Le Dernier Astronaute

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Thomas coupa la transmission avec la base terrienne. Épouvanté, il leva avec peine son corps frêle et scruta l’obscurité cosmique à travers le hublot du vaisseau. La Terre vivait ses derniers instants, et il connaissait la fin de l’histoire. La question n’était plus de sauver la planète. Elle était condamnée, ils le savaient tous. Les scientifiques avaient été pris de court. Ils avaient effectuer les calculs de nombreuses fois. Toujours le même résultat. Toujours le même frisson qui explorait le corps de Thomas. L’impact se produirait aujourd’hui, et la minuscule bille bleue s’évaporerait en une multitude de dépouilles célestes. L’astéroïde avait été découvert six mois plus tôt, et le manque d’énergie n’avait laissé qu’une infime chance à l’humanité. Impossible de la dévier avec des bombes nucléaires, ils avaient épuisé leurs réserves des siècles de ça. Le seul salut se trouvait à bord du Prospérité. Quelques centaines d’embryons, un vaisseau rafistolé, les derniers matériaux rares de la planète dans la soute, et un aller simple pour les ténèbres indicibles. L’ultime chance de survie de l’espèce reposait entre ses mains. Le dernier astronaute. Celui qui abandonnait ses proches au profit d’une mission qui les dépassait tous. Ce qui l’avait conduit à accepter la mission n’avait pourtant rien à voir avec les attentes démesurées des politiciens qui finançaient le projet. Thomas avait peur de la mort. La sienne. Plus encore que celle du reste de l’humanité.

Il se questionnait en considérant avec rancœur la planète qui devait les accueillir pour l’éternité. L’Homme avait consommé toutes les ressources au mépris de sa propre descendance. Qu’importe les dizaines de milliards de vies humaines qui avaient été sacrifiés par le calcul mesquin de quelques-uns. Il était bien trop tard pour changer cet état de fait. La technologie ne permettait pas le voyage dans le temps, et il leur aurait été impossible d’altérer le cours de l’Histoire même si des milliards d’individus le fantasmaient avec pudeur. La détresse énergétique qui s’imposait avait empêché à l’astéroïde d’être détecté plus tôt. C’était maintenant à eux d’en subir les conséquences. Eux qui enduraient déjà tant.

Leur mort sera instantanée, pensait-il, bien qu’il eût été incapable de le concevoir.

Dans quelques minutes, l’impact vaporiserait des nuées d’humains, et il ne savait pas combien de centaines de milliards d’autres créatures vivantes dotées de conscience. Ce qu’il comprenait, c’est que l’expédition qu’il menait n’avait rien de scientifique, mais qu’elle était l’ultime espérance d’une espèce se raccrochant à la moindre lumière, aussi puérile fût-elle. Le Prospérité comme religion finale. Mais il se questionnait. Quel était l’intérêt de préserver cette farce une fois la Terre réduite en poussière ? Personne ne serait là pour vérifier l’avancée de son périple. Il en avait l’intime conviction. Sa mission ne possédait pas plus de sens que de chance de réussite. Thomas serait bientôt le seul représentant du genre humain. Et sa fonction consistait à faire perdurer de façon artificielle ses semblables. Sur sa souffrance devait se construire un futur pour son espèce, mais il n’en serait rien.

Son voyage n’avait pourtant pas débuté avec cet état d’esprit. Il avait voulu croire dans le bien fondé de la mission, mais plus il gravitait autour des astres du système solaire, plus ses illusions cédaient. Sans la moindre façon de créer son propre carburant, et sans destination, le Prospérité se voyait condamné à une dérive éternelle à travers l’espace et le temps. Qu’importe le nombre d’embryons en sa possession, ils seraient tous contraints à l’effroyable enfer de l’univers.

Oui, il pouvait faire émerger quelques fœtus du néant, et après quelques années, il aurait des semblables avec lesquels effacer sa solitude. Et le processus d’une civilisation artificielle cantonnée au Prospérité se renouvellerait durant des décennies. Peut-être même des siècles. Mais qu’adviendrait-il d’eux et de leurs descendants le jour où la dernière vis, le dernier écrou, le dernier filtre à air ou le dernier rouleau d’imprimante organique seraient utilisés ? Comment pourrait-il vivre avec lui-même, et mourir au sein de son minuscule vaisseau perdu dans les confins de l’espace en ayant connaissance du spectre invincible qui les hanterait jusqu’au dernier ? Il ne souhaitait pas être le Dieu d’une civilisation devant se résoudre au cannibalisme pour s’alimenter. Telle était pourtant la direction que prendrait cette nouvelle humanité pour devoir survivre. Jamais le Prospérité n’accosterait, il n’était que leur tombeau.

Des larmes perlaient sur ses joues creuses alors qu’il scrutait, les yeux gorgés d’eau, l’astéroïde qui se découvrait à lui. Il le voyait désormais dans toute sa terrifiante splendeur. Depuis le hublot de son fragile vaisseau, l’astre semblait d’un diamètre comparable à la Lune. Il filait vers sa destination telle une balle de sniper. L’astéroïde rentrait dans l’atmosphère terrestre et Thomas ne détourna pas le regard. Les quelques secondes qui précédaient l’impact furent insuffisantes pour penser à tous ceux qu’il aimait. Confronté à une tragédie, il se rendait compte que le temps ne se suspendait pas. Les froides lois régissant l’univers méprisaient sa douleur.

Lorsque le contact avec la Terre eut lieu, il ressentait l’univers vibrer autour de lui. Une vague inaudible et invisible, mais que l’âme pouvait percevoir. Son monde avait été vaporisé. Tout ce que l’Homme avait un jour connu et expérimenté, réduit à l’état de poussières cosmiques se désintégrant sous le poids d’une créature maléfique. Son monde, vaporisé. Plus que des cailloux qui s’entre-déchiraient et se propulsaient mutuellement à grande vitesse. Leur voyage demeurerait sans vie, et sans fin. Comme le sien, pensa-t-il. Les débris de Terre se confondaient avec ceux de son meurtrier, ayant péri avec sa victime. C’était désormais au reste du système d’en subir les retombées. Impossible d’échapper à cette avalanche cosmique. Il serait pulvérisé dans les prochaines heures, et il ne pourrait pas la distancer. Thomas scrutait la Lune. Privée de sa grande sœur, elle brillait sans but.

Il posa sa paume ensanglantée sur l’épaisse vitre du Prospérité. Il ne se souvenait plus pourquoi il saignait. Peu lui importait. Sa mort serait inéluctable. La peur qui le tourmentait avait disparu en même temps que la planète bleue. Il caressait du doigt l’astre blanchâtre qui virait au carmin, en se remémorant son passé. Des milliards d’années plus tôt, la Lune s’était détachée de la Terre après un impact similaire et était devenue son satellite. Il n’avait pas à mourir dans le vide de l’espace. Il pouvait périr sur sa planète, lui aussi. Il serait à jamais un fragment d’humanité échoué sur un fragment de Terre. Il considérait cette mort acceptable, et détourna pour la première fois depuis bien longtemps ses yeux du hublot. Alors qu’ils se réhabituaient à la luminosité interne du vaisseau, il croisa du regard la porte qui menait dans le salon du Prospérité. Une étrange sensation lui parcourait le corps, telle une écharde dans le cerveau. L’affreux sentiment se dissipa lorsque des bruits firent leur apparition. Il s’agissait des premiers débris qui le rattrapaient. Par chance, ils n’avaient pas endommagé l’intégrité du vaisseau, mais il devait partir sous peine d’être privé de la mort qu’il désirait.

—Alexa.

Un bourdonnement se fit ressentir au sein du minuscule cockpit. L’ordinateur de bord sortait de sa veille.

— Lance « When Worlds Collide » et met le son au maximum.

— Lancement de « When Worlds Collide ». Bonne écoute, Astronaute.

Les parois du cockpit vibraient alors que le Prospérité s’élançait dans sa dernière course. Le gigantesque nuage de débris à sa poursuite, Thomas se concentrait sur la conduite du vaisseau. Il était enfoncé dans son siège, la vitesse lui demandait une grande concentration pour ne pas imploser dans le champ de débris en mouvement qui l’entourait. Le bruit sourd de l’impact des objets célestes résonnait au rythme de la musique qu’il avait dans ses oreilles. Il venait d’établir un contact visuel avec le sol lunaire. L’impact imminent ne l’effrayait pas, mais ses mains tremblaient, presque comme si elles voulaient se séparer de leur hôte. Il riposta en se cramponnant avec d’autant plus de force qu’il voyait le lumineux sol l’éblouir. Il repensa une dernière fois au monde qu’il avait perdu, la vie dont tant avaient été privés par les péchés du passé. Il était fier de ne pas reproduire cette boucle infernale avec les embryons qu’il avait à bord. Ils ne vivraient pas ni ne souffriraient. L’impact sur le sol du satellite terrestre pulvérisa le vaisseau ainsi que son équipage.

Le site du crash fut découvert plusieurs mois plus tard, lors d’une observation astronomique dans les montagnes de l’Utah. Une expédition fut dépêchée sur la Lune pour en apprendre plus sur les circonstances du drame. Les restes du Prospérité, un vaisseau de réparation ayant coupé tout contact avec la Terre peu après son lancement, furent retrouvés. La raison du crash demeura sans réponse pour les scientifiques en charge de l’expédition. Les derniers échanges avec le vaisseau ne montraient rien de significatif. Thomas Larkin, l’astronaute, n’avait pas répondu à la dernière tentative de communication avec la base terrienne, qui devait se tenir le jour supposé du crash. Cependant, une chose avait troublé l’équipe d’excavation envoyée sur la Lune. Dans les décombres du Prospérité, un message se trouvant dans le salon du vaisseau avait été retrouvé. Écrite avec le sang de l’astronaute, l’inscription disait ceci : « Il s’amuse avec mon cerveau. Premier Contact. Fuiyez. »

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