— Tu pars encore en randonnée ? Mais ça t’apporte quoi ?

— Rien. Le grand air, la liberté, le repos…

— Donc, tu récupères pour mieux bosser ensuite.

— Non, même pas. C’est juste profiter du présent. Ça ne me lave pas du passé, ça ne m’aide pas non plus pour l’avenir. C’est une évasion. Ne rien faire, n’avoir rien à faire, simplement respirer.

— Je ne te comprends pas : tu pratiques un loisir non productif ?

— Euh, oui, on peut dire comme ça. Un loisir, par définition, c’est libre et non productif.

— Mais pas du tout ! Un loisir, c’est de l’occupation en dehors des occupations habituelles. C’est quoi, ce droit que tu t’octroies, de vivre sur le dos des autres sans compensation ? Sans…

— N’importe quoi ! Je ne vis pas sur le dos des autres, je pars seul, loin de tout, des autres plus précisément !

— C’est bien ce que je disais. Tu emportes à manger, ça vient du travail des autres. Tes vêtements, ta tente, tes super godasses en goretex, ça vient des autres. La nature protégée, c’est grâce aux autres. Les transports pour y accéder, il faut les autres pour les faire fonctionner. Qu’est-ce que tu es sans les autres ?

— …

— Tu as bien le droit de partir en randonnée, ce n’est pas le problème, mais qu’au moins ça serve à quelque chose. Te faire maigrir, par exemple, comme ça tu coûterais moins cher à la Sécu. Tu pourrais en profiter pour tester du matériel, donner ton avis, faire avancer la recherche. Rapporter des observations sur la faune, ou la flore, ou les courants aériens, que sais-je. Au moins, participer au monde, c’est un minimum, une reconnaissance, ou une gratitude, appelle ça comme tu voudras, en tout cas une manière de rembourser ce qui t’est offert. Les égoïstes patentés, on n’en a pas besoin, ils ne servent à rien, strictement à rien, sauf à être pointés du doigt en contre-exemple. Si tu veux qu’on te prenne en considération, faudrait ne pas oublier à qui tu le dois !

— À Dieu.

— Quoi, à Dieu ?

— Je le dois à Dieu.

— Te fous pas de moi ! Dieu n’existe pas, c’est un mot simpliste et infantile pour nommer le fonctionnement du monde. Pour faire comprendre aux imbéciles, entre autres, que la non-productivité est un leurre menant droit aux enfers. Dieu condamne les fainéants et les profiteurs, c’est dans les livres saints. Il prône une Terre féconde.

— OK, OK, OK ! Mais la liberté, il en parle aussi !

— Bien sûr. La liberté n’est pas interdite, mais il ne faut pas confondre liberté et acte stérile. De la liberté aride, il n’en veut pas, y a qu’à voir comment il nous présente les déserts. La liberté est productive ou n’est pas, et c’est du devoir de chacun d’en multiplier les exemples qui vont bien.

— …

— Mais regarde autour de toi ! Regarde-les ces soi-disant libres, qui n’en foutent pas une, qui vivent hors des marchés en profitant des largesses provenant de compatissants bienfaiteurs, qu’est-ce qu’ils sont ? Des morts ! Des morts-vivants, des morts en train de pourrir et leur corps, et leur entourage ! Et tu crois qu’ils sont libres ? Mais libres de quoi, je te le demande ? De rester dans leur trou, de ne pouvoir se nourrir convenablement, de ne pas se faire soigner ? Regarde leurs dents ! Ils se gèlent en hiver, en crèvent, n’ont plus de famille, plus de toit, pas d’amis. Ah, elle est belle leur liberté de refuser d’exister ! Ce n’est pas une liberté, c’est une montagne de chaînes ! Et tu veux leur ressembler ?

— Non. Je crois quand même à une liberté, plus noble.

— Eh bien, si tu veux mon avis, une liberté plus noble, c’est une liberté productive. Tiens, pense à Bill Gates, Elon Musk… Eux sont libres. Libres d’aller vers les étoiles, libres d’inventer, de créer, d’ouvrir des chemins. Libres. Libres car productifs.

— Liberté égale productivité. Et l’inverse, productivité est liberté. Si je comprends bien, les temps sont durs pour les rêveurs…

— Les temps sont impitoyables pour les sacs à illusions.