort se lève et lui tend une main.
MONSIEUR MORT
Alors venez.
Dolores sourit et prend la main de Monsieur Mort. Elle se redresse aisément et ils sortent de scène.
Fin.
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