Papa de Gaulle
Le monde était devenu fou et la « drôle de guerre » en Europe monopolisait toutes les attentions pour pas grand chose. Il était évident que les hostilités n'iraient pas plus loin.
Quand ils auront des escarres au bonda à force de rester statiques, et des crampes au koko à force de rester sans femme, ils rentreront chez eux. Une fois, ça leur a suffi…
Tous les matins, Papy continuait à se rendre à la pêche. Les dimanches, il continuait à se rendre à Saint-Pierre. Et puis il y eut ce matin... C'était le 10 mai 1940. Papy s'en souvenait parce que ce jour, c'était aussi son anniversaire.
Au Café Zabitan, la radio crachait toujours des airs de biguine, mais l'humeur joviale des habitués avait décliné. Les jeunes gens étaient partis, ne restaient que les anciens, les femmes et les enfants... et Papy puisqu'il était « soutient de famille ».
― Alors, le narguait Samir le Syrien, tu crois toujours que le moustachu est un incapable ?
Il n'y avait pas matière à rire et Papy le savait. Il pensa à ses amis, là-bas, réquisitionnés pour cette "drôle de guerre". Une onde glacée le transperça. La mère patrie était piétinée par des bottes clouées, le coq gaulois s'était fait trucider par un aigle de fer, alors non, Papy ne riait pas. En capitulant, la mère patrie avait cédé la place aux lois raciales, le prouvait ce nouveau gouverneur dans son bel uniforme blanc tout passementé de dorures et de médailles, voué au vieux maréchal et qui rêvait de rétablir l'esclavage dans les îles à sucre. En tapinois dans le fond du cellier, Samir le Syrien, Papy, le patron du Café Zabitan et quelques habitués, écoutaient en sourdine la TSF devenue illégale.
― Écoutez ! Il nous appelle, il appelle les Français d'outre-mer. Les Français d'outre-mer, c'est nous ! Il a raison, la France n'est pas seule, elle a ses colonies ! Ah, ce cher Papa de Gaulle, comme je l'embrasserais !
Papy écoutait lui-aussi et ne disait rien. Il pensait...
Il pensait aux paroles d'espoir qu'il venait d'écouter. Il pensait à l'Histoire, à ses ancêtres marrons partis sur des pirogues en gommier, de nuit. Ils se retrouvaient à l'anse Couleuvre et traversaient les mers pour rejoindre Saint-Domingue en fusion. Il se dit qu'avec Lulubelle et son moteur neuf, il pourrait être à la Dominique avant la nuit. Mais il y avait sa famille. Il ne pouvait pas quitter sa famille.
Il acheva sa bouteille de Lorraine * et quitta le café.
* Bière locale
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